Sainkho NAMTCHYLAK – Cyberia
(Ponderosa)
Il y a un mystère Sainkho NAMTCHYLAK. Avec son crâne rasé et sa silhouette filiforme, elle n’est pas loin de faire l’effet d’une créature « x-filienne » ou d’un esprit ancestral échappé de la vision hallucinée d’un pèlerin mystique. Et il suffit d’entendre sa voix pour réaliser qu’on a affaire à une créature indubitablement possédée par des secrets provenant de cultures primitives détenant des pouvoirs incommensurables.
Il est vrai que sa culture originaire, celle de la République de Touva, nichée dans les étendues quasi-désertes de Sibérie méridionale, est célèbre pour sa pratique du chant diphonique, le « khöömei », capable de faire entendre simultanément un son fondamental bourdonnant et une mélodie harmonique grâce à une utilisation particulière des cavités buccales et nasales. Parce qu’il est fondé sur la résonance et l’amplification, ce « larynx polyphonique » semble ouvrir sur une autre dimension ; c’est pourquoi on l’appréhende volontiers comme une caractéristique des pratiques rituelles chamaniques.
Pour SAINKHO, cette technique vocale n’est que le fondement de sa singularité artistique, qu’elle a déployée bien au-delà du strict folklore touva. Son surnom de « Brigitte FONTAINE des steppes sibériennes » ne donne qu’une petite idée de toute la démesure dont elle est vocalement capable. En bonne héritière de ses ancêtres nomades, Sainkho NAMTCHYLAK a exploré divers formes d’expression musicale allant de la « world pop » à l’improvisation libre et débridée. Elle s’est ainsi fait connaître de plusieurs publics et est devenue une sorte d’icône internationale de l’incantation chamanique élevée au rang des beaux-arts. Paru en 2011, son album Cyberia s’impose comme une étape importante sur son parcours artistique.
Car contrairement à ce que le jeu de mots du titre de cet album pourrait laisser croire, Sainkho n’a pas ici investi un territoire électro-robotico-futuriste. C’est même tout le contraire puisque son environnement instrumental se limite à… sa seule et unique voix ! Cyberia se présente en effet comme une « suite pour voix a capella » qui se déploie sur deux CD ou sur quatre faces de disque vinyle (selon le support qu’on aura choisi). Ce faisant, il permet de découvrir l’ampleur des possibilités vocales de SAINKHO, partant du pôle traditionnel pour aboutir à un pôle avant-gardiste.
Le premier disque présente une série de douze chansons. Certaines proviennent de la tradition touva, d’autres sont des compositions de SAINKHO interprétées cette fois en anglais. SAINKHO y déploie déjà un déroutant spectre timbral, passant d’une intonation veloutée à une intonation courroucée, exprimant la douceur, la candeur enfantine comme la rudesse ou l’âcreté, passant du ton frêle, blessé, au ton rauque, bestial, avec un sens aigu du contraste.
Ces chants démontrent que l’art vocal de SAINKHO – de même que la tradition vocale de Touva – est loin de se limiter au seul khöömei. Et surtout, la virtuosité technique s’efface au profit de l’émotion à fleur de corde vocale. Il n’a été procédé à aucun montage, pas de « re-re » de couches vocales, pas d’écho ni d’effets divers pour l’enregistrement. La voix de SAINKHO se fait entendre dans sa nudité la plus franche et spontanée.
Si le premier album faisait la part belle aux Songs, le second, par une glissade verbale subreptice, expose le Suono (le « son » en italien). De chanson il n’est plus question, mais de voix il est fait assurément usage. Les mots et leur sens se sont évaporés, ils cèdent le terrain à une expression à la fois plus primitive et plus abstraite, à une « materia prima » faite d’onomatopées, d’hullulements, de hachures glottales et de tremblements laryngaux.
Sainkho NAMTCHYLAK commence avec un chant diphonique matinal de bon aloi, aux vibrations harmoniques sépulcrales, puis exhibe des squelettes mélodiques qu’elle détourne, déforme et module pour les métamorphoser en pures manifestations instinctives qui confinent au trouble émotionnel, ou bien en épiphanies incantatoires ou en hymnes théurgiques.
Du chantonnement au râle, du susurrement à la clameur, du babillage au grondement, du grognement sépulcral au cri primal, du froissement à la déchirure, SAINKHO use d’une grammaire vocale en connexion directe avec cette viscéralité émotionnelle, cette animalité intrinsèque à l’être humain que les usages civilisés nous ont forcés à refouler. Il ne s’agit pas de décrochage défoulatoire, mais bien d’une exploration d’autres états d’être, dans lesquels la personnalité se dissout pour mieux laisser se manifester d’autres créatures autrement vibratoires, à l’instar de ce qui se produit dans un rituel chamanique.
Ce n’est pas la première fois que Sainkho NAMTCHYLAK livre un enregistrement uniquement a capella. Son album Lost Rivers et le premier CD du triptyque Aura explorait déjà les capacités de la voix nue, mais Cyberia va plus loin (ce qui est commercialement suicidaire, mais cela importe peu) en déclinant cette forme d’expression sur un double album. Ce faisant, il déroule un fil allant de l’expression ancestrale à sa sublimation futuriste ; bien que, dans le second disque de Cyberia, toute amarre avec un quelconque espace-temps est royalement largué.
Ce qui s’exprime provient d’un lieu qui existe au sein même de l’être, et SAINKHO s’en fait le vecteur, sans filets et sans subterfuges. Expérience limite, Cyberia ? Toute initiation implique un bousculement des repères…
Stéphane Fougère
Label : https://ponderosa.it