SAMLA MAMMAS MANNA – Kaka
(Amigo Records / Krax / Gazul)
Découvrir en 1999 un nouvel album de SAMLA MAMMAS MANNA pourrait passer pour une anomalie temporelle si l’on était avisé que ce groupe suédois, très actif sur la scène musicale progressive scandinave durant les années 1970, s’était reformé au début des années 1990 et donnait plusieurs concerts dans sa Suède natale. Bien sûr, je vous vois venir ! Oui, le titre de l’album se prête aux railleries faciles et ne risque pas de faciliter sa distribution dans notre hexagone. Tout le monde n’est pas censé comprendre de prime abord que « Kaka » est un terme suédois dont la signification n’a rien à voir avec son homonyme français ! (Ça désigne une pâtisserie… pas nécessairement au chocolat !) Mais quand en plus on trouve dans ce Kaka une piste musicale intitulée OQ, on se demande s’ils ne l’ont quand même pas fait un peu exprès ! Et quand on sait que SAMLA MAMMAS MANNA – sous sa forme radicalisée ZAMLA MAMMAZ MANNA – s’est retrouvé à cheminer dans le mouvement Rock in Opposition aux côtés du groupe ÉTRON FOU LELOUBLAN, certains penseront qu’ils ont vraiment donné le bâton pour se faire battre ! Alors autant le dire tout de suite comme ça on sera débarrassé : non, Kaka, ce n’est pas de la merde !
On y retrouve même un SAMLA MAMMAS MANNA en pleine forme, résolument fidèle à l’esprit anarcho-festivo-expérimental de son âge d’or. (Certains risquent même de penser qu’avec l’âge, ils ne se sont pas arrangés !) Tous les musiciens d’origine, à savoir Coste APETREA (guitare, bouzouki, vîna indienne, chant), Hans BRUNIUSSON (batterie, percussions, marimba, chant), Lars HOLLMER (claviers, accordéon, mélodica, chant) et Larz KRANTZ (basse, chant) sont de la partie. Quant à la musique, elle n’a pas changé d’un iota et s’avère d’une redoutable résistance au temps qui passe. Et pour cause, les compositions qui ont trouvé place dans ce disque avaient déjà été écrites dans les années 1970, jouées sur scène, mais n’avaient curieusement jamais été gravées en studio.
C’est le cas de Lyckliga Titanic, et de la fameuse suite Ikarien de plus d’un quart d’heure, ici découpée en trois parties incluses à différents endroits du disque. Satori est pour sa part une variante sur Släde till Satori, inclus dans le premier disque éponyme de 1970), et le sinueux Frestelsens Cafe avait déjà été enregistré pour une obscure compilation suédoise de 1980, Ton Kraft 1972-74 – Levande Musik Från Sverige, mais elle méritait de figurer enfin sur un disque de SAMLA, voilà qui est fait ! Au moins la reformation du groupe aura-t-elle permis d’achever le travail d’enregistrement qui ne l’avait pas encore été !
Tous ces morceaux aux structures et rythmes complexes hérités de l’avant-garde progressive et du jazz-fusion sont aussi tordus que virulents et primesautiers, en plus d’être dopés aux amphétamines ; dans un esprit proche de ZAPPA, des RESIDENTS, d’ÉTRON FOU LELOUBLAN et des MUPPETS, grapillant au passage dans les folklores d’Europe et d’ailleurs et intégrant des bouts de tango, de rumba, de flamenco, de valse, de cha-cha-cha et d’autre danse orientalisante pour aboutir à un melting-pot aux relents de cirque musical aussi dense que déconcertant, aux détours aussi imprévisibles que jouissifs. Démarrant comme du heavy rock saignant et finissant en musique de cirque frénétique, Tredje Ikarien constitue un final ébouriffant.
Kaka alterne donc compositions turbulentes enregistrées dans l’antre de prédilection de Lars HOLLMER, la fameuse Chickenhouse à Uppsala, avec des improvisations live délirantes tirées de concerts donnés entre 1993 et 1998 en Suède et en Norvège. Présenté comme ça, on pourrait craindre d’avoir affaire à une compilation hétéroclite, mais le groupe a agencé son album de manière à reconstituer l’ambiance d’un concert « samlaesque », avec ce mélange de pièces écrites et de « happenings » live. Dans ces derniers, qui revêtent une nature tantôt « reptilienne », tantôt « végétale », tantôt « tra-la-la-lienne », on se délecte à retrouver également ces dérapages impromptus, ces faux démarrages, ces ratés volontaires, et ces voix suraigues de gnomes hystériques qui se chamaillent inlassablement, entraînant le public dans leurs gags vocaux foireux.
Les élucubrations verbales de SAMLA ne seront évidemment pas du goût de tout le monde, d’autant qu’elles sont proférées en suédois, qui n’est pas la langue la plus pratiquée dans le monde. Qu’à cela ne tienne, le groupe a trouvé un « speaker » anglais (John FISKE) à qui il a confié la (rude) tâche de commenter et de traduire en voix off superposée ses faits et ses propos lors de ses frasques scéniques ! Mais dès le début, le pauvre bonhomme a déjà du mal à prononcer le nom du groupe… Pour le reste, il tâche de faire de son mieux avec le plus grand sérieux possible, tout en se demandant sur quelle bande de Turlurons il est tombé ! L’idée du concept-album en mode « fake concert » est donc poussée à bout, en parfaite adéquation avec l’insolence ludique et la loufoquerie jubilatoire de SAMLA.
Enfin, pour parachever l’ensemble et s’assurer s’il en était encore besoin que l’on a affaire à un authentique disque de SAMLA, c’est Tage ÅSEN, auteur des pochettes des premiers albums du groupe, qui a réalisé également celle de Kaka, mêlant naïveté et fantastique.
Ajoutez à cela une maîtrise instrumentale accrue des musiciens et une production flambante neuve, acérée juste ce qu’il faut, et les amateurs se convaincront qu’ils tiennent avec Kaka l’un des meilleurs albums de SAMLA MAMMAS MANNA. Qui a dit qu’on devait s’assagir quand on vieillit ?
Stéphane Fougère
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°7 – octobre 2000,
et remaniée en 2019)