MAGMA – Zëss (Le Jour du Néant)
(Seventh Records)
« Le Maître arrive ! Le Maître est là ! » Ces mots de Reinfied, dans Nosferatu, siéent on ne peut mieux à la parution de cette ultime œuvre de MAGMA, puisque Zëss désigne précisément « le Maître ». Oui, ça y est, le Maître est arrivé. Et Dieu… pardon, Kreühn Körmahn – lui-même Maître de la Zeuhl – sait si on l’a attendu ! La publication d’un enregistrement studio de ce Zëss met fin à une incommensurable attente chez les séides de MAGMA, qui l’avait érigé en arlésienne. Zëss a en effet été écrit à la fin des années 1970. Sa première représentation publique a été donnée à Bourges en 1979 et est apparue dans le répertoire scénique du groupe à divers moments de son parcours, dans des versions différentes. Elle avait été révélée par des « extraits » dans trois enregistrements live audio et/ou vidéo officiels (Bobino 1981, Douarnenez 1992 et au Triton en 2005), mais jamais sous sa forme intégrale puisqu’elle était restée inachevée jusqu’à aujourd’hui. Ce disque a donc une dimension événementielle de premier ordre, d’autant qu’elle coïncide avec l’anniversaire des cinquante ans de MAGMA.
Car durant toutes ces années, Christian VANDER lui-même avait trouvé maintes raisons de reculer l’échéance de l’enregistrement de Zëss, ne s’estimant pas prêt, à moins que ce ne soient les autres… Et d’abord, il y avait de l’ordre (et de la discipline) à remettre dans la discographie de MAGMA. Priorité a donc été donnée à l’enregistrement d’autres anciennes pièces maîtresses dont on ne connaissait que des fragments (sans même savoir que c’était des fragments…), notamment celles de sa seconde trilogie, Ëmëhntëht-Rê. Et d’autres encore qui traînaient dans les tiroirs… Et puis tiens, si on relançait OFFERING ? Bonne idée ! Hélas peu populaire… Et le VANDER TRIO, si on en faisait un QUARTET ? Olé ! Et bon, si on réactivait le TRIO, en mode « tout est pardonné » ? Et puis ci… Et puis ça… Et Zëss, dans tout ça ? Il pouvait attendre. Car comme l’indique son sous-titre, Zëss traite du Jour du Néant.
Zëss… le mot siffle comme un serpent, acéré comme une lame de sabre, il cingle comme le vent sur le sable… On y pressent un acte radical et définitif. À plusieurs niveaux, il faut le lire comme un point final à ce qui est ou a été.
La pièce débute par un chant choral kobaien typique de l’univers magmaïen (mais au climat quand même très funèbre, et pour cause) puis se met en branle un ostinato rythmique de batterie et de piano, sur lequel Christian « Zëbëhn Straïn dë Geustaah » VANDER, en tribun habité, entame une longue déclamation poétique en langue française, dont la teneur eschatologique révèle à la fois une portée philosophique et une dimension rituelle, puisqu’y sont convoqués et nommés tous les maîtres de l’univers, enfin réunis « pour le dernier rendez-vous » (sic). Il y est question de « la fin des fins », du « chaos des apocalypses », de « la nuit des mondes »…. Rien que de très normal quand on s’appelle MAGMA !
Si la trilogie Theusz Hamtaahk faisait référence à l’Europe de l’Est, la trilogie Ëmëhntëht-Rê aux mythes égyptiens, c’est la période romaine qui est patente dans l’évocation d’un stade antique et dans la phrase récurrente « Aujourd’hui est le jour où nous allons mourir, et je te dis merci », qui renvoie à la formule récitée par les gladiateurs « Moriturit te Salutant », mais qui concerne ici les fameux « combattants de la Zeuhl ». Le texte est moins revanchard et haineux que celui qui introduisait Mekanik Destruktiw Kommandoh dans la version de la Retrospektiw, mais il s’inscrit dans une même veine épique, tendance « no future ». Le reste de la pièce va crescendo, avec ses chœurs, ses volutes d’harmonies vocales, ses hymnes spirituels des origines, sa rythmique inébranlable, ses contretemps, ses suspensions, ses césures et ses chorus grisants, cumulant les envolées et les apothéoses, jusqu’au dernier souffle final.
Par rapport aux versions live précédentes, cette version studio ajoute un épilogue – la partie VII, Dümgëhl Blaö (Glas ultime) – qui permet d’atterrir en douceur, de se recueillir, de reprendre son souffle. Christian VANDER y déclame une litanie ponctuée de « OM », la fameuse syllabe sanskrite représentant le son originel, à partir duquel l’Univers peut se construire, se structurer. Des chœurs viennent le soutenir, avec le renfort de quelques vents de l’orchestre. Puis vient le silence.
Bref. Après Zëss, ou avec Zëss, plus rien n’existe, plus rien n’a existé, plus rien n’existera, pas même un trou noir ! « Il n’y a plus rien », comme disait un éminent poète… Cut. Over. The End.
Alors, Christian VANDER a eu ce raisonnement imparable : au moment où il se déciderait à enregistrer Zëss, il se condamnerait à ne plus rien faire derrière ! Angoisse ! Or, Zëbehn a déjà révélé avoir composé entre temps de « nouvelles musiques », dont on ne connaît guère la couleur pour l’instant. Mais comment d’autres musiques peuvent-elles vivre après le Jour du Néant ? Anicroche métaphysique suprême ! Piège occulte stratosphérique ! Mais Stella VANDER a insisté, à la faveur d’une année sabbatique du groupe, qui avait fini par mettre un terme à son « Tour sans fin ». (!) Alors comme on n’en était plus à une contradiction près, pourquoi ne pas enregistrer Zëss entre deux tournées sans fin ?
Christian VANDER a fini lui aussi par trouver la porte de secours de son dilemme existentiel : et si Zëss n’était qu’un rêve ? Une projection ? Bingo ! « Convoquez mes légions ! Rallumez les micros, on y va ! Et silence dans les rangs ! Enfin non, justement, plus de silence ! Musique ! Le Maître arrive, le Maître est là. L’heure est venue de mettre fin au Jour du Néant. (!) » Après tout, n’est-ce point la vie qui les a menés là ? Dont AKT.
Graver une version studio de Zëss était un enjeu de taille pour MAGMA, et à vrai dire plutôt périlleux. Trois versions live l’avaient précédée, et c’est fatalement à ces versions que beaucoup d’auditeurs seront tentés de comparer cette version studio. La version du double CD + DVD Bobino 1981 est sans doute la plus échevelée musicalement parlant, compte tenu de l’orientation plus jazz-funk-soul-rock du groupe à cette époque, et à laquelle les costumes kitsch des musiciens sur scène confèrent un rendu science-fictionesque. Celle des VOIX DE MAGMA, gravée lors d’un concert à Douarnenez à l’été 1992 (cf. le premier volume de la collection AKT), est plus épurée et ramassée du fait de l’orientation plus acoustique de cette formation (voix, piano, claviers, contrebasse, et pas de batterie – ZaKrihlëëëjjjjj!!!), et en magnifie l’amplitude vocale. Enfin, celle qui fut filmée au Triton pour la série de concerts Mythes et Légendes en 2005, et qui figure dans le DVD Epok IV, est la plus enflammée, voire la plus radioactive. Cette version studio de Zëss, en 2019, pouvait-elle égaler, sinon surpasser ces versions antérieures ? C’était possible, à condition de ne pas chercher à les reproduire à l’identique.
Ainsi, l’équipe de MAGMA et son label Seventh Records ont décidé de mettre les petits plats dans les grands, et de voir Zëss en panoramique, en cinémascope, en technicolor, en relief, en 3D, ou je ne sais qu’est-ce… Il a donc été considéré que MAGMA, dans sa configuration actuelle, ne pouvait suffire à l’enregistrement de Zëss. Il fallait du renfort. Et tant qu’à faire, un renfort substantiel. Vu qu’il y a un sacré paquet de chants dans Zëss et qu’on a trois choristes (Stella VANDER, Isabelle FEUILLEBOIS, Hervé AKNIN), si on en ajoutait cinq autres ? Julie VANDER, Sandrine DESTEFANIS, Sylvie FISICHELLA, Laura GUARRATO, Marcus LINON, au rapport ! Enveloppez, c’est pesé. Un pianiste ! Il faut un pianiste sur lequel on ne tire pas ! Allez, le vieux copain Simon (GOUBERT) fera l’affaire ! Il n’était pas batteur, lui, à la base ? Oui, mais on n’a pas besoin de batteur dans MAGMA puisqu’il y en a déjà un ; donc, au piano !
Ah ! Une dernière chose : il faut trouver un batteur !
Hhhéééé ??!!?!
VANDER a eu un accident ? Bill BRUFORD l’a convaincu de partir prématurément à la retraite (surtout avant la réforme à points) ? On nous cache tout, on nous dit rien, etc. ? « Mëhzeh ühn Szkandâââhhhllll ! »
Du calme dans le sarcophage ! Zëss a une particularité qui la distingue des autres compositions de MAGMA. Christian VANDER y est déjà assez occupé à déclamer des incantations en français et en kobaïen sur le mode du « sprechgesang » puis en mode onomatopéique, il ne peut pas tout faire. Regardez bien de nouveau les captations de Zëss à Bobino et au Triton, il n’y joue pas un gramme de batterie ! C’était ainsi depuis le début, ça sera comme ça jusqu’à la fin des temps, point barre.
Or, comme on le sait, Zëss repose sur un ostinato rythmique immuable (tautologie volontaire), une régularité métronomique qui s’étale sur une bonne demi-heure. C’est le genre de défi que tout le monde ne peut pas relever. Sauf Morgan AGREN, bien connu dans le milieu des musiques progressives avant-gardistes d’obédience zappaesque avec notamment son groupe MATS/MORGAN. C’est lui qui a accepté la mission d’assurer cette scansion de train de nuit, ou plutôt de « Train bleu » (référence coltranienne incluse !) sans déraillement.
Mais ce n’est pas tout. On a connu Zëss avec des instruments à vent ; il fallait donc une section de vents. Certes. Mais il s’agirait aussi de ne pas répéter à l’identique ce qui a déjà été fait. Tiens donc, mais c’est l’anniversaire des cinquante ans de MAGMA en 2019 ! Et si on faisait carrément péter la poire en ajoutant un orchestre philharmonique ? Ben voyons ! On ne se refuse rien, c’est la fête au village kobaïen ! L’heureux gagnant est donc THE CITY OF PRAGUE PHILHARMONIC ORCHESTRA, dirigé par Adam KLEMENS. Prague, l’Europe de l’Est, BARTOK, M.D.K., tout ça… ça fleure bon le hasard objectif, ça, KöhKöh!
Et c’est au saxophoniste Rémi DUMOULIN, qui avait déjà joué avec MAGMA lors des Mythes et Légendes au Triton, qu’a échu la charge de réaliser l’orchestration, avec pour instruction d’y mélanger toutes ses connaissances, convoquer MESSIAEN et COLTRANE, Zëss est ouvert, tant que ça reste dans l’esprit…
Des choristes, un pianiste et un batteur supplémentaires, et un orchestre philharmonique pour arroser le tout : on ne pourra pas dire que cette version studio a cherché à singer celles qui existaient déjà. Sa dimension symphonique et son empreinte contemporaine révèlent de nouvelles couleurs d’une force et d’une beauté saisissantes. Mais le revers de la présence d’un orchestre, que certains stigmatiseront à loisir, c’est que le tempo a été significativement ralenti, effaçant de fait la sensation d’urgence et de violence qui se faisait sentir dans les précédentes versions.
Par voie de conséquence, les instruments électriques ne sont pas prépondérants dans le mixage. La basse de Philippe BUSSONNET est réduite à un ronronnement évasif mis en sourdine, et la guitare de Rudy BLAS a dû être captée depuis un placard des vestiaires de ce satané stade antique… Quand au vibraphone de Benoit ALZIARY, il a dû être confisqué à l’entrée dudit stade, et son propriétaire mis aux arrêts pour port d’instrument massif.
Plaisanteries mises à part, il faut se préparer au fait que ce n’est pas la formation habituelle de MAGMA – du moins celle qu’on était habitués à voir jouer en concert – qui est à l’œuvre sur cet enregistrement, et qu’on n’y retrouvera pas exactement le même son de groupe que sur les albums studio précédents. Le MAGMA qui joue sur Zëss est une formation hybride, qui plus est appuyée par tout un orchestre contemporain. Forcément, ça change la donne.
La priorité a donc été donnée aux instruments du CITY OF PRAGUE PHILHARMONIC ORCHESTRA, quasi-omniprésent d’un bout à l’autre de la pièce, s’intégrant sans difficulté dans le tissu musical, d’abord subrepticement – si ce n’est sournoisement – en effleurant, en soulignant ou en circulant à travers ou entre les lignes vocales, pour finir par s’imposer dans la seconde moitié de l’œuvre, s’octroyant les interventions principales sur la quatrième partie, Streüm Üdëts Wëheëm (Pont de l’au-delà), roulant sans encombre sur les imperturbables rails rythmiques du pianiste et du batteur.
Indéniablement, l’œuvre y gagne en amplitude épique, en inflexion dramaturgique, en déploiement ascensionnel, mais y perd en intensité rageuse et en clameur torturée. Le discours eschatologique de Da Zeuhl Wortz dëhm Wrëhntt (Les Forces de l’univers / Les Élements) et l’improvisation « scattée » en kobaien dans Diwöóhr Spraser (La Voix qui parle) sont moins fulgurants et possédés que sur les versions live, comme si Christian VANDER prenait plus de distance avec leur intention, se contentant d’une diction plus posée, plus solennelle. Et malgré tout, l’ensemble n’en distille pas moins un mystère poétique unique, provoquant des frissons de bon aloi.
L’ajout de tous ces timbres classiques et contemporains rend le climat de l’œuvre moins monochrome et en accentue les élans jubilatoires (car oui, il y en a !). Derrière le propos résolument noir et apocalyptique se dévoilent des brèches éclairant les phases de ce rituel mystico-cosmique de clairs-obscurs plus subtils. Cette célébration du retour au Rien, fatale et nécessaire, laisse entrevoir la perspective d’autre chose. À bien des égards, Zëss prend l’allure d’un oratorio syncrétique et mystique, testamentaire mais pas nécessairement funèbre. Le souffle qui s’en dégage joue autant de l’ombre que de la lumière.
Comme le dit une célèbre maxime magmaïenne : « À vie, à mort, et après… » Avec Zëss, tout est retourné au Tout, le silence s’est fait, et tout reste à (re)faire. Le Néant est un portail ouvert. Christian VANDER peut désormais partir sur de nouvelles pistes…
Stéphane Fougère
Site : www.magmamusic.org/fr/accueil/
Label : www.seventhrecords.com
PS 1 : Zëss est disponible en version CD-livre deluxe, avec un livret de quarante pages comprenant un texte de Bruno HEUZÉ, les paroles intégrales et des photos, ainsi qu’en version vinyle coloré or + un livret de quatre pages.
PS 2 : MAGMA reprendra la route des concerts dès février 2020 en France, avec en point culminant deux dates à Monte-Carlo les 15 et 16 mai 2020, avec la participation de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo. Zëss sera évidemment au répertoire.
La formation de MAGMA qui se produira lors de ces concerts sera différente de celle de 2019. En effet, le claviériste Jérôme MARTINEAU, le vibraphoniste Benoît ALZIARY et le bassiste Philippe BUSSONNET (présent dans le groupe depuis quelque 25 ans) ont été remerciés par la direction de MAGMA en novembre 2019. Ils seront désormais remplacés par Simon GOUBERT (piano), Thierry ELIEZ (claviers) et par Jimmy TOP (basse). Enfin, les trois choristes qui ont participé à l’enregistrement de Zëss, Sandrine DESTEFANIS, Sylvie FISICHELLA et Laura GUARRATO, ont également été intégrées à cette nouvelle formation.