Sheila CHANDRA – Moonsung : A Real World Retrospective

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Sheila CHANDRA – Moonsung : A Real World Retrospective
(Real World Records)

Sortir une compilation est chose courante pour un artiste ou pour un label. Mais cette Retrospective fait quand même exception, car c’est bien la première fois que le label créé par Peter GABRIEL publie une compilation consacrée à un seul artiste. S’agit-il d’un cadeau offert par la maison de disques à son public à l’occasion de son dixième anniversaire ? Certainement. Mais contre toute attente, l’artiste qui a été choisi pour être « rétrospectivé » n’est pas le multi-vendeur mondial Nusrat Fateh ALI KHAN, mais UNE artiste, la chanteuse anglaise d’origine (sud-)indienne Sheila CHANDRA. Cette dernière avait en effet réalisé trois albums pour Real World – Weaving My Ancestor’s Voices en 1992, The Zen Kiss en 1994 et ABoneCroneDrone en 1996 – et qui forment de surcroît une trilogie tant cohérente que somptueuse. Moonsung fait donc office d’introduction à ce singulier corpus créatif.

L’entreprise est louable, sachant que la démarche créatrice de la chanteuse est de celles qui méritent une attention toute particulière. Rappelons en effet que Sheila CHANDRA n’avait que seize ans quand le groupe qu’elle formait avec le musicien, compositeur et producteur Steve COE, MONSOON, a secoué le hit-parade anglais de l’année 1981 avec son single Ever so Lonely, qui a littéralement ouvert la voie, avec une décennie d’avance, à la tendance « Asian Vibe », d’autant que Sheila CHANDRA est apparue dans l’émission de référence Top of the Pops vêtue d’un sari indien et qu’elle était accompagnée, outre Steve COE, par un sitariste et un joueur de tabla, chose franchement pas courante dans un programme de variétés à l’époque.

La carrière de MONSOON a toutefois été éphémère puisque le groupe s’est dissous en 1984, ne laissant à la postérité qu’un seul album, Third Eye, et quelques singles. Sheila CHANDRA a ensuite enchaîné les albums solo (quatre en deux ans, de 1984 à 1985 : Out of my Own, Quiet !, The Struggle, Nada Brahma) sur le label Indipop fondé par Steve COE, puis, à vingt ans, a pris un congé sabbatique avant de sortir un cinquième plus tardif en 1989 (Roots and Wings).

C’est alors que la chanteuse et compositrice traverse une nouvelle période de mutation. Elle qui, jusqu’ici, avait toujours été accompagnée d’un groupe, décide de se produire seule devant un public afin de mettre en valeur les nuances les plus subtiles de sa voix et de découvrir la dynamique de la relation artiste/auditeur-spectateur.

Ainsi, au début des annnées 1990, Sheila CHANDRA s’investit dans une expérience extrême : composer uniquement pour une voix (la sienne) et un bourdon. De nombreuses traditions musicales sont là pour témoigner des liens, subtils et indéfectibles, qui existent entre ces deux éléments essentiels, le second cité servant souvent de support harmonique au premier, ou agissant en contraste. « C’est souvent dans l’évolution de cette relation, de ce contrepoint, de l’intervalle entre ces deux notes, que réside l’intérêt du morceau. De plus, le bourdon crée instantanément une atmosphère, sans pour autant apporter une coloration émotionnelle à la mélodie comme le feraient des accords. », explique Sheila CHANDRA. Le reste, à savoir le choix des ornementations vocales, n’est (serait-on tenté de dire) qu’une affaire de préférences culturelles, en rapport avec des rôles rituels, sociaux ou religieux.

On imagine l’étendue du champ qui s’offre alors à l’expérience, et c’est dans cette perspective que Sheila CHANDRA s’est définie artistiquement comme une citoyenne du monde plutôt que comme une chanteuse indienne émigrée en Angleterre. Ses chants drainent des résonances des cultures indiennes, islamiques, soufies, irlandaises, grégoriennes, et l’on ne peut qu’admirer sa maîtrise des techniques vocales (tons, ornements, vibrato…). Sheila CHANDRA a tenu a rappeler dans Moonsung ce qu’elle avait dit à l’époque de son premier album sur ce label : « La fusion ne consiste pas uniquement à réunir des instruments issus de différentes cultures ou à superposer des voix, elle peut surgir d’une même voix, d’un même esprit. » Dont acte.

Weaving my Ancestor’s Voices et The Zen Kiss ont de fait créé la rupture avec ce que Sheila CHANDRA avait réalisé auparavant, bazardant tout oripeau « pop » au profit d’une expression minimaliste explorant cette relation voix/bourdon à travers des chants interprétés soit « a capella », soit soulignés par un son diaphane qui offre à la chanteuse toute latitude de susciter l’émotion. L’expérience a été poursuivie à un autre niveau avec l’album AboneCroneDrone, dans lequel Sheila CHANDRA a cherché à mettre en valeur les germes de mélodie qui peuvent se cacher dans la structure du bourdon et à les rendre accessibles à une oreille pas forcément avertie.

De cette trilogie, Moonsung – A Real World Retrospective présente quelques fleurons, sans chercher l’exhaustivité. Culminant à 46 minutes, cette compilation reprend cinq morceaux de Weaving My Ancestor’s Voices (le medley Ever so Lonely/Eyes/Ocean, Dhyana and Dialogue, The Enchantment, Sacred Stones et Nana, mais sans sa cohabitante d’origine, The Dreaming), trois morceaux de The Zen Kiss (Waiting, Shehnai Song et Speaking in Tongues III) et deux d’ABoneCroneDrone (les parties I et III, dans des versions écourtées).

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De fait, cette rétrospective aurait pu être superflue pour les fins connaisseurs si elle ne contenait deux morceaux inédits, Lagan Love/Nada Brahma, et Blacksmith, enregistrés et mixés par la même équipe qui a conçu la trilogie avec Sheila CHANDRA, à savoir le compositeur et producteur Steve COE et l’ingénieur du son Stuart BRUCE. (NDLR : La nouvelle édition de Moonsung parue en 2008 dans la collection « Real World Gold », qui présente quelques disques du label en support digisleeve/vinyl replica, contient une pièce supplémentaire, un dispensable remix du medley Ever so Lonely/Eyes/Ocean créé par Stephen HAGUE et calibré pour les dance-floors.)

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À n’en pas douter, les trois disques que Sheila CHANDRA a réalisés pour Real World compte parmi les plus ambitieux et les plus exigeants que la maison de disques a intégré à son catalogue. « Je fais des albums dont je sais que l’on ne trouve pas l’équivalent dans le commerce », dit-elle fort lucidement. Au demeurant, c’est son indépendance farouche qui a évité à Sheila CHANDRA de faire des faux pas et qui l’a poussé à monter sa propre maison de production, Moonsung Productions. Sa quête tourne délibérément le dos aux modes, et c’est pourquoi il n’est jamais trop tard pour la découvrir. La fonction de la rétrospective Moonsung est justement de rameuter les retardataires qui auraient raté cette « trilogie Real World » et de permettre à celles et à ceux qui hésiteraient à s’y plonger entièrement d’en avoir un aperçu convaincant.

Il y a certes à première vue (et écoute) un gigantesque fossé artistique entre l’époque MONSOON, l’époque Indipop et celle représentée par Moonsung. Certains se désoleront peut-être que la chanteuse se soit autant éloignée des codes de la musique pop. Elle prétend cependant qu’elle n’a « jamais vraiment quitté la pop » ! Moonsung offre ainsi l’opportunité à l’auditeur un tant soi peu disposé de changer de point de vue sur la nature même de la pop et admettre que celle-ci peut avoir une veine plus exploratoire.

On reconnaît la probité et la passion d’un(e) artiste à sa capacité à développer les facultés d’écoute du public à travers ses œuvres. Sheila CHANDRA y a amplement contribué lors de ses années Real World, en même temps qu’elle a atteint un nouveau stade de son développement créatif, et assurément pas son dernier.

Stéphane Fougère

Site : https://www.sheilachandra.com/

Label : https://realworldrecords.com/artists/sheila-chandra/

Page : https://sheilachandra.bandcamp.com/album/moonsung-a-real-world-retrospective

(Chronique originale publiée
dans ETHNOTEMPOS n°5 – octobre 1999,
et dûment remaniée en 2024)

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