SKELETON CREW – Learn to Talk / The Country of Blinds

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SKELETON CREW – Learn to Talk / The Country of Blinds
(Fred Records / ReR Megacorp / Orkhêstra)

Un duo qui joue non pas comme un seul homme, mais plutôt comme un groupe entier, voilà en gros ce qu’était SKELETON CREW, un binôme dont les deux parties constituantes assuraient le rôle originellement dévolu à plusieurs. En 1982, Fred FRITH et Tom CORA, puisqu’il s’agit d’eux, ont tenu ce pari. N’y voyez point le fruit d’une quelconque fantaisie conceptuelle « en opposition », mais plutôt la résultante de circonstances imprévues. À l’origine, il était question de former un quartet, mais comme deux des membres engagés ont souffert chacun de défaillance pulmonaire, FRITH et CORA ont tout bonnement décidé de tout faire à deux et de se partager les instruments dévolus au quartet. Ainsi FRITH a-t-il pris la guitare, le violon, la basse à six cordes, le piano, les claviers et le chant, tandis que Tom CORA a tenu le violoncelle (bien sûr), la basse, l’accordéon, les claviers et le chant. Les deux hommes se sont aussi partagés les pédales d’effets, le kit de batterie, divers « bidules » trouvés ça et là et rafistolés, et ont travaillé sur des bandes, en bons précurseurs de l’échantillonnage.

C’est sous cette forme duelle que SKELETON CREW a commencé à donner des concerts, qui devaient en soi tenir presque du happening. Imaginez ce duo complètement affairé portant sur leurs seules épaules (ou plutôt entre leurs seules quatre mains) toute cette panoplie instrumentale en surcharge, obligés d’être partout à la fois, avec une concentration maximale, jouant une musique qui, bien sûr, n’avait rien de « kilométrique ».

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Learn to Talk, le premier album sorti en 1984, illustre cette approche « D.I.Y » et « brute de fonte » qu’une énorme complicité musicale entre FRITH et CORA transforme autant en tour de force qu’en manifeste esthétique. Alternant « protest song » aiguisée au format rock-new wave, parfois drôle (Learn to Talk, It’s Fine), parfois inquiétante (Factory Song), pièce tortueuse et segmentée bricolée sur le pouce (Not My Shoes, Que Viva/Onward and Upwards), folklorisme déviant (Zach’s Flag, Los Colitos/Life at the Top) et manipulations dadaïsantes (Victoryville, ou la reprise iconoclaste de la marche patriotique de John Philip SOUSA, The Washington Post), SKELETON CREW affiche une autre façon de faire du « rock en opposition » qui ne s’embarrasse d’aucun complexe.

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Il faut entendre comment le duo aligne les virages difficilement contrôlables, les ruptures haletantes, les improvisations turbopulsées, les « trafics » de bandes ; c’est un véritable marché aux sons phagocyté par un propos engagé qu’illustrent des textes souvent sarcastiques, amers ou ricanants souvent hurlés à la cantonade, et des voix « off » coupées-collées, tirées de programmes radio ou télévisuels (la voix de Ronald Reagan, alors président des États-Unis, dans We’re Still Free).

Pour The Country of Blinds, son second opus paru en 1986, le duo s’est transformé en trio en intégrant la harpiste/accordéoniste/claviériste/etc. Zeena PARKINS (également révélée à la même époque dans NEWS FROM BABEL). À trois, on peut davantage répartir les rôles et les instruments. Le renfort de Zeena PARKINS n’a toutefois pas allégé la charge instrumentale de CORA et de FRITH, toujours aussi affairés apparemment, mais a permis d’enrichir encore la palette sonore, de peaufiner les arrangements, de développer plus avant les parties vocales, et de rendre caduque l’usage de bandes.

Sinon, les morceaux sont toujours aussi foutraques et imprévisibles, si ce n’est plus, et nous larguent joyeusement dans leurs détours, virages et croisements de genres perpétuels, comme poussés par une hargne schizophrénique revendicative. The Border peut passer pour un archétype du genre, déjà rendu célèbre pour son inclusion dans la B.O. du film consacré à Fred FRITH, Step across the Border, ainsi que dans la compilation RecRec Step to another World Music.

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On remarquera aussi une adaptation de Man or Monkey, morceau co-écrit avec Chris CUTLER qui avait donné son nom au premier album de CASSIBER.

La production, assurée par Tim HODGKINSON (on n’est jamais mieux servi que par la famille…), s’est faite aussi moins rugueuse. Plus cirée et nuancée, elle rapproche le son de SKELETON CREW de ses « cousins » européens tel AKSAK MABOUL ou THE WORK. D’une certaine manière, la démarche du groupe peut de fait paraître plus convenue (si tant est qu’une telle musique puisse être définie comme « convenable »), et ce n’est pas par hasard ni accident si SKELETON CREW a achevé sa course après ce disque.

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Ces deux albums avaient fait l’objet d’une réédition en un seul CD chez RecRec en 1990, omettant Los Colitos/Life at the Top sur Learn to Talk, et Money Crack sur The Country of Blinds. La réédition de Fred Records prenant la forme d’un double CD, il a été possible de réintégrer les deux morceaux enchaînés manquants de Learn to Talk, mais curieusement Money Crack – qui n’était pourtant qu’un très court instrumental ne dépassant pas la minute – n’a pas été réintroduit dans The Country of Blinds.

En revanche, chaque album a été complété par des bonus live : quatre sur le premier album et six sur le second. Tous ces morceaux ne figurent sur aucun des deux disques studio de SKELETON CREW, mais certains sont connus pour avoir parus sur diverses compilations. Six morceaux live avaient notamment été inclus dans la compilation Passed Normal Vol. 1, et l’on en retrouve ici qu’un seul : la reprise du morceau de MASSACRE Killing Time, également incluse dans la compilation Passed Normal Vol. 4 (oui, le même morceau a été inclus dans deux volumes d’une même série de compilations, allez comprendre…). L’inédit studio Safety in Numbers, originellement paru sur la compilation A Classic Guide to No Man’s Land, a également été inclus parmi les bonus de Country of Blinds.

Les autres suppléments sont donc tous inédits sur disque, mais proviennent probablement de ces mythiques cassettes live de SKELETON CREW publiées quasiment sous le manteau en 1982, 1984 et 1985. L’une d’elles contenait notamment l’un de ces concerts pour lesquels FRITH et CORA étaient exceptionnellement accompagnés par le saxophoniste de THE MUFFINS, Dave NEWHOUSE. Dans cette réédition, un morceau bonus témoigne de cette première aventure en trio, Hook.

Bien sûr, on est toujours ravis d’avoir des bonus tracks dans les rééditions CD, surtout quand elles viennent compléter le répertoire d’un groupe, mais compte tenu de l’existence d’un matériel live plus volumineux de SKELETON CREW, peut-être aurait-il fallu regrouper tous ces bonus live dans un autre double CD qui reprendrait l’intégralité de ces fameuses cassettes ainsi que ces prises live éparpillées sur ces compilations LP ou cassettes devenues d’authentiques collectors (Passed Normal, Bad Alchemy Magazine, Front Rock 1, Festival MIMI 86, River of no Return, Island of Sanity, Planeta…). Ce n’est que partie remise, remarquez…

Stéphane Fougère

Page label : www.rermegacorp.com

Distributeur : www.orkhestra.fr

(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°23 – mars 2008)

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One comment

  1. Thanks to share. Greetings from Mexico City. Je pense que j’ai beaucoup appris de Fred Frith, maintenant j’ai mes composition que j’aimerais parteger avec vous.

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