Steve ROACH : Rétrospective – Deuxième Époque, 2001 – 2010
Jadis, Héry avait rédigé pour RYTHMES CROISÉS / TRAVERSES une remarquable rétrospective de l’œuvre de Steve ROACH entre 1982 et 2000. J’aurais bien aimé disposer d’un tel guide, dans mon exploration hasardeuse des vortex électro-acoustiques de ce monsieur, le long d’étroits boyaux, la plupart du temps sans lumière et sans casque. Comme je n’avais jamais lu une chronique aussi claire et complète, concernant un compositeur prolifique et protéiforme, je fus subjugué, et après avoir reçu une lettre de menaces à peine voilées du rédacteur en chef, je proposai spontanément mes services pour poursuivre la saga des albums du pape du tribal ambient, genre qu’il a largement contribué à inventer, si l’on omet certaines tribus de Nouvelle-Papouasie qui jouaient le même genre de choses depuis la nuit des temps mais « unplugged » et longtemps avant l’invention du magnétophone.
Entre 2001 et 2010, sa production est pléthorique : 5 albums par an en moyenne, dont des doubles, des triples et des quadruples… De plus, Steve aborde trop de styles différents au gré de son inspiration pour qu’on puisse les énumérer ici, même en segmentant les sous-genres de la musique électronique « planante » qu’il explore. Il s’est bien affranchi de l’École de Berlin. Mais que reste-il de cette foisonnante décennie, une fois que les flonflons du dark ambient se sont tus, que les lampions se sont éteints, et que la fête est finie ?
Je suis parti de la discographie telle qu’on la trouve sur le site de l’auteur, sans omettre les compilations ni les rééditions, augmentées ou diminuées, de façon que l’auditeur éclairé puisse s’y retrouver aussi bien que celui qui vit en basse lumière. J’avoue n’avoir pas trouvé grand-chose à mon goût, mais ça m’a au moins permis de ranger mes disques… notes (de 0 à 5 étoiles) à l’appui.
Pure Flow (2001, Timeroom Editions) *
Florilège de morceaux déjà parus sur divers albums, agrémentée de deux inédits. Ici, on privilégie les flux, et leur pureté; d’où le titre. En fait de flux, les ambiances y sont ténues. C’est un camaïeu d’éclosions lentes, indistinctes et ouatées, nimbées de réverbérations délicates et lointaines, dans la gamme de fréquences élevées du spectre audible. Paysages atmosphériques de haute altitude, pauvres en oxygène. C’est à l’auditeur d’amener le sien, sans doute. Minimal et tranquille.
Mais un peu répétitif.
Mais tranquille.
Streams and Currents (2001, Projekt) *
Encore des flux. Steve creuse souvent le même micro-sillon sur plusieurs disques d’affilée, jusqu’à voir le fond de son inspiration. Le disque a été « créé pour une lecture continue à faible volume. C’est merveilleux dans ce mode », dit la réclame. Aah, c’est pas pour écouter, alors. C’est un CD à entendre à l’insu de son plein gré. C’est moderne !
Le propre de cette musique ambiante n’est-il pas de pouvoir se faire oublier, de se faire entendre quand on ne l’écoute plus, comme si elle n’était pas là, comme si elle n’avait jamais existé ? De se donner quand on n’en attend plus rien ?
De plus, beaucoup de disques de Steve ROACH de la décennie 2000 ressemblent à des phénomènes météo, à évolution lente. Dès lors, la critique est inappropriée : à partir de quel point de vue pourrais-je jauger et apprécier tel nuage plutôt qu’un autre ? De quel droit préfèrerais-je l’orage au beau temps ? Ou au brouillard maussade ? On baigne quand même jusqu’aux genoux de la tête dans une sorte de purée sonore peu ragoûtante et vaguement lumineuse, un brouillard pas franchement menaçant, mais inhospitalier à des créatures humanoïdes.
Core (2001, Timeroom Editions) * * * *
À l’époque, Steve se trouve au carrefour des genres déjà abordés, dont un bon paquet qu’il a lui-même engendrés : futurisme élégant, tribal ambient, ethno-dépressif, transe de séquenceur classique et électronica fluette.
Il décide alors de tous les embrasser simultanément, en mixant les éléments organiques, électroniques, rythmiques et atmosphériques de ses mondes sonores dans le même poëlon. Des copeaux d’autres disques sont ici fondus, raffinés, transmutés, restructurés, et ce parcours santé à travers les différents plans astraux de Steve est plaisant et varié, sans pour autant se résumer à une bande démo de sa palette d’artiste, toutes ses facettes sont exprimées et coulissent habilement les unes dans les autres, sans s’attarder plus que de raison. Une très bonne surprise.
Blood Machine (2001, GreenHouseMusic) (En collaboration avec Vir UNIS) *
Malgré la pochette qui laisse à la fois craindre et espérer la bande-son d’un documentaire un peu ollé-ollé sur la vie sexuelle des plantes carnivores, on est vite saturé/submergé de beats cliniques/géométriques… album séquencé/saccadé ad lib/itum, plus synthétique qu’organique, même si ça grésille dans les sous-couches. C’est pas que ça manque de lumière, mais c’est un peu trop propre par terre, ça tient plus de la culture de brins d’ADN en laboratoire que de la jungle grouillante poussant sur l’humus fécond des disques antérieurs en décomposition. Car comme Véolia, Steve sait faire du déchet une ressource, et revisite parfois ses anciens disques pour en pousser le bouchon un peu plus loin.
Impulse ou Mindheart Infusion seraient presque pas mal dans le genre tribal ramolli, mais l’alchimie sent le plastique neuf. C’est fâcheux, et ennuyeux. Peu inspiré.
Early Man (2001, Projekt) : Réédition augmentée (2 CD) : Early Man Decomposed * * *
À peine paru l’an passé, et déjà réédité en version augmentée d’un second cédé « l’homme primitif décomposé » auquel les mêmes qualités s’appliquent qu’au premier : spectral, organique, liquide, voire boueux par endroits (pensez à prendre vos bottes avant de vous aventurer dans ses obscurs méandres), et même caverneux, avec peintures rupestres. Tel un Rahan des âges cyber-farouches, Steve voulait créer un son d’apparence ancienne, et usé par le temps. « C’est vraiment devenu comme une fouille archéologique, alors que je passais au tamis différents mondes sonores pour découvrir le noyau de l’homme primitif. »
Dans Late Dawn, deux espaces sonores (la jungle et la grotte) se superposent pour en créer un troisième, inédit et accueillant, à condition de ne pas abuser des sandwichs au pangolin que d’affables Aborigènes vendent à la boutique-souvenir à côté de l’entrée du parc.
On peut somnoler et oniriser tout son saoul sur cet album atmosphérique, sans craindre de se réveiller en sursaut et l’échine couverte d’une mauvaise sueur parce qu’on s’est brusquement retrouvé confronté au porc de l’angoisse dans un souterrain maudit, comme ça arrive fréquemment avec d’autres disques ROACHeux, et aussi dans le final du Don’t Look Back de Nicolas ROEG.
Time of the Earth (2001, Projekt) :
C’est la bande son du DVD éponyme qui sortira ensuite sous forme d’album audio.
=> voir Day Out of Time (2002)
Structures From Silence (2001, Projekt)
Réédition de l’album éponyme de 1984, sans bonus ni adjuvant de synthèse. Se référer à l’article de référence.
All Is Now (2002, Timeroom Editions) (2 CD) * *
Des fragments anonymisés des précédents albums (Core, Streams & Currents, Early Man et Innerzone) sont capturés vivants, retravaillés en concert, ramenés à la maison, malmenés au remixeur à légumes, noyés d’overdubs, puis renvoyés chez leur mère la queue entre les oreilles. Les notes de l’album précisent que cette approche d’autogreffe et d’allers-retours permanents entre le studio et la performance live s’est révélée plus payante que celle consistant à rester-en-tournée-jusqu’à-tomber, ivre d’ayahuesca light et de bière sans alcool entre deux groupies macrobio à grosses…lunettes.
Le concert à Portland, sur le premier CD, nous précipite dans des catacombes chantantes, qui débouchent inopinément sur un vaisseau spatial en partance pour le Big Nowhere, sa destination favorite. En chemin, on transite par des endroits soniquement inconfortables, mais on ne s’éternise pas. Brian ENOrme nous en préserve !
San Francisco et Oakland offrent des paysages variés, cauteleux, lysergiques et nauséeux à souhait. Le second disque offre un festival de glissandos de guitares spatiales affligées de tonnes d’écho, avec apparitions et disparitions de sections rythmiques spectrales. Les amateurs de train fantôme sont à la fête. Si c’était un peu plus articulé, on jurerait entendre Jon HASSELL. Mais ça ne l’est pas. Et pour un live, il y a beaucoup de temps morts.
Darkest Before Dawn (2002, Timeroom Editions) °
Une boucle atmosphérique d’environ 1’30’’ restitue à s’y méprendre le moment où la noirceur de la nuit nocturne s’assombrit encore quand elle comprend que l’aurore va la faire pâlir. Malheureusement, cette tentative de traduction sonore du moment tant redouté des condamnés à mort mais aussi à vie est éhontément bouclée et rebouclée pendant 74’ pour abreuver nos microsillons. L’auditeur lambda passe de l’émerveillement à la déconvenue en moins de temps qu’il n’en faut pour mettre à jour la supercherie. Nonobstant la plaisance de la séquence répétée à l’infini.
Raconte comment tu as râlé auprès des opérateurs de télémarketing qui assurent le SAV et le contrôle qualité 24/24 chez Steve sans faire usage d’insultes à caractère discriminant (6,99€ la minute)
Day Out of Time (2002, Timeroom Editions) * * *
Que peut-on dire de la bande-son d’un film sans en avoir vu les images ? Ben en fait, c’est pas très grave : les créations sonores de ROACH sont une invitation constante à fermer les yeux et se créer des films phosphéniques de cinéma gratuit, paupières closes. Certains fans hardcore y parviennent même les yeux ouverts. L’illustration de la pochette nous propose un rendez-vous avec nous-mêmes au milieu d’une plaine sableuse parsemée d’artefacts géologiques énigmatiques sous un ciel plombé, et induit la notion d’espaces désolés, ayant pris leur forme bien avant le début du disque, et qui persisteront longtemps après que l’auditeur sera retombé en poussière. À l’écoute il y a aussi une note de sérénité aquatique, comme un requiem pour crapauds. Pas de notes, pas de mélodies, cette année il n’en a pas plu, mais des états sonores semi-gazeux apparaissent, puis disparaissent. Méditons sur l’impermanence. Tranquillité des cratères martiens, sous lesquels des océans gelés patientent. « N’est point mort celui qui éternellement dort » pouvait-on lire dans le Necronomicon, vers qui s’applique souvent au fan de Steve ROACH, tant il règne en ce lieu une atonie, un manque de vitalité, de vigueur qu’on peut vivre comme un lieu de repos ou de convalescence, loin des foules déchainées, parce que pas encore vaccinées.
Encore un disque publicitaire déguisé vantant les avantages d’être constitué de roches métamorphiques (granit, gneiss) : une sagesse minérale s’en exhale, parce qu’à part méditer, la seule activité pratiquée par les cailloux du coin, c’est l’érosion sous l’effet du vent et de la pluie. Il règne ici un mystère qui manque parfois cruellement ailleurs.
Final très apaisé.
Trance Spirits (2002, Projekt) (avec Jeffrey FAYMAN + Robert FRIPP et Momodou KAH) *
La tribu s’agrandit, donc la grotte aussi, mais malgré la présence de Robert FRIPP aux Guitar Soundscapes et de Jeffrey FAYMAN et de Momodou KAH aux percussions, l’impression d’ensemble reste froide. Glaciale, même, la faute aux nappes aux tonalités mineures et vaguement menaçantes, comme si nos guerriers sous tension allaient se lancer dans un nettoyage ethnique de la tribu d’à-côté, sans jamais mettre leur menace à exécution. Ils font du surplace, on entend bien le bruit du moteur mais jamais y’en a un qui aurait l’idée d’enclencher la première vitesse. Sur plusieurs morceaux (Trance Spirits et les suivants) j’entends un peu des échos de Jon HASSELL, période Dream Theory in Malaya, et c’est toujours ça de pris, mais ça ne nous rend pas le Steve techno-tribal ambient qu’on a connu dans les années 1990.
Ces gars-là, y viennent d’inventer l’ambiance oppressante et neurotoxique, au lieu d’inventer la roue. Bien sûr ils sont ravis de leur trouvaille, on les sent éprouver la joie de taper sur le même clou, mais le tribal ambient synthétique, ça reste aussi plaisant qu’un piano mécanique sous de tristes tropiques.
InnerZone (2002, Projekt) (avec Vidna OBMANA) *
Émergence du concept expérimental du « tranquillement dérangeant ». Les disques cosignés avec Vidna OBMANA durant cette période ne sont pas de tout repos. Le nom des coupables : un fujara, sorte de flûte traditionnelle slovaque systématiquement désaccordée dès lors qu’on joue en mi dièze, et une guitare électrique trafiquée de chez trafiquée, chromatiquement altérée par une multitude de processeurs d’effets électroniques. C’est parfois beau comme un défilé de chenilles processionnaires un peu ivres, et inquiétant comme une cérémonie de solstice qui partirait de travers, comme dans Midsommar. On cultive ici la limbe, la stase. Une œuvre contemplative qui séduira ceux qui se sont laissés enfermer à la cave et qui ne détestent pas méditer à califourchon sur le tas de charbon. Ou errer dans les catacombes de leur esprit en espérant trouver la sortie par la respiration consciente.
Clapotis amplifiés, dissonances antiques, jusqu’au malaise vagal. Où peuvent-elles être, ces clés de la cave ? C’est diablerie, messires.
Life Sequence (2003, Timeroom Editions) * *
Clinquant et frétillant comme le saumon remontant la longueur d’onde. Séquenceurs rutilants mitraillant les tympans de cascades harmoniques arc-en-ciel, chatoyant sur des tapis d’ondes positives, on est ici chez un disciple propret de Klaus SCHULZE (que Steve ne se cache pas d’appeler « Papa SCHULZE » à longueur d’interview) qui présente le visage grassouillet et replet d’un avatar d’Eckardt TOLLE pour un show pyrotechnique cristallin et maitrisé, mais un peu asexué. Deux ou trois moments d’architecture gracieuse, mais il faut vraiment les chercher.
Mystic Chords & Sacred Spaces (4 CDs !!) (2003, Projekt) *
Avec un titre comme ça, il faut quand même s’armer de foi pour arpenter ces immensités arythmiques et atonales, dépeuplées du moindre autochtone, et s’aventurer sur chacun des 4 CD qui composent le voyage organisé vers des espaces délimités comme « sacrés », « labyrinthe », « futur récent », et « morceau d’infini », même sans se soumettre aux diktats des marchands de tapis du marketing, particulièrement en verve pour pérorer et postillonner sur ce quadruple album (« the creme de la creme of Steve’s Work », mais ils disent ça souvent).
CD 1 : dans la veine atmosphérique, c’est un opus imposant du sculpteur paysagiste d’espaces sonores, devis gratuit, travail soigné. Ne cherchons pas trop à le scruter des oreilles comme on dévisagerait un paysage visuel, mais laissons-le infuser à bas volume, en triant nos vieux relevés de chèques postaux, en triant nos lentilles de contact en vue d’une bonne salade, en épluchant nos cactus pour mitonner une omelette au peyotl, suspendons notre jugement pour un temps et respectons notre part du pari que Steve prend avec l’auditeur sur sa capacité à entrer dans le majestueux mais minimal royaume des mondes électro-acoustiques non rythmiques.
Nous voici en vue des contreforts liquides du travail « immersif » qui s’étalera (s’écoulera, même) sur le reste de la décennie.
C’est souvent froid comme un VANGELIS sous barbituriques, mais si on ne s’immerge que là-dedans pendant quelques temps, on finira par la trouver bonne. C’est physiologiquement prouvé.
Le spectre d’effets secondaires s’étend du sédatif léger à l’anesthésie totale, c’est pourquoi les barbituriques sont de nos jours beaucoup moins prescrits en raison de leurs effets indésirables, du risque d’abus, et de l’arrivée sur le marché de molécules à l’action comparable mais aux effets secondaires réduits et à la toxicité limitée (entre autres les benzodiazépines). Ici on est moins neurotoxique que juste chiant. Ah, tiens, le jugement est revenu par la porte de derrière, après avoir fait le tour par le jardin.
CD 2 : sous une voûte immense, un accord cristallin se déploie en réverbérations inhumaines, qui ont commencé d’éclore bien des éons avant le début du morceau et persisteront longtemps après sa fin, émanant comme autant d’acouphènes divins tombés d’un céleste empire sur nos crédules esgourdes, ponctué de crissements d’oiseaux et d’insectes. Quiétude qui n’évolue que très lentement. Dans trois jours, l’organiste risquera peut-être un do# à la tierce majeure sur la partie haute du clavier, qui mettra plusieurs CDs à s’épanouir pleinement, mais je n’en mettrais pas mes ailes de chérubin à couper. Dans ce qui est peut-être un voyage rêvé vers un Groënland imaginaire, car très pauvre en Esquimaux, toute chaleur n’est pas exclue, mais ça met très longtemps à fondre. Les Esquimaux aussi.
CD 3 : l’équivalent sonore d’une de ces lampes à lave psychédélique des années 1960 qui contenaient un liquide transparent dans lequel évoluaient des boules colorées de cire fondue, montant et descendant selon la chaleur dégagée par l’ampoule placée dans le socle. On perd vite pied dans cet océan de sons retournés à l’état liquide, indifférenciés, et en plus on risque d’attraper des amibes.
CD 4 : il faut encore entrer dans la Piece of Infinity sorte de caverne lumineuse pas vraiment mortifère, mais si languide que la somnolence est garantie et l’accident certain si écouté sur autoroute. On est à nouveau dans les limbes, qui désignent soit un état intermédiaire et flou, soit le séjour des âmes des justes avant la Rédemption, ou des enfants morts sans baptême. Comme je ne sais plus trop où je suis, au bout de 4 CD, mais que je me rappelle que je ne suis pas baptisé, je vais rester poli. Des fois que.
Même pour un professionnel du désert comme Théodore MONOD/stéréo, 4 CD d’aridité aquatique, c’est trop ténu pour être écouté, mais quand le mental lâche prise et qu’on l’entend enfin, ça peut troubler. Ou pas.
Texture Maps: The Lost Pieces Vol. 3 (2003, Timeroom Editions) °
Attention, vieux inédits de la fin des années 1980 en voie de recyclage. Au début du disque, on sent bien que Steve apprend à jouer du synthé, en mettant plein de réverb pour masquer son angoisse quand il ne sait pas finir ses phrases musicales, et aussi pour masquer les pains; un tic déplaisant qu’il conservera longtemps. Puis la dissonance harmonique s’installe et souffle ses brises désaccordées sur ses prairies ondulantes, au bord du malaise. Et quelle morne plaine !
Le disque idéal pour faire fuir vos amis en fin de soirée. (Télédrama)
Space and Time (2003, Projekt)
Compilation d’extraits de ses œuvres précédentes, à offrir à ceux de vos amis avec lesquels vous n’êtes pas encore fâchés (un indice : ce sont ceux qui n’ont pas fui la veille en fin de soirée)
Fever Dreams (2004, Projekt) *
Un bassiste déboule en intro du premier morceau de ces rêves fiévreux, Episode 1 (les 2 et 3 sont dès déjà dans les tuyaux). Un bassiste ? Un de ces mecs qui jouent des NOTES ??? il vient ajouter une petite touche « dub des cavernes » pas désagréable. Ca démarre intriguant, mais ça ne va nulle part. Les mêmes improvisations atonales à la guitare atmosphérique que d’habitude, fingers in the noise et cloud over the grotto, avec une basse répétitive et des tambours de guerre lasse pour faire passer la pilule, qui conserve pourtant la saveur des gouffres amers. Il faudrait que quelqu’un ose dire à Steve que les pédales d’effet qui scalpent les attaques d’accords plaqués à la guitare en n’en laissant sourdre que l’écho, existent depuis fort longtemps, et n’ont rien de chamanamanique.
Le disque tente de s’auto-plébisciter comme une prémisse à la fièvre érotique, est-ce que je bandonéon ? Pas beaucoup. Et mou. Mais n’oublions pas qu’il y en a qui aiment.
Et puis, écouter tout Steve, c’est un sale boulot, mais il faut bien que quelqu’un le fasse.
Holding the Space: Fever Dreams II (2004, Timeroom Editions) * * * *
Les gars du marketing ont écrit des bibliothèques entières sur les vertus thérapeutiques des disques de Steve ROACH. Le problème des musiques qui s’auto-proclament « soignantes » c’est qu’on ne peut plus tellement les jauger sur le plan musical, il faudrait pratiquer dessus les exercices spirituels prescrits par votre chaman, de façon régulière, et voir si on en sort en meilleure forme. En se situant sur le terrain du soin, Steve pense peut-être jouir de l’immunité diplomatique et musicale. Un hypnagogue affirme dans les notes de pochette toujours très fournies que grâce à Fever Dreams II, et à la Respiration Holotropique, cette méthode d’exploration intérieure basée sur un travail de respiration combiné à des séquences musicales, il aurait retrouvé dans les tréfonds de l’inconscient collectif la trace du passage de son arrière grand-mère, disparue en 1858 et dont il n’avait plus de nouvelles depuis.
Je rigole, mais le disque s’ouvre sur une plage qui évoque certes le pire du tribal-ambient ramolli, « Le Guérisseur Blessé » ; mais il est suivi du « Puits d’Énergie », sur lequel plane le fantôme d’autant plus inouï qu’il n’est même pas mort de Jon HASSELL et sa trompette polytimbrale, ce qui veut dire « plusieurs sons différents en même temps » (à ne pas confondre avec polyphonique, plusieurs notes en même temps, c’est merveilleux, j’apprends des trucs en me faisant suer…)
Une voix féminine vient faire des vocalises, un didgeridoo caverneux lui répond en chorus, ils nous font glisser dans les clichés du new age mais c’est agréable.
Sans conteste le meilleur de la série Fever Dreams, du tribal-ambient inspiré et varié.
Spirit Dome (2004) (avec Vidna OBMANA) *
Encore une surprise-partie funéraire avec Vidna OBMANA. En un sombre sanctuaire que nul rayon solaire n’a jamais caressé, le pouls d’une bête monstrueuse bat dans les oppressantes ténèbres, tandis que des pipeaux sculptés dans des fémurs humains entonnent d’antiques mélopées sans que l’on puisse entr’apercevoir à aucun moment les musiciens, qui de toute façon n’ont plus de visages depuis longtemps. Funestes mélopées, qu’on aimerait n’avoir jamais ouïes ! Comme dans InnerZone, qui réunit les mêmes malfaisants, le fujara, cette flûte slovaque maudite, et une guitare électrique trafiquée de chez monsieur Bricolage, chromatiquement avariée et infirme, génèrent un environnement sonore malsain, spirituellement débilitant, soi-disant en réaction à l’environnement urbain pathologique dans lequel Steve et Vidna étaient coincés pendant les répétitions de « Innerzone », autre grand disque malade. Ça n’excuse pas tout. Jamais entendu un « live » aussi funèbre ! Il ravira votre arrière-petite nièce depuis qu’elle a viré gothique (c’est de son âge).
Attention : en cas d’infection par la Covid-19, l’écoute de Spirit Dome est un facteur important de comorbidité. Montrez la pochette à votre médecin traitant, il comprendra.
Subtilement nuisible.
Mantram (2004) (avec Byron METCALF & Mark SEELIG) * * *
De l’aveu de ses géniteurs dans les notes de pochette, l’album a pour ambition de ralentir le cours du temps pour permettre au processus réflexif naturel d’émerger. Steve déploie ses nappes à grande longueur d’onde, que Byron et SEELIG, complices réguliers, viennent émailler de flûtiaux et de percussions pour ce qui se veut un éternel mandala sonore, sans début ni fin. D’où l’impression de faire parfois du surplace, de piétiner dans l’antichambre du Nirvana, en foulant aux pieds une bouillie premier (new) âge, il y a un côté mélasse, sirupeux, lénifiant qu’on n’entend pas si souvent que ça, finalement, chez ROACH. À part ça, c’est rythmé, serein, harmonieux. Presque « mainstream ».
Places Beyond: The Lost Pieces 4 (2004, Timeroom Editions) * * *
Collection disparate d’inédits de plusieurs périodes créatives. Une brocante à ciel ouvert, faite d’un peu d’espaces déserts, de pianos spatiaux, d’ethno-ambient, à la limite du chill-out (terme décrivant plusieurs genres de musiques électroniques caractérisées par leur mélodie reposante et leur tempo modéré — « chill » est un mot argotique qui signifie « reposant » ; par métonymie, il désigne un style de musique planante que Steve n’aurait pas renié, bien que sa notion de musique « reposante » repose sur des conceptions pas tout à fait humaines.
Pour parvenir à détendre un caillou il faut se situer à l’échelle du temps géologique, où l’on compte en en centaines de milliers d’années c’est pourquoi les disques de Steve sont très longs.
Dans la veine atmosphérique harmonieuse, cette collection d’inédits est plaisante.
Somewhere Else (2005, Projekt) (avec Vidna OBMANA)
Le premier tiers du triple album Ascension of Shadows de 1999, soit le CD Somewhere Else, ressort séparément, pour achever de perdre les fans. Déjà chroniqué par votre droguiste habituel : www.rythmes-croises.org/steve-roach-retrospective-1982-2000/
New Life Dreaming (2005, Timeroom Editions) * * * *
On peut parler de veine orchestrale ? Chouette alors. Perfect Dream, qui ouvre l’album, s’enfle progressivement d’une note unique, dotée d’une enveloppe harmonique kolossale, qui emplit tout l’espace de l’auditorium. C’est très simple, très pur, très beau. On se laisse scanner par l’onde sans choc, qui nous submerge du fond de l’infini. Inspiré d’idées empruntées sur Structures From Silence, Quiet Music et Dreamtime Return puis réimplantées en auto-greffes, ce disque est méditatif, apaisé et serein, ample et non usurpé.
Possible Planet (2005) * * * *
Organique et grouillant ; né du désir de créer un type d’environnement sonore décrivant l’émergence d’une forme de vie jusqu’alors inconnue hors de la soupe primordiale sur une planète lointaine. « Au cours d’une renaissance analogique, j’ai créé un synthétiseur modulaire, en m’imposant des règles : pas de MIDI, pas de clavier, pas d’ordinateur pour composer ou éditer les sons que j’en tirais. Il s’agissait de tourner les boutons, de le sentir du bout des doigts et d’amener le courant dans la direction souhaitée. Possible Planet a été enregistré lors de trois sessions live. Chaque session commençait après plusieurs jours de création et d’apprentissage des nuances d’un patch « vivant » que j’avais créé, à partir duquel les formes sonores étaient tirées. »
Le courant passe. Et c‘est vrai que par moments, on jurerait voir un entendre un podcast sur des insectes extra-terrestres. Même si Gestation et Cell Memory sont exigeants, comme on dit quand c’est chiant mais qu’on n’ose pas, là c’est juste l’équivalent sonique d’une séance dans un caisson d’isolation sensorielle, à écouter les flux biologiques qui nous constituent et nous traversent, tout en vibrations basses fréquence; bien sûr c’est biologiquement discutable, des gens très bien n’ont pas de branchies pour traverser cette renaissance analogique, mais c’est spectaculaire et inattendu.
The Dreamtime Box (2005, Timeroom Editions)
Reconditionnés sous blister en peau de chamane sibérien, revoici trois albums récents : Dreamtime Return (1988) + New Life Dreaming (2005) et Possible Planet (2005), et après, au lit.
Kairos (2006, Timeroom Editions) *
Des bourdons accordés en la mineur résonnent dans des souterrains si profondément enterrés que l’isolement des combles n’était certainement pas à 1 €. D’inquiétants rôts, de ceux que l’on obtient en ralentissant un son numérique jusqu’à ce qu’il soit quasiment à l’arrêt, montent de la fosse aux Entités. À moins que ce soit Motard des Grottes qui passe dans le champ auditif avec des pneus neige.
Grâce à la magie d’internet, qui n’oublie jamais rien sauf quand on le lui demande expressément, les clips vidéo pour lesquels ces musiques furent composées sont là :
https://steveROACH.com/Features/Kairos/
Ce déchainement de C.A.O. (chamanisme assisté par ordinateur) démontre que les animations graphiques en fausse 3D de métastases, de vieilles radiographies de poumons et de couchers de soleils sur ta mère morte vieillissent assez mal. Quelques sorciers désœuvrés viennent taper le carton sur des peaux synthétiques, mais rien de notable ne s’ensuit au niveau groove. Ou alors l’altimètre est cassé.
Tout cela me semble un peu périmé, dans le Landerneau du caillou qui grince et du clapotis verdâtre. Vrombissements et grognements digitaux. Stridulences d’abysses. La routine, quoi. Certains fragments d’intemporel supportent mieux l’épreuve du temps que d’autres. Laborieux.
Immersion: One (2006, Projekt) °
Steve met pour la première fois la tête sous l’eau à la pistoche, déguisée pour l’occasion en océan primordial.
– Et ?
– Ben, glouglou.
– Et à part ça ?
– Ben, glouglou, quoi ! on perçoit vaguement des harmoniques au fond du bassin, près de la pompe de filtration, mais avec les bouchons d’oreilles, c’est quand même pas top. Dans les disques d’ambient comme On Land de Brian ENO, il y a quelque chose d’à la fois naturel et aléatoire dans l’arrangement des sons. Ici, tout est artificiel, lissé, les ondulations sont géométriques, ça sent le chlore et la javel.
Glouglou.
Immersion: Two (2006, Projekt) °
Des nappes se succèdent par vagues, et ces vagues viennent mourir au bord des oreilles, en exhalant des soupirs dissonants et anxiogènes. Musique de fond déconseillée, même à bas volume, dans la salle d’attente d’un oncologue.
Terraform (2006, Projekt) °
Collaboration très décevante avec Loren NERELL, dont les créations sonores sont pourtant moins mortifères d’habitudes, sauf à être un fan de paysages sonores statiques, plus sableux que ROACHeux, où du début à la fin il ne se passe rien. Mais alors, rien de rien. Je me répète, mais eux aussi.
Dans les romans de science-fiction correctement documentés, la terraformation d’une planète de taille moyenne comme Mars prend au minimum quelques siècles. Peut-être faut-il essayer d’accélérer Terraform 10 000 fois dans un logiciel audio spécialisé avant de pouvoir y déceler la présence des crickets, de l’eau, le cri des lichens ou l’écho des savanes, d’un signe qui attesterait de la présence de la vie, éléments qui sont vantés dans la brochure promotionnelle et que je ne retrouve pas dans cette longue plage ambiente à côté de laquelle le On Land de Brian ENO passerait presque pour le séminal Overkill du regretté MOTORHEAD.
Un court moment, au début de Texture Wall, on perçoit des bruits caillouteux, on se dit qu’il va se passer quelque chose, mais non, c’est Steve qui s’était endormi dans la cabine du bulldozer et dont le faux mouvement en entrant dans le sommeil a accidentellement actionné le bras de la pelle mécanique.
Proof Positive (2006, Timeroom Editions) * *
Les séquenceurs crachent leurs rafales de double-croches, mais des courants de vif-argent pulsent en même temps sous la surface brillante des arpèges mitraillés. Un mariage équilibré des pulsions schulziennes et du ROACH atmosphérique. Enfin, pour ceux qui aiment ça, parce que perso, je trouve ça un peu saoulant, et moins planant que stakhanoviste, à part le dernier titre, éponyme de l’album, antidote efficace à la gravité terrestre.
Storm Surge / Live at NEARfest (2006, NEARfest Records) °
Steve enchaine à fond des extraits de disques récents comme un monstrueux pot-pourri (les morceaux font 4 minutes à peine ! des morceaux de Steve ROACH de 4 minutes ! non mais allo, quoi !) c’est pas un disque live, c’est une bande démo de 45 minutes qui ne lui rend pas honneur. Mieux eut encore valu un Steve ROACH « Unplugged », avec un didgeridoo et un piano en bois.
Immersion III (2007, Projekt) (3 CDs ! le salopiau !) *
Moins angoissant que ses prédécesseurs. Richement texturé. Méditations tonales pour de profondes immersions dans l’espace de vie, nouveaux prétextes aquatiques à explorer l’état hypnagogique entre veille et sommeil, dit le prospectus. Faut voir. Si vous n’avez jamais mis la tête dans un bidet, c’est peut-être le moment de tenter l’expérience. Ou pas. Lumineux ou lugubre ? un peu des deux, mais vous n’osez pas vous l’avouer, au prix que ça coûte, un triple CD, même dédicacé par l’auteur comme il le faisait à une époque. Interminable, en tout cas. Pas aussi pénible que le supplice de la baignoire, mais quand même, il me semble que même le fan le plus endurci de Steve prend cher.
Sur Sleep Chamber, la dynamique du son est curieusement étouffée, comme un disque pirate enregistré sous la pluie à travers un sac de couchage.
Still : le son est raréfié, et l’air rationné, dans cette pièce achromatique, idéale pour garder la chambre funéraire.
Je mets une étoile pour la patience de l’auditeur qui s’aventurera dans cette flaque. N’oubliez pas d’acheter le flacon de crème à récurer pour ravoir le bidet après.
Fever Dreams III (2007, Timeroom Editions) °
Attiré par l’idée d’ « Electro Erotic », à priori aussi incongrue pour Steve que de voir un jour Robert FRIPP danser le Lac des cygnes en tutu avec Toyah WILCOX dans son jardin, je me laisse prendre par la main par une basse un rien groovy (…) au bout de deux heures, j’aimerais commencer à aimer ça et mouiller mes draps avec autre chose que de la sueur de fils à pénible, mais ça flottouille, ça trainaille, ça piétine et ça glougloute, c’est fiévreux dans le sens grippé, mais mais en même temps c’est curieusement aseptisé, et la température ne s’élève guère au dessus de 37°4 le soir.
Tout commence pourtant par un riff de basse groovy, un chorus de guitare molle passé à l’envers devant huissier, comme si les notes venaient du futur, mais les rêves fiévreux promis se diluent maladivement dans une ambiance oppressante. Le genre de disque que les détracteurs de Steve ROACH adorent détester : entre malaise et neurasthénie, on lâche le thermomètre pour les antibiotiques, en attendant que ça passe. On sait que la durée syndicale minimum dans ce type de voyage immobile « paysage sonore non remboursé par la Sécu » est de 74 minutes, alors on patiente. On se traine tout au long du cylindre dans des limbes terreuses, du début à la fin. Melted Mantra, sur le second CD, voit débarquer un avatar de Byron METCALF zombie, qui s’en vient à notre rencontre spectrale en tapotant quelque tambour funéraire d’une main alourdie par un deuil récent, pour un show tribal-ambient dépressif éprouvant, répétitif et lourdingue.
Cet épisode pince-sans-rire d’un lugubre achevé servira à merveille de fond sonore à votre déclamation de poèmes de HOUELLEBECQ au funérarium où vous accompagnez un de vos ancêtres parti trop vite, bien qu’à la réflexion, il errait dans le désert depuis trop longtemps, mais à côté de Fever Dreams III, l’Enfer ça n’est qu’un feu de camp.
Arc of Passion (2007, Projekt) * * * *
Le Secret de l’Arc de la Passion ? je vous le révèle : l’album passe pour un album studio, mais a été enregistré dans des conditions « live » devant 80 personnes réelles IRL (In Real Life) dans la RRR (la Réalité Réelle Ratée) soit en petit comité, comme la majeure partie de ses prestations scéniques, bien qu’on n’entende jamais s’élever autre chose qu’un silence explosif, attentif et quasi-religieux de la part des premiers rangs, sans applaudissements ni toussottements gênés dans les passages chiants. L’album est magnifique : trois pièces de sérénité envoûtée, cristalline, bienfaisante, loin des cavernes ectoplasmiques hantées naguère avec Vidna OBMANA.
Steve devrait enregistrer tous ses disques en public. Y’en aurait presque que des bons. Moment of Grace, c’est ambitieux comme titre, mais le contenu est à la hauteur. Heureusement qu’aucun morceau n’est titré « Humility », car dès qu’on s’en vante, elle s’évanouit.
Les séquenceurs s’invitent doucement dans la suite Arc of Passion, mais sans envahir la Pologne comme ils le font parfois chez Steve, ça plane pour eux, et pour une fois ça n’est pas la grosse Bertha. Un didgeridoo qui louche sur le multivers crache un vortex non-létal et illumine de l’intérieur Views Beyond, le final spectaculaire et serein.
The Memory Pool / Revealing the Secret (2008, steveroach.com)
Pack promotionnel de 2 albums : The Memory Pool + Revealing the Secret, soit les deux tiers restants du triple album Ascension of Shadows de 1999 dont le premier tiers provisionnel avait été partiellement réédité sous le titre Somewhere Else (2005), et c’est à en perdre le peu de latin space-ambient qu’il nous restait. Habemus papam tribalum ambientem.
Déjà chroniqué par votre droguiste habituel : www.rythmes-croises.org/steve-roach-retrospective-1982-2000/
A Deeper Silence (2008) °
Décidément, la nature a horreur du vide, sauf dans les disques de Steve ROACH. Qui nous gratifie d’une nouvelle boucle stratosphérique d’une minute trente avec la réverbération réglée sur « 2 jours », boucle ensuite autogreffée ad nauseam, comme sur Darkest before dawn. « Cet espace sonore sert comme une sorte de portail vers des états de conscience subtile, et est également parfait pour le soutien d’un sommeil plus profond. » dit la pochette. En plus, vous pouvez caler une armoire avec. C’est quand même pratique.
« Ce disque, véritable pavé en mousse lancé sur la mare gelée de l’insomnie, n’a pas fini d’y ricocher muettement, et fera grand bruit chez les sourds. » (Jaune Ouarsène, Télédrama)
Empetus (2008, Projekt) °
Ressortie de 1986 + 1 CD inédit
Séquenceur irrespirable séquences d’arpèges en continu variations infimes ça fait du bien quand ça s’arrête et d’ailleurs veuillez excuser mon écriture saccadée.
Naïveté et improvisation (substitués plus tard par rouerie et programmation de claviers à base d’ingrédient secret)
Nada Terma (2008, Projekt) (avec Byron METCALF, Mark SEELIG) * *
Pour moi, en espingouin écorché, mâtiné de latin de cuisine, « Nada Terma » signifie « aller au bout du rien, au terme du néant ». Alors que les gars du marketing traduisent ça par « découvrir des trésors spirituels à travers le monde du son », et que pour eux Nada Terma fusionne les frontières de la musique ambiante, de la musique du monde et des styles sacrés-méditatifs, où les tonalités indiennes se mêlent aux percussions de transe de type soufi immergées dans des atmosphères, des dérives et des bourdonnements, induisant un état de conscience détendue et concentrée.
La pièce de 73 minutes tissée en continu est séquencée en sept segments discrets, parfaits pour le yoga, la contemplation et le travail corporel. J’ajouterai la sieste lucide, une nouvelle discipline émergente au bout de tant de disques se réclamant de la transe en danse pour rester relativement immobile pendant tout l’album. Même équipe et mêmes principes que Mantram, METCALF et ses percus, SEELIG et sa diphtonie réelle ou simulée, sa flûte bansuri… Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on dirait un peu une caricature de new age mainstream, il y a bien des clichés dans le mille-feuilles de couches d’instruments superposés (drone, flute, tam tam…) et un certain entêtement à entonner la lambada mono-tonique, au risque de la lassitude : comme pour Mantram, l’intime conviction que quelque chose ne démarre pas, qu’on erre dans les prémisses, au lieu de parvenir enfin au terme du Rien. Ce qui nous permettrait ensuite de passer à autre chose. En principe.
Il y a là l’essence même des mauvaises raisons pour lesquelles on écoute Steve ROACH : comme un support audio pour voyage intérieur qui se substituerait aux tutoriels mp3 de méditation de pleine conscience lus par Christophe ANDRÉ et chiants comme la pluie. Sans doute une musique qu’il ne faut pas essayer d’écouter ou même d’entendre, mais de ressentir à la lisière de la conscience, mollement alangui dans un canapé ROACH et Bobois pendant que les enfants sont au ski grâce à votre gendre espagnol qui a pu leur avoir des forfaits en Andorre.
Landmass (2008, Timeroom Editions) * *
Tableau garanti peint à la main. L’artiste parcourt le Grand Canyon à bord d’un 4×4 prodigieusement à l’arrêt : les variations paysagères sont imperceptibles au grand angle. En contrepartie, chaque brin d’herbe, chaque rocher est minutieusement décrit. Magnifiquement lassant par moments. Mais comme c’est un live enregistré dans les locaux d’une radio amie, il y a quand même de la nénergie qui circule, et ça en principe c’est bon. En tout cas un peu meilleur que les superproductions minimalistes précédentes.
Stream of Thought (2008, Projekt) (avec Erik WØLLO) °
Steve vit en Arizona, pays très chaud.
Erik WØLLO vit en Nørvège, pays très frøid.
De leur association nait une musique violemment tiède.
Spirit Dome – Live Archive (2009, Projekt)
Rediffusion de l’album de 2004, de sinistre mémoire, jumelé avec son dark compagnon de 2000. Ils ont fait beaucoup de mal, mais qui serions-nous pour leur refuser le pardon ? Qu’ils reposent en paix.
Dynamic Stillness (2009, Projekt) (2 CD) * * * *
Le double album le plus intéressant, ou le moins décevant dans la veine spatiale et atmosphérique de ces années-là. Des nappes, certes, glissent les unes sur les autres, on a déjà entendu ça, mais dès l’ouverture de Birth Of Still Places, elles sont texturées, finement nervurées, leurs longueurs d’ondes sont comme des vagues qui avanceraient loin sur le rivage de la perception, et elles ne se retirent pas, d’autres viennent les recouvrir, les plaques tectoniques glissent harmonieusement sans faire de grands bruits qui font peur, et la magie opère enfin. Un certain nombre de concepts sonores ébauchés dans de précédents disques trouvent ici un épanouissement à leur mesure.
L’idée d’Immobilité dynamique®, qui fait ricaner le ROACHien sur tant de galettes frelatées, est révélée dans son immanente plénitude auto-satisfaisante pendant les 40 minutes du premier morceau.
L’acédie, cette affection spirituelle qui se manifeste par l’ennui, le dégoût de la prière et le découragement, et qui atteint principalement les moines et les fans transis de Steve ROACH, disparait soudain.
Pas de traitre et angoissant vortex (tourbillon creux créé par un écoulement de fluide) nécessitant de se crisper sur les accoudoirs du fauteuil de peur de basculer dans la crevasse soudain apparue dans le plancher du salon. Tout n’est que calme et volupté.
Le reste du double CD est vaste et ample, quoi que moins chaleureusement habité. Éclats de soleil reflétés sur un lac d’altitude, caressé par la brise. Ondes gravitationnelles ascendantes. Sérénité scintillante du plateau ROACHeux peu inquiété par l’érosion tant qu’il fait sec et que le vent ne se lève pas.
Immersion IV (2009, Timeroom Editions) *
Je flotte. Certes. Mais le minimalisme des moyens mis en œuvre m’évoque plus la blancheur clinique et chlorée d’une piscine de laboratoire plutôt que l’abyssal océan. Plus neuroleptique qu’hypnagogique, destiné à ceux qui « croivent » que les disques de ROACH peuvent leur « faire » quelque chose d’agréable à l’insu de leur plein gré s’ils les passent en boucle et à bas volume toute la sainte journée, illusion engendrée par les gars du marketing, puis auto-entretenue par les auditeurs, grâce à l’abondante documentation qui encadre les sorties.
Je ne vais pas ricaner, j’ai fait partie du cœur de cible. Si ce disque me « fait » quelque chose ? Oui, il est tellement ouaté et cellulosique qu’il me « fait » penser à racheter du papier toilette. Que voulez-vous, dans hypnagogue, y’a gogue.
Afterlight (2009, Timeroom Editions) * *
Joute d’harmoniums désaccordés dans la cathédrale désertée (et pour cause). Derrière les vitraux, on devine de gros nuages qui zèbrent l’azur et assombrissent la nef et les visages émaciés des derniers fidèles qui s’y sont réfugiés, et qui rêvent encore de retrouver « leur » Steve, qui semble ici perdu pour toujours dans ses rêveries atmosphériques, même si ça ne dure que 74 minutes et que personne ne m’a obligé à l’acheter, moi qui rêve de voir le bedeau jaillir de derrière la sacristie avec son air de ne pas y toucher, et de m’asséner sa désopilante devinette sans doute empruntée au prêtre dans la saison 2 de Fleabag « qu’est-ce qu’un trou ? » avant de me murmurer d’un air égrillard, et sans attendre ma réponse « Un trou, c’est une absence, entouré de présence ». Puis il s’enfuirait en ricanant de sa trouvaille, sans savoir qu’il a ainsi évoqué un certain nombre d’œuvres de Steve, sans parler du Magnificent Void.
Mais ça n’arrivera pas : il s’est pendu en écoutant Afterlight dans l’espoir qu’il s’y passe « quelque chose » alors que la proposition sonore de l’album consiste à nous inciter à rentrer dans le temps géologique, et d’abandonner sur le bord du chemin, comme une guenille, cette obsession de passer sa vie à essayer de se trouver présent (et présent à quoi?) à chaque instant.
Bien joué : je suis perdu du début à la fin de ce voyage immobile, et sans doute intemporel.
Destination Beyond (2009) *
Essayez donc de passer plus d’une heure sur le même accord de Cm7sus4 en contenant les hordes de séquenceurs chevelus et de yakuzas acouphéniques au-delà de l’horizon des collines, tel qu’il apparait délimité par la ligne bleue des Vosges de l’Arizona prises en photo sur la pochette. Vous verrez si c’est si facile que ça de pondre de la musique new age au kilomètre. Même en injectant d’infinies variations tapissières aux motifs du carrelage mural, vous aurez du mal à ne pas vous lasser, au bout d’un moment. Steve, lui, il peut. No « souçaille ». C’est un mauvais procès que de lui reprocher sa mono-tonie, qu’on ne fait pas aux ragas de l’Inde du Sud. Ça frise donc la discrimination.
J’ai cru tout du long qu’on allait arriver quelque part, qu’un basculement allait survenir, qu’une destination allait surgir, même lentement. Mais non, le paysage est intégralement embrassé dès le début, et jusqu’à la fin, le départ et l’arrivée se confondent, l’alpha et le mégalo, comme dans le court métrage L’Appel de la nature réalisé par Piotr TENMIN qui non seulement commence au milieu et finit au milieu mais aussi qui reste au milieu pendant tout le long du film. La critique a accusé le film d’être « une simple photo », mais cela n’enlève rien au génie de ce réalisateur.
Pour revenir à Destination Beyond, caricature de musique planante à la ramasse ou incroyable voyage qui ne peut prendre fin du fait de n’avoir pas commencé, la rédaction de Télérama est partagée mais tranche dans le vif, parce que ça va bien, maintenant.
Live At Grace Cathedral (2010, Timeroom Editions) * * * *
La Grace Cathedral est une église épiscopalienne de San Francisco, qui accueille toutes les confessions et traditions musicales issues de la diversité du terreau fécond de la spiritualité locale, du moment qu’on n’égorge pas le bedeau backstage et qu’on n’exécute pas les spectateurs sur les prie-dieu des premiers rangs pendant le concert, parce qu’on n’est pas chez les Frenchies.
Sans doute inspiré par le lieu, Steve livre une performance quasi-stratosphérique, et se montre aérien sans affectation, ce qui peut se dire d’un pilote de ligne au chômage technique, ou comme ici d’une honnête performance de « musique planante », car il faut bien finir par appeler un chat un chat.
Les nappes se succèdent et se fondent les unes dans les autres sans se chevaucher (on est dans une église, quand même) dans une ambiance apaisée où l’on tutoierait les anges si on les connaissait par leurs petits noms – rien d’anxiogène ici, et puis chez ROACH les anges sont laïcs, et souvent asexués, ou appartiennent à une tradition innomée, comme on l’a souvent reproché à la musique new age, tout comme à l’autre bout du spectre audiophile, on peut grommeler que le doom metal ruisselle d’un peu trop de testosterone et accorde un crédit d’estime à Belzébuth sans savoir vraiment de quoi il est capable.
Et pendant le temps qu’on passe à rouméguer, des traits de lumière sonique semblent jaillir de la flèche de la cathédrale pour venir éventrer les nappes de brouillard qui se forment au dessus de la baie de San Francisco à la fin de l’été, quand les masses d’air chaud déboulant de la Californie en flammes viennent se mêler aux courants d’air froid générés par les flux glacés d’eau salée remontant par la faille pacifique mais profonde de San Andreas.
Steve bâtit ici une Cathédrale de Grâce qui fera fuir les scotophobes (= ceux qui craignent la lumière), qui préfèrent se planquer dans les coins sombres et écouter Vidna OBMANA.
Idéal pour rater votre session quotidienne de méditation vipassana en projetant dessus des contenus émotionnels non-pertinents.
La première pièce de 43 minutes est magnifique. La seconde un peu moins intense, mais plus longue, car il faut savoir durer. Il a dû s’en passer des choses, dans les chakras des spectateurs présent au concert.
« Plus ça va plus j’aime le Grace Cathedral. ça a dû être assez génial là-bas dedans. »
(une usagère réjouie)
Truth & Beauty (2010)
Rediffusion de Cosmos (1999)
cf : www.rythmes-croises.org/steve-ROACH-retrospective-1982-2000/
Dream Tracker (2010, Dr. Bam’s Music) (avec Byron METCALF et Dashmesh KHALSA) *
Encore un beau rôti de veau sonique pour les gogos du C.A.O. (Chamanisme Assisté par Ordinateur) : le fidèle second couteau Byron METCALF aux percus, et Dashmesh KHALSA au didgeridoo déguisé en trou d’évier cosmique.
Byron METCALF se la joue un peu tambours marocains, tout au long d’une transe un peu platounette. Le minimum syndical. Décevant comme Deauville sans Trintignant ; sans relief et sans vie. Peu d’idées, et beaucoup de remplissage. Où sont passés les gars qui nous ont jadis transportés sur The Serpent’s Lair ? Les voici désormais en pilote automatique, avec de la moumoute synthétique sur le volant. Le new age tel qu’on aime le mépriser, quand on entend ses flonflons aseptisés dans les rayons de la supérette bio. C’est même un peu pompier et grand-guignol sur Thunder Walk.
Sigh of Ages (2010, Projekt) * * * *
Sérénité. Gravité. Mélancolie. Le retour des notes, et bientôt des mélodies; enfin ! Puis un peu de séquenceur schultzien, sans surcharge. Une Immobilité dynamique® qui n’est pas ici usurpée, dans, le doux ronron des synthétiseurs analogiques, distillant des arpèges dans des tonalités chaudes et apaisantes.
Et Return of the Majestic est effectivement… majestueux, et très réussi.
Nightbloom (2010, Projekt) (avec Mark SEELIG) * * * *
Steve étend des nappes imitant un bourdon oriental (le bourdon ne désigne pas ici un insecte aux yeux bridés mais une cloche ou jeu d’orgue au son particulièrement grave, dont on dit fort à propos qu’elle peut coller le bourdon). On pourrait aussi parler de drone harmonique continu, une astuce répandue chez Stevie quand il manque de wonder, qui lui permet de mimer sa présence au clavier même quand il dort devant, voire dedans. Mark SEELIG émet un chant diphonique (technique vocale permettant à une personne de produire simultanément deux notes de fréquences différentes) de style mongol.
Ça ne m’évoque que de très loin le bouleversant Hearing Solar Winds de David HYKES (pas le reptilien illuminati, l’autre). Mais qu’il y parvienne avec sa bouche, ou à l’aide d’une astuce technologique n’y change rien : ces longues plages harmoniques ponctuées de quelques tambours lointains conspirent pour me plonger dans un état de bienveillance par rapport à nos deux larrons ; ce n’est pas la première fois que le travail de Mark SEELIG retient mon attention. Avant d’être musicien, il fut psychothérapeute. Je devrais peut-être consulter. Si vous aussi il ne vous laisse pas insensible, vous pouvez le joindre ici : http://mark-SEELIG.com/
Conclusion
Durant ce voyage à travers la copieuse discographie de Steve ROACH dans sa troisième décennie d’activité, je fus tour à tour troublé, intrigué, agacé, enivré de vertiges et en proie à la neurasthénie, car comme le disait NIETZSCHE après avoir écouté A Deeper Immersion VIII Ultimate Box Set (4 CD, envoi sous pli discret) « Si tu plonges longtemps ton oreille dans l’abîme, Steve ROACH t’écoute aussi. »
Il y a quelques pépites, dissimulées sous beaucoup de rogatons. C’est clair que dans le doute, Steve ne s’abstient pas. Je l’ai beaucoup écouté à une époque, il aiguisait mon « sense of wonder ». Bien plus que Stevie WONDER, qui charme plutôt ma femme.
Cité par Baptiste MORIZOT dans son remarquable Manières d’être vivant, le philosophe gallois Martyn EVANS définit le « wonder » comme « une attention altérée, irrésistiblement intensifiée, pour quelque chose que nous reconnaissons immédiatement comme important – quelque chose dont l’apparition engage notre imagination avant notre entendement, mais que nous voudrons probablement comprendre plus complètement avec le temps ».
C’est quand j’ai visité l’Arizona, ce lieu minéral d’où elle émane à jets continus, que j’ai le mieux compris la musique de Steve.
Mais comme le dit Maître ZHU, « il est très difficile de trouver un chat noir dans une pièce noire, surtout lorsqu’il ne s’y trouve pas. » et je finis par me rendre à l’évidence : ce que je cherchais chez Steve, c’était à moi de l’apporter par l’intensité de mon écoute.
De façon à pouvoir continuer de croire en Steve, sans être toujours convaincu par ses créations.
John Warsen
Site : www.steveroach.com