THE GRID / FRIPP – Leviathan
(DGM)
Robert FRIPP en 1992 :
Cette année marque à nouveau une période de transition pour Robert FRIPP qui se retrouve en solo et sans projet de groupe. En effet les projets de reformation de KING CRIMSON avec l’approche de David SYLVIAN fin 1991 vont déboucher uniquement sur une collaboration en trio (avec Trey GUNN) et des concerts au Japon début 1992. Un album studio (The First Day) paraîtra en 1993 et un album live ensuite (Damage en 1994). D’autre part, les démêlés du guitariste avec son catalogue d’édition EG Music prendront beaucoup d’énergie à FRIPP (qui baptisera l’épisode marathonien du procès avec EG : Endless Grief) et la création la même année de DGM (Discipline Global Mobile) fera se tourner FRIPP vers le recensement et la publication des archives pléthoriques des concerts de KING CRIMSON.
Tout avait commencé dès 1974 avec la première rupture définitive (avant d’autres) de KING CRIMSON. FRIPP avait alors décidé de tourner la page et de prendre une année sabbatique pour compléter son éducation musicale à Sherborne et effectuer également le solde des affaires en cours (sortie de l’album live de KING CRIMSON USA et parution d’un double album rétrospective A Young Person’s Guide to King Crimson). À cette époque, FRIPP veut continuer dans la voie ouverte avec Brian ENO depuis 1975 avec son concept aléatoire des Frippertronics.
Viendront plusieurs albums, le fourre-tout Exposure et surtout God Save the Queen (et The King en réédition) avec sa LEAGUE OF GENTLEMEN et sa face Under Heavy Manners. Les Frippertronics vont devenir le moyen pratique de la métamorphose théorisée depuis quelques années afin de poursuivre les aventures solo du guitariste en « petite unité mobile et intelligente » loin des mastodontes qu’étaient devenues les tournées mondiales de KING CRIMSON.
En effet, à partir de 1979, FRIPP multipliera les apparitions en solitaire, parfois dans des lieux improbables, muni uniquement de sa guitare et de ses magnétophones aux quatre coins de l’Europe (il est passé à cette époque cinq soirs au Palace à Paris). Suivra la première réactivation de KING CRIMSON avec la trilogie Rouge, Bleue, Jaune (Discipline, Beat et Three of a Perfect Pair) jusqu’en 1984. Pendant dix ans, FRIPP mettra à profit sans jamais les laisser de côté ses Frippertronics, qui deviendront peu à peu ses « Soundscapes » déclinés toujours en solo ou en collaborations au fil des rencontres avec d’autres musiciens de la scène minimaliste anglaise (THE ORB et THE GRID, dont trois morceaux sur l’album Evolver).
En 1992, FRIPP est même revenu aux affaires pour cinq morceaux sur l’album Nerve Net de Brian ENO. En parallèle à cette collaboration, des sessions avec THE GRID, duo de Richard NORRIS et Dave BALL (guitare, drones et autres expériences électroniques) de plus de 70 minutes ont eu lieu et sont restées inexploitées et par conséquent tombées dans les oubliettes. Un morceau tiré de ces collaborations nommé A Cabala Sky fut exhumé en 2014 sur la compilation de Bill BREWSTER Late Night Tales mais tout disparut à nouveau.
En 2021, Robert FRIPP, Richard NORRIS et Dave BALL, avec la complicité de David SINGLETON au mixage ont revisité ces archives en ajoutant des séquences de synthétiseurs et de percussions pour rafraîchir l’ensemble sans lui faire perdre son côté années 1990 des Soundscapes chers à Robert FRIPP. L’album Leviathan apparait donc comme une divine surprise cachée depuis près de trente ans (comme la résurrection de la gigantesque baleine venue des profondeurs du temps et des abymes) en comblant un sacré vide de la période 1992. L’album est d’ailleurs paru sur le label DGM, signe évident et revendiqué que FRIPP y attache toute son importance et l’intègre à son œuvre solo.
L’album Leviathan en 2021 :
Empire, le premier morceau de l’album consacre la montée en puissance sidérale des synthés et de la guitare sur huit minutes suivies de Milkwood au cours duquel les trois musiciens utilisent les instruments qui à l’époque n’étaient pas encore vintage (l’EMS VCS3 bien connu des artisans des années 1970) pour servir d’introduction à Pulse Detected qui, lui, décline ce que les groupes allemands (non planants) des années 1970 avaient de meilleur (CLUSTER, HARMONIA, NEU et parfois ASH RA TEMPEL).
On est en 1992, mais on n’hésite pas à faire des allers et retours vers 1975 et on retrouve 2021 en traversant toutes ces époques pour faire cette proposition qui, comme l’album Film Music 1976 – 2020 de Brian ENO, n’a pas pris une ride (même le son du VCS3 réussit à ne pas faire du PINK FLOYD !) ; Loom le quatrième morceau de l’album fait dans la retenue sombre et parfois un brin saturée des envolées de FRIPP qui suit les rythmes des machines et des synthés en annonçant après plus de 7 minutes le « masterpiece » de l’album, Leviathan (le morceau), retour chez CLUSTER avec synthés et clins d’œil subreptices des trois musiciens qui s’embarquent (ensemble) dans un voyage intersidéral qui laissera pantois tous les babas fans de TANGERINE DREAM scotchés à leurs capsulettes de manèges qui tournent et tournent à deux mètres de haut en essayant d’attraper le pompon ou pas à chaque tour. On est au bout de dix minutes enveloppés par ces synthés – guitares qui s’estompent peu à peu comme si les signaux musicaux envoyés n’étaient plus captés par les radars terrestres.
After the Rain change le cap en introduisant des vibrations trip hop électro-tronics. Ce morceau serait-il celui qui aurait été le moins retouché entre 1992 et 2021 ? Il est celui qui en effet a le plus vieilli et semble ne pas apporter grand-chose à l’ensemble, sauf à faire une transition (un peu longue) vers Fire Tower, autre sommet qui démarre à la KRAFTWERK et qui glisse vers des rythmes qu’on retrouve parfois dans la world music de ces années 1990 avec des « robot beats » qui ne s’éteignent jamais et servent de base intangible aux soundscapes cérébraux de Robert FRIPP en majesté sur ce morceau.
Zohra, le morceau suivant, explore quant à lui un nouveau sillon qui fait la synthèse des échappées précédentes en mettant très en avant les Soundscapes et la reprise des « drumbeats » dans une grande maîtrise des trois musiciens en parfait accord. Le dernier morceau, Sympatico, est comme son nom l’indique un morceau agréable qui conclut aisément en 7 minutes l’exercice de près de 74 minutes.
Mention du « surround sound » mixé par THE VICAR, le CD/DVD est particulièrement avare de renseignements sur le pourquoi, le comment et le qui a fait (ou refait) quoi, mais peu importe, on pourrait même se laisser à rêver que cet album serait un « nouvel album » de Robert FRIPP, aidé et soutenu par deux invités en phase avec ses vieux démons de la période la moins connue de ses aventures solitaires, en tous cas loin de toutes ces simili compilations qui sortent mécaniquement depuis maintenant quelques années (la série The Elements « Tour Boxes » depuis 2014) et dont on comprend peu la logique, sauf à dire qu’on fouille dans les restes pour exister encore.
Leviathan est tout simplement une merveille ressuscitée au bon moment après trente ans de lente maturation, comme un trésor enfoui, silencieux et patient attendant son heure ; un beau voyage intemporel pour s’échapper du monde musical extérieur actuel qui semble tourner en rond, sans grand élan et qui s’endort ou se complait dans le médiocre. Robert FRIPP, qui garde intact son humour (voir ses billets sur le site DGM.Live) nous a fait un beau cadeau en ravivant la flamme de ces musiques que l’on croyait éteintes ou mortes et qui brillent à nouveau très haut dans nos étoiles (ou nos boules à facettes).
Leviathan ressemble à une œuvre découpée en neuf morceaux qui pourrait servir à un film imaginaire (chacun le sien) et, comme le dit avec humour Richard NORRIS à propos du mythe de Leviathan et des monstres marins : « Les Baleines sont des créatures mystérieuses, leur cerveau est énorme et on ne sait pas trop quel est leur pouvoir… un peu comme pour Robert FRIPP. »
Xavier Béal
Label : www.dgmlive.com