Thibault CAUVIN – Bach

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Thibault CAUVIN – Bach
(Sony Music)

Thibault CAUVIN : de BROUWER à BACH, la guitare est son voyage intérieur… et une affaire de famille ! S’il est un compositeur intimidant entre tous pour un interprète, fût-il aussi talentueux que Thibault CAUVIN, c’est bien Jean-Sébastien BACH. Arriver à nous surprendre en revisitant l’œuvre du « kapellmeister » semble de moins en moins aisé tant elle a été interprétée, et avec brio, par quelques prodiges de la guitare (de Narciso YEPES à Paul GALBRAITH, sans oublier les merveilleuses Filomena MORETTI ou Kaori MURAJI – pardon de ne pas les citer toutes et tous).

Avec l’album Bach, le pari de Thibault CAUVIN est de nous offrir avec humilité et respect des interprétations à la fois solennelles et intimistes de l’œuvre de BACH. Sans doute aura-t-il été familiarisé à ce répertoire par Judicaël PERROY, excellent interprète lui aussi de la musique de BACH, qui fut l’un de ses professeurs. Si la musique de BACH peut être magnifiée à la guitare – à laquelle elle n’est pourtant pas destinée, BACH n’ayant jamais composé pour elle puisqu’elle mettra encore deux siècles après lui avant d’émerger sous la forme qu’on lui connaît – nombre d’interprétations de cette musique sont des transpositions de pièces écrites par BACH pour le luth.

S’il a peu écrit pour le luth, les suites qu’il a composées pour cet instrument témoignent de sa grande maîtrise du luth, maîtrise qu’il peaufinera longuement avec son ami Leopold WEISS, grand expert du luth lui aussi, avec qui il passait d’interminables soirées pour des duos chaleureux et amicaux. Il était donc prévisible que l’une de ces suites, toutes remarquables, figure sur l’album de Thibault. Son choix de répertoire est cependant tout autre.

Dès les deux premières pièces qu’il nous propose, la Toccata et sa Fugue BWV 565, nous sommes invités à pénétrer dans la couleur intimiste que Thibault se plaît ici à déployer puisqu’il nous propose ces deux pièces, dont la solennité nous est familière à travers leurs célèbres versions initiales composées pour l’orgue. Le défi est de taille : la tessiture de l’orgue est bien plus étendue que celle de la guitare, la puissance de l’instrument est incomparable et tout invite dans ces pages à ne pas risquer une transposition pour la guitare.

Le tour de force de Thibault CAUVIN pourrait être imputable à l’inconscience de sa jeunesse ; mais non, tout au contraire, c’est avec maturité et modestie qu’il aborde la Toccata et sa Fugue, restituant même des couleurs de jeu obtenues à l’orgue par l’emploi de registres par un jeu délicat et nuancé que n’aurait pas renié BACH, grand partisan de la transposition. Celle-ci n’est donc pas une « réduction » au sens péjoratif du terme,  mais, bel et bien, une redécouverte offerte à l’auditeur de recontacter la fraîcheur de l’inspiration de BACH à travers les timbres délicats et équilibrés d’un interprète audacieux dans son choix, certes – sa haute technicité le lui permet au point que l’effort et la technique se font ici oublier -, mais humble dans son approche respectueuse de l’inspiration de BACH.

Le contexte constitue ici un écrin idéal : la prise de son du CD Bach a été réalisée dans une petite église de Dordogne, conférant à la couleur du disque ce qu’il sied à la musique de BACH de réverbération naturelle en en préservant toute la précision qu’elle exige. Un écrin donc, pour cette musique, servie, il faut le dire, par un instrument réalisé par Jean-Luc JOIE (dont les éclisses affichent leur magnifique palissandre de Rio sur la jaquette du CD et la pochette du vinyle), un grand luthier auquel la famille CAUVIN est fidèle depuis des décennies – car il peut être utile de préciser que Thibault est le fils d’un autre CAUVIN célèbre, Philippe, pédagogue et compositeur pour la guitare classique et interprète passionné de la musique de Leo BROUWER dès les années 1970. Philippe fut aussi le fondateur et le guitariste, électrique cette fois, du groupe bordelais UPPSALA dont nous aurons bientôt l’occasion de parler dans nos colonnes à la suite de la publication récente d’un enregistrement de concert tout à fait enthousiasmant. S’il quitte le Conservatoire de Paris avec les honneurs, après avoir étudié sous la férule d’Olivier CHASSAIN, Thibault CAUVIN sera aussi Premier prix d’un nombre impressionnant de concours : pas moins de treize entre 2002 et 2004 !

1er Prix : Young Guitarist of the Year, Bath, Angleterre 2002
1er Prix : Fontainebleau, France 2003
1er Prix : Simone Salmoso, Viareggio, Italie 2003
1er Prix : Stotsenberg, Los Angeles, États-Unis, 2003
1er Prix : Alexandre Lagoya, Fort de France, Martinique 2003
1er Prix : Torrent, Valencia, Espagne 2004
1er Prix : Mottola, Italie 2004
1er Prix : Jose Tomas, Alicante Petrer, Espagne 2004
1er Prix : Forum Gitarre Wien, Vienne, Autriche 2004
1er Prix : Sernancelhe, Portugal 2004
1er Prix : San Francisco, États-Unis 2004
1er Prix : Andrès Segovia, Linares, Espagne 2004.

Affaire de famille donc puisque Jordan, le frère de Thibault, ardemment sollicité par ce dernier, lui offre pour ce disque les arrangements de trois préludes, BWV 846, 1007 et 855A. Ces arrangements constituent de véritables hommages à BACH, respectant les marches harmoniques des préludes initiaux mais en les égrenant sur des arpèges inspirés d’autres pièces de BACH. Ainsi le Bach Autrement N°1 est-il construit autour des harmonies du Prélude n°1 en Do Majeur du premier cahier du Clavier bien tempéré – rendu célèbre auprès du public pour avoir été associé par GOUNOD à sa mélodie de l’Ave Maria – mais arpégé de façon plus aérée. Cette mélodie sera d’ailleurs suggérée lors de la variation Bach autrement n°2 tandis que se posent le début de l’arpège de la première suite pour violoncelle seul mais à l’octave inférieure.

Mais le bain culturel et musical dans lequel Thibault et Jordan ont évolué, sous la bienveillante et enthousiaste férule de Philippe, leur précurseur paternel, ne tarde pas à se faufiler entre les modulations typiquement baroques de Jean-Sébastien. Des couleurs plus actuelles émergent peu à peu – avec notamment ce trémolo sur la chanterelle, le mi aigu – qui plane comme une libellule sur la fin du Bach autrement n°2, lumineuse dissonance (la pièce, comme pour la première sonate pour violoncelle, est en ré majeur), dissonance que n’aurait pas reniée un Leo BROUWER, tant cette pièce évoque des couleurs proches de certains passages du Decameron Negro.

Le troisième Bach autrement reprend la forme « ostinato » qui n’est pas sans annoncer l’arpège de la Chaconne qui conclura l’album. Bel hommage, marqué du sceau d’une connaissance précise et d’une vraie imprégnation de la musique de BACH de la part de Jordan CAUVIN. Belle osmose aussi entre les deux frères tant l’interprétation que nous en donne ici Thibault respecte les codes expressifs de la musique baroque tout en entrouvrant les couleurs sonores de la musique de notre temps pour la guitare.

Ces trois pièces sont une respiration qui nous permettent de continuer à cheminer dans les couleurs intérieures de BACH et nous préparent à une suite royale et redoutée, composée non pour le luth mais pour le violon : la Suite BWV 1004, couronnée par ce défi magnifique que constitue la terrible et célèbre Chaconne, pièce enviée par tous les guitaristes classiques. Cette Chaconne est parfois jouée seule, sans l’Allemande, la Courante, la Sarabande et la Gigue qui la précèdent. Et pourtant soustraire la Chaconne de cet ensemble revient trop souvent à n’exposer qu’une prouesse technique exceptionnelle certes, mais dont l’accueil est incomparable par l’auditeur si la suite est jouée dans son ensemble.

La Sarabande ici est une réussite absolue de retenue et de tact. La Gigue quand à elle est d’une régularité et d’une virtuosité rarement atteintes même dans des versions de référence de cette suite. L’auditeur, emmené par Thibault et Jean-Sébastien BACH, est ici conduit vers cette apogée comme l’auraient fait l’Alap et le Jhor d’un raga indien : c’est l’étape finale d’une démarche d’oubli du musicien, du compositeur et de l’auditeur, dans l’œuvre musicale qui s’écoule dans ce lieu sacré choisi pour l’éterniser, oubli extatique qui a faire dire que [si] « MOZART, c’est l’homme qui parle à Dieu, la musique de BACH, c’est Dieu qui parle aux hommes ».

C’est une superbe réussite que cet album de Thibault CAUVIN : il nous y donne à entendre des pièces dont on jurerait que, finalement, elles ont été idéalement composées pour la guitare. Thibault se dit lui-même animé par l’idée que même la plus grande complexité peut être partagée par le public. Il a raison, son album le démontre, c’est un challenge réussi, et qui se prolonge et s’intensifie sur scène, car c’est le lieu de partage suprême qu’affectionne Thibault, généreux virtuose animé par l’enthousiasme et la ferveur. Vous pouvez retrouver les prochaines dates de ses prestations ici :

https://www.thibaultcauvin.com/concerts2023

L’enregistrement Bach, publié en février, est sorti dans les formats vinyle et CD. Il serait injuste de ne pas préciser que la prise de son, remarquable, est l’œuvre de Cécile LENOIR dont la présence attentive tout au long de ces interprétations participe à cette impression d’équilibre entre l’intimité qui caractérise ces œuvres et la solennité de l’acoustique du lieu.

Si le rédacteur a une prédilection pour commander ses disques chez un bon disquaire, comme RAVY à Quimper par exemple, l’enregistrement de Thibault CAUVIN peut également être commandé sur son site : https://www.thibaultcauvin.com/albums

Philippe Perrichon

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