Thierry ZABOITZEFF – Llibre Vermell revisitat
(IMD-Zabmusic)
 En 1811, des moines sauvaient un précieux codex d’un incendie survenu dans la bibliothèque du monastère de Montserrat, en Catalogne. Ce codex contenait des chants et des hymnes collectés par d’autres moines quelques siècles auparavant, plus précisément à la fin du XIIIe siècle. En 2025, Thierry ZABOITZEFF sauve de l’oubli l’enregistrement d’une performance musicale qu’il a donnée 21 ans plus tôt avec la chanteuse Sandrine ROHRMOSER au Schauspielhaus de Salzburg, en Autriche. Ce coup-ci, il n’y avait pas le feu au lac ni dans sa bibliothèque personnelle, mais quand bien même… Car le plus singulier entre ces deux faits historiques séparés par un peu plus de deux cent ans, c’est que le répertoire du concert de ZABOITZEFF était justement constitué de relectures de ces chants religieux médiévaux consignés dans ce qui est connu comme le Llibre Vermell, autrement dit le « Livre rouge ».
En 1811, des moines sauvaient un précieux codex d’un incendie survenu dans la bibliothèque du monastère de Montserrat, en Catalogne. Ce codex contenait des chants et des hymnes collectés par d’autres moines quelques siècles auparavant, plus précisément à la fin du XIIIe siècle. En 2025, Thierry ZABOITZEFF sauve de l’oubli l’enregistrement d’une performance musicale qu’il a donnée 21 ans plus tôt avec la chanteuse Sandrine ROHRMOSER au Schauspielhaus de Salzburg, en Autriche. Ce coup-ci, il n’y avait pas le feu au lac ni dans sa bibliothèque personnelle, mais quand bien même… Car le plus singulier entre ces deux faits historiques séparés par un peu plus de deux cent ans, c’est que le répertoire du concert de ZABOITZEFF était justement constitué de relectures de ces chants religieux médiévaux consignés dans ce qui est connu comme le Llibre Vermell, autrement dit le « Livre rouge ».
Ce dernier n’a rien à voir avec le Petit Livre rouge de je-ne-sais-plus-qui ; il doit son nom à la couverture de velours rouge qui lui a été ajoutée à la fin du XIXe siècle. Autrement dit, après avoir manqué de rougir lors d’un incendie, ce manuscrit a été revêtu d’une protection rouge. Rouge comme la couleur de l’Enfer. S’agissait-il donc d’un manuscrit licencieux ? Après le Nom de la rose, aurions-nous droit au « Nom du Rouge » ?
En fait, le Llivre Vermell doit sa valeur musicologique à des double pages au format in-folio sur lesquelles sont inscrites dix pièces musicales complètement anonymes destinées, selon le compilateur lui aussi anonyme de ces pièces, aux pèlerins venus se livrer à des veillées nocturnes dans l’église de Notre-Dame de Montserrat, et souhaitant, pour chasser l’ennui, chanter et danser sur le parvis, de jour comme de nuit. Car oui, on a beau avoir dévoué sa vie et son âme au Seigneur, on a parfois envie de se distraire !
Mais bien évidemment, il n’était pas question de chanter et de danser tout et n’importe quoi, et certainement pas des frivolités et truculences populaires du genre « Du rhum, des femmes et d’la bière nom de D… (oups !) », sous peine que les autorités religieuses ne voient rouge (décidément !). Et c’est parce que, d’après le compilateur, « seuls des chants pieux et respectables peuvent être entonnés » que ces pièces musicales ont été écrites, non sans rappeler « in fine » que « cela dit, chacun devrait se consacrer dévotement [aux prières et méditations] lors des veillées… ». Ouais ! à d’autres…
La disparité des formes revêtues par ces pièces ne laisse pas d’intriguer : la moitié d’entre elles adoptent la forme du virelai (poème médiéval sur deux rimes comptant quatre strophes), d’autres sont des monodies chantées en canon à deux ou trois voix. Il y a aussi une ballade de type « ars nova » italien et un motet contenant deux textes différents qui pouvaient être chantés en même temps (style démodé pour l’époque), et trois de ces pièces pouvaient être dansées à la manière d’une ronde, ce qui est assez unique dans la musique de cette période. C’est dire si, déjà en ces temps reculés, le Llibre Vermell, bien que restant chaste et pieux, avait quelque chose de « pas très conventionnel »…
Thierry ZABOITZEFF n’est pas exactement un moine, mais il est tombé sous le charme de ces singuliers chants et danses du Llibre Vermell et s’est mis en tête d’en livrer publiquement sa propre interprétation, comme d’autres l’ont fait avant lui, tels que Jordi SAVALL et son ensemble HESPÈRION XX, Philip PICKETT et son NEW LONDON CONSORT, Thomas BINKLEY et son STUDIO DER FRÜHEN MUSIK, etc.
Mais comme on s’en doute, il n’était pas question pour le Dr. ZAB de battre sur leur terrain ces médiévistes soucieux de reconstitution scrupuleuse « à l’identique » de l’époque, mais plutôt d’en proposer, à l’instar de l’Ensemble SARBAND en 2000, une « revisite » avec l’approche esthétique qui est la sienne et qui mêle instruments acoustiques amplifiés, instruments électriques et attirail électronique, dans une démarche avant-gardiste, sans pour autant sacrifier le fond spirituel de ces chants et danses de l’âge médiéval.
Les suiveurs du parcours musical de Thierry ZABOITZEFF se souviendront que, peu avant qu’il ne joue sur scène ce Llibre Vermell, il avait (en 2002) présenté sa Missa Furiosa, une création mêlant déjà rite religieux et célébration profane, avec son groupe ZABOITZEFF & CREW, au sein duquel œuvrait déjà la chanteuse Sandrine ROHRMOSER. Lorsqu’il en est venu à travailler sur ce projet quelque peu similaire d’adaptation du Llibre Vermell, Thierry a sollicité une fois encore le concours de la mezzo-soprano. Le défi que s’est imposé le duo présente toutefois des différences avec la Missa Furiosa, en ce sens qu’il respecte les mélodies originales, ainsi que les textes originaux. Et quand on sait que ceux-ci ont été écrits en trois langues (catalan, occitan et latin), on mesure la prouesse linguistique de Sandrine ROHRMOSER !
C’est sa voix qui porte tous les chants, et ZABOITZEFF ajoute la sienne sur quelques passages, ce qui nous vaut de savoureuses combinaisons contrastées entre la voix brillante, lumineuse et fervente de l’une et la voix de goule obscure et rocailleuse de l’autre (O Virgo Splendens, Mariam Matrem, Ad Mortem Festinamus).
Toutefois, les rôles ne sont pas aussi scrupuleusement définis d’un bout à l’autre de la performance. Dans un souci de marquer une rupture avec une solennité qui aurait pu être trop pesante sur la durée, Sandrine ROHRMOSER fait aussi montre d’un style vocal exubérant où l’improvisation ludique et l’excentricité expérimentale s’expriment avec verve (O Virgo Splendens, Laudemus Virginem, Mariam Matrem, Ad Mortem Festinamus), avec même des accents « janisjopliniens » (Stella Splendens, O Virgo Splendens), là où Thierry ZABOITZEFF troque sa raucité gutturale contre des envols plus mélodieux, mais non moins inquiétants (Los Set Gotxs, Stella Splendens).
Tous ces chants sont habillés par l’usuelle panoplie instrumentale du Dr. ZAB, lequel façonne des ambiances variées en superposant des couches sonores qui alternent ou empilent violoncelle, guitare basse, guitare électrique, guitare acoustique, et percussions (également tenues par Sandrine ROHRMOSER), auxquels s’ajoutent des boucles électroniques générées à la « loop station », des bruitages anachroniques et incongrus, et des échantillonnages de toutes sortes, faisant entendre notamment des grouillements percussifs électroniques ou ethniques, des cloches (Laudemus Virginem), d’autres instruments (un harmonica dans Cuncti Simus Concanentes ; une vièle et une cornemuse dans Stella Splendens, qui fait écho à la musique du groupe scandinave HEDNINGARNA) et d’autres voix, sacrées ou tribales (du chant polyphonique religieux virtuel et des voix ethniques au rythme tribal tout aussi virtuelles cohabitent dans O Virgo Splendens), ou même des voix trafiquées aux relents sinistres (Cuncti Simus Concanentes, Splendens Ceptigera).
Ce Llivre Vermell revisitat s’acquitte fort bien de sa tâche de dépoussiérage et de restauration, exhibant sous un nouveau jour la force extatique et la puissance incantatoire de ce répertoire assurément unique que Thierry ZABOITZEFF et Sandrine ROHRMOSER sauvent une fois de plus non seulement des outrages du temps, mais aussi de la réification muséale. Grâce à eux, ce « livre vermeil » est (re)devenu une libre merveille.
Stéphane Fougère
Site : https://zaboitzeff.org/
Page : https://thierryzaboitzeff.bandcamp.com/album/llibre-vermell-revisitat




