ZABOITZEFF & CREW
Missa Furiosa, ou Vers la transe cléricale
Ça fait déjà depuis 1996 que Thierry ZABOITZEFF a quitté ART ZOYD, le groupe dont il était l’une des deux têtes fondamentales, afin de mieux confronter son approche sonore à d’autres arts scéniques, comme la chorégraphie, le théâtre, etc. Depuis, alors qu’on l’avait connu assez prolixe en terme d’enregistrements (six disques parus entre 1997 et 2000, de Heartbeat à Dr. ZAB vol.2), il ne semblait plus donner signe de vie discographique depuis environ quatre ans. C’est que ZABOITZEFF a travaillé tout ce temps dans son fief autrichien sur un projet dénotant une ambition encore plus démesurée que tout ce qu’il avait pu faire auparavant : une messe !
D’abord éprouvée sur scène, puis enfin accouchée sur disque (label Intoxygène), la Missa Furiosa est sans doute l’oeuvre avec laquelle le « Dr. ZAB » se démarque le plus radicalement de la ligne de conduite et des productions artzoydiennes, bien que l’on y retrouve des éléments de sa grammaire personnelle, mais situés dans un nouveau contexte. Faut-il parler de reconversion ? Peut-être, à condition de ne pas prendre le terme dans son sens premier religieux. Après avoir célébré le rite au Théâtre Toursky, à Marseille, l’auteur s’est confessé à TRAVERSES / RYTHMES CROISÉS.
* La Missa sur disque *
ZABOITZEFF & CREW – Missa Furiosa
(Intoxygène / La Baleine)
On n’attendait certainement pas de Thierry ZABOITZEFF qu’il écrive un jour une messe, fut-elle d’un nouveau genre ! Pas de crise mystique là-dessous, ni de reconversion sectariste : le multi-instrumentiste et chanteur a simplement cherché à créer une oeuvre qui traduirait au mieux son goût pour les musiques orchestrales, vocales et théâtrales et les impressions laissées de longue date par le faste des grand-messes catholiques et ses représentations iconographiques, sans aucune arrière-pensée prosélyte.
Ainsi s’est mise en place la Missa Furiosa, qui est, de l’aveu même de son auteur, une « messe chantée en latin pour un ensemble techno-pop, trois chanteurs lyriques, des cordes et des manipulateurs d’électronique ». Autrement dit, l’œuvre se présente comme la confrontation d’un rituel antique avec les développements sonores modernes et ses extensions électroniques.
Le ton est donné dès la Préparation, qui baigne dans une onde synthétique sur laquelle se posent des notes de oud, puis un chant oriental, une voix soprane… Et le prédicateur parle. Pas de doute, cette messe ne sera pas très catholi… je veux dire pas très conventionnelle, même si enracinée dans le rite chrétien.
L’Introitus entre alors dans le vif du sujet, avec son chant en latin, soutenu par une rythmique techno d’abord sourde puis plus vindicative. Les cordes s’émoustillent, la « goûle zaboitzeffienne » joue les trublions occasionnels en proférant des interjections ésotériques répétitives (« Y-e-ah, Y-e-ah… »), la « rave » écclésiastique démarre avec vigueur, en ménageant toutefois l’auditeur par des cassures rythmiques et atmosphériques.
Pour le Kyrie, mezzosoprano et baryton unissent leurs élans vocaux dans un étrange environnement sonore que l’on jurerait investi par des extra-terrestres « tim-burtoniens ».
Ainsi chaque prière de la messe (Gloria, Lacrimosa, Dies Irae, Agnus Dei…) brasse-t-elle chants latins emphatiques ou intimistes, feux-follets vocaux (mantras chrétiens, ricanements, imprécations éraillées…), bruitages aux résonances ancestrales et sacrales et manifestations sonores plus typiques du monde laïque contemporain.
Mais jamais l’artillerie technoïde ne s’impose plus que de raison, et cette Missa alterne moments charnus, frénétiques, et d’autres plus embrumés, confessionnels, constamment animée d’un lyrisme pour le moins baroque où chants, cordes (violon, violoncelle, oud), vents (clarinette), percussions d’ailleurs, nappes synthétiques et émanations électroniques jouent les vases communicants de la passion et de la transe plutôt que les partisans des querelles de chapelles, qu’elles soient religieuses ou artistiques.
La Missa Furiosa professerait-t-elle l’extase œcuménique ? C’est en tout cas un clergé pour le moins convulsif qui se manifeste ici (Saint-Médard doit traîner dans le coin…), et qui trouve tout juste le temps de reprendre son souffle et son sérieux compassionnel le temps d’un Requiem emprunté à MOZART, certes métamorphosé (solo d’harmonica inclus !) mais toujours imposant. La messe s’achève sur un Libera Me martial et habité que même MAGMA pourrait envier.
La grande force de la Missa Furiosa est qu’elle passe outre les cloisons étanches entre les univers artistiques profanes et sacrés. Elle introduit la transe des fêtes modernes dans le rite chrétien, à moins qu’elle n’installe le formalisme religieux dans l’extase électro-technoïde. On en ressort lézardé de frissons autant physiques qu’intérieurs. Cette œuvre a bien mérité son absolution.
* La Missa sur scène *
Concert au Théâtre Toursky
à Marseille, le 18 janvier 2005
Avant d’être un disque, la Missa Furiosa a été conçue comme un spectacle entier avec sons, images et scénographie. C’est sous cette forme qu’elle a été donnée lors de sa première en 2002, à Salzburg, en collaboration avec le metteur en scène Stéphane VERITE, avec qui Thierry ZABOITZEFF a déjà travaillé plusieurs fois. C’est toutefois sous une forme allégée (sans les projections d’images) que ZABOITZEFF et son groupe CREW ont donné leur première Missa à Marseille (la «première» française s’étant tenue à Maubeuge le 22 octobre 2002), devant un public sans doute habitué aux manifestations du Théâtre Toursky, mais sûrement pas à l’univers du DR. ZAB, ni aux manifestations électro, du reste.
Après avoir été fouettés à l’extérieur par les vents hivernaux de la cité phocéenne, nous sommes accueillis par le oud (luth arabe) de Rupert BOPP, qui introduit « chaleureusement » cette messe du troisième type ! Puis sous les brumes fumigéniques apparaissent trois déesses dont les chants nous soulèveront tout le long de cette messe scénique : Sandrine ROHRMOSER, Lynne KIERAN et Tini KAINRATH. Toutes trois accompagnent leurs stances imprécatoires par des gestuelles ahurissantes, déconcertantes mais aucunement sacrilèges, quand bien même le bigot de base égaré aurait pu se demander quel démon les habite. À voir Sandrine ROHRMOSER s’avancer sur la scène, proférant ses prières avec un porte-voix, par exemple, on peut effectivement s’interroger… Ces nonnes d’opéra ont décidément une étrange propension à s’abandonner à la spasmodie rythmique…
Assistons-nous à un rituel ? à une rave ? à une manif’ ? Un peu de tout ça à la fois, tant le spectacle de ZABOITZEFF & CREW emprunte à diverses formes de rassemblements collectifs à visée extatique. Thierry ZABOITZEFF, lui, joue au prédicateur polyvalent : il assure la guitare basse, le violoncelle, les claviers et le chant, prodiguant à la fois rigueur mécanique et chaleur humaine avec un sens toujours aigu de l’équilibre. Les frappes subtiles du batteur et percussionniste Peter ANGERER contribuent elles aussi à « corporaliser » les lignes rythmiques.
Le rituel se déroule, aussi intense dans ses crescendo pulsionnels que dans ses pauses méditatives, propulsé par une dramaturgie scénique et musicale de prime abord déroutante (c’est dans sa nature) mais indéniablement prenante. La troupe de la Missa étant originaire de Salzburg, en Autriche, c’est en toute logique qu’elle salue humblement Wolfgang Amadeus au passage du Requiem, et qu’elle quitte la salle après avoir poussé la tyrolienne… Et on se dit que, même si cette messe n’a pas perdu son latin, elle aurait pu être chantée en n’importe quelle autre langue sans sacrifier son exubérance incantatoire ni sa ferveur. Il ne reste plus qu’à attendre qu’elle soit jouée un jour dans le contexte qui lui sied le plus ; à savoir dans une église, tout simplement.
Distribution 2005 (version concert) :
Sandrine ROHRMOSER : chant, claviers.
Tini KAINRATH : chant.
Lynne KIERAN : chant.
Rupert BOPP : violon, oud, voix.
Peter ANGERER : batterie, percussions.
Thierry ZABOITZEFF : chant, violoncelle, basse, électronique.
Philippe COLPIN : son et direction technique.
Marc ZEGDRODSKY : lumière, scène.
Entretien avec Thierry ZABOITZEFF
Cela fait déjà plusieurs années que vous travaillez sur la Missa Furiosa (environ cinq ans ?). Quel a été le déclencheur du projet ? Y a-t-il eu des antécédents ou des prémices dans votre production artistique qui vous ont poussé à développer cette création tant sur le plan musical que scénique ?
Thierry ZABOITZEFF : Les idées de réaliser un tel projet sont nées il y a effectivement cinq ans. Le montage financier m’a pris beaucoup de temps, et il a fallu aussi trouver une scène pour co-produire la première (au Linz Bruckner Festival édition 2002, en collaboration avec Posthof-Linz et Szene-Salzburg). Je composais depuis un certain temps des musiques très solennelles, trop solennelles, pour en faire réellement quelque chose à priori de solide et plus j’avançais, moins je me prenais au sérieux. Tout cela frisait la caricature de mon travail avec ART ZOYD, dont je voulais définitivement m’éloigner, et j’ai fini par mettre tout ce matériel trop « churchy » de côté.
Dans le même temps je rêvais de travailler sur une œuvre vocale dans un registre classique, mais très direct et très énergique. Le timbre des voix classiques m’intéressait, mais hors de leur contexte habituel (classique-contemporain). L’autre souci était : des chants, oui, mais avec quels textes ? Je ne souhaitais vraiment pas entrer dans un processus chanson ou lied classique. Dans le même temps j’avais très envie de créer des choses avec du matériel techno-house mais sans entrer forcément jusqu’au bout dans ces systèmes.
L’aspect qui me faisait bouger était l’énergie et la transe et je me suis vite fatigué d’écoutes successives pour ma documentation. Je me suis dit : « OK, j’aime ce truc, mais ça n’est pas le mien et d’autres le font très bien. » Je ne voulais surtout pas prendre des trains en marche. Et tout s’est retrouvé provisoirement dans des tiroirs, car je me fixais trop de restrictions et je me sentais dépassé par cette nouvelle approche qui, je dois l’avouer, m’effrayait.
Quelques mois plus tard, par hasard je redécouvrais ces esquisses et, là, j’ai commencé à chanter moi-même par-dessus les premières maquettes en utilisant des onomatopées et en évitant surtout de tomber dans le kobaïen (recherche d’identité oblige). Le tout sonnait accidentellement italien, d’où le glissement vers le latin, ensuite le glissement vers les textes de la messe… Le projet venait de naître : Introitus/Kyrie/Gloria/Lacrimosa/Dies Irae/Requiem/Agnus Dei/Libera me.
Il me restait à l’approfondir, à le structurer et à le nourrir. Dans ce déluge de riff technoïdes, j’écoutais beaucoup MOZART à cette époque. Cela peut expliquer l’adaptation courte du Requiem de MOZART dans la Missa Furiosa. Toujours en me moquant un peu de moi-même: beaucoup de compositeurs classiques contemporains ont créé autour de la messe, et je me suis dit : «A mon tour aussi, maintenant.»
Avez-vous souhaité synthétiser tout ce que vous aviez entrepris auparavant sur la matière vocale ou seulement développer de nouvelles approches ?
TZ : Je n’ai pas eu conscience de faire une synthèse. Il s’agissait vraiment pour moi d’une nouvelle expérience.
La Missa Furiosa peut se présenter sommairement comme la combinaison de deux formes de rassemblements populaires : le rite religieux et la célébration ou fête profane moderne. Avez-vous cherché à travers ce spectacle et sa partition à souligner les affinités entre ces deux environnements ou leur différences ?
TZ : Oui. De tous temps les croyants, catholiques par exemple, se sont appropriés les rites païens, les ont détourné et souvent inscrits au calendrier de fêtes religieuses. J’ai donc recherché ce mélange, il n’était jamais question pour moi de rester purement dans le mystique et le religieux. Mais ce n’est pas non plus un projet ironique et j’ai tenu au plus grand respect du religieux même si, au fond, je suis en désaccord.
Votre messe comprend tous les éléments constitutifs du rituel mais intègre, sur les plans musical et vocal, des aspects qui dépassent la seule référence catholique et occidentale, comme l’utilisation (au moins sur scène) du oud, qui renvoie à une autre culture. La Missa Furiosa a-t-elle vocation à avoir une «résonance universelle» ou en tout cas « pluriculturelle » ?
TZ : Comme je l’ai un peu expliqué auparavant, je recherchais l’universel ; j’ai donc très vite dans cette pièce introduit des éléments de culture religieuse différents (islam, hindouisme…) mais jamais dans une réflexion profonde. Je voulais une transe de la bigoterie mondiale.
Qui dit « techno » pense « programmations rythmiques » ; mais le groupe CREW comprend aussi un vrai batteur, Peter ANGERER. Comment s’est défini son rôle par rapport à cet environnement électro ?
TZ : J’ai très souvent utilisé les programmations rythmiques pour leur froideur et leur rigueur et aussi pour leur références culturelles (depuis KRAFTWERK jusqu’à aujourd’hui dans la scène techno-électro). En écoutant les premières maquettes du projet, j’ai trouvé ces rythmiques tellement banales que j’ai désiré leur donner une autre vie en invitant un batteur à rejouer par-dessus ou à jouer contre, selon les pièces. J’avais besoin de chair, de vivant, surtout concernant les rythmiques (alliances timbrales : loops-batterie-percussions acoustiques-basse).
De même, les compositions font appel à une grande variété de cordes (basse, violoncelle, violon, oud…). Quel est exactement leur rôle ?
TZ : J’aime les cordes et leurs innombrables possibilités. Lors du montage du projet, j’ai même pensé à un quatuor à cordes électrifié pour remplacer toutes les parties de synthés mais, pour des raisons économiques, je n’ai pu réaliser ce rêve. J’ai donc conservé les synthés en leur ajoutant un vrai violon et un violoncelle sur le même principe que pour les percussions.
La performance que vous avez donnée au théâtre Toursky, à Marseille, a surtout privilégié la forme «concert» ; mais l’œuvre scénique est à l’origine un spectacle entier incluant des projections d’images. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet (types d’images, leur rôle par rapport à la musique…) ?
TZ : Pour la création, nous avions effectivement commencé à concevoir le projet avec des projections d’images, car le thème de la Missa était l’icône. Après divers essais, nous nous sommes aperçus que nous nous trompions de chemin. Tout était devenu froid et bêtement esthétisant et nous avons très vite oublié cette idée en décidant que l’icône serait vivante sur scène par des moyens scénographiques plus traditionnels comme des éléments de décor, par exemple un chariot infernal et drôle à la fois pour le Kyrie que conduisait l’un des chanteurs tout en assurant sa partie vocale ; une boule de feu qui explose et délivre de l’encens pour l’Introitus ; une marionnette représentant le Christ, manipulée par les musiciens pour le Requiem, etc., le tout savamment éclairé par Eric LOUSTAU-CARRERE.
Nous étions donc très loin de la version concert de Marseille mais qui a aussi d’autres qualités.
Ce n’est pas la première fois que vous travaillez avec le metteur en scène Stéphane VÉRITÉ. Qu’est-ce qui vous plaît dans son travail ou sa conception des choses ?
TZ : Je collabore avec Stéphane VÉRITÉ depuis 1989 sur des projets variés (théâtre, danse, évènements, installation lumières et son). Nous avons mené à bien toutes sortes de créations modestes et souvent énormes et ambitieuses telles que l’inauguration du Globe Arena de Stockholm (la plus grande halle de sport en Europe) par exemple.
Nous travaillons ensemble chaque fois que possible, nous avons une langue commune, si bien que nous développons les choses dans une fluidité et une courtoisie sans pareil. Il était tout à fait naturel qu’il se retrouve dans l’aventure Missa Furiosa.
Notre chemin se poursuit, car il m’a invité à composer et à jouer sur scène la musique de Voyage au centre de la Terre à l’occasion de l’année Jules Verne. Un spectacle d’images géantes aura lieu au Stade de France les 16/17/18/19 décembre 2005. Je serai, pour l’occasion, entouré d’une toute nouvelle équipe adaptée à ce projet.
Je suppose que la Missa Furiosa, de par son ampleur, constitue une sorte de tournant dans votre parcours artistique. Cela vous a-t-il donné d’autres perspectives de création en rapport avec l’électro, la musique sacrée ou la musique vocale, par exemple ?
TZ : Chaque projet pour moi a toujours été un tournant vers un ailleurs – ce qui me réjouis dans ce métier – et j’ai du mal à concevoir qu’il en soit autrement.
Sitôt la Missa terminée j’ai enchaîné exceptionnellement avec un projet un peu similaire mais en duo : une adaptation électro de chants de pèlerinage du XIIIe siècle Llibre Vermell De Montserrat avec l’une des chanteuses de la Missa, Sandrine ROHRMOSER. Dans ce projet, je chantais également et jouais du violoncelle, de la basse, et j’assurais la partie électronique, etc. Le challenge était différent, car là je voulais respecter complètement les textes en catalan ainsi que les mélodies originales. Et je crois qu’il est temps de passer à autre chose, mais je suis heureux d’avoir monté ces projets qui peuvent continuer à exister, à tourner si l’occasion se présente.
Le spectacle live de la Missa a été, outre deux dates en France, joué principalement en Autriche. Je me doute que sa structure même ne lui permet pas d’être programmé partout pour raisons financières ; mais y aurait-il par hasard en Autriche plus de scènes ouvertes à ce type de spectacle qu’en France ?
TZ : Non, il n’y a pas plus de scènes ouvertes à ce genre de projet qu’en France. J’ai été reçu merveilleusement bien par une structure plutôt portée sur la musique classique contemporaine, Bruckner Festival-Linz, qui m’a fait totalement confiance pour monter ce projet en collaboration avec un lieu plutôt rock : le Posthof-Linz et je les en remercie vivement.
Site : http://www.zaboitzeff.org/
Article et entretien : Stéphane Fougère
Photos : Sylvie Hamon