Tinashe CHIDANYIKA – Sounds of the African Mbira

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Tinashe CHIDANYIKA – Sounds of the African Mbira
(ARC Music)

Mbira, kalimba, sanza, likembe, marimba, sansula, lukeme, karimba, piano à pouces… Tant de mots pour désigner un si petit instrument, et dont la forme est a priori plutôt frustre ! Il est en effet constitué d’un petit support en bois dont on joue en le tenant dans les mains et sur lequel sont fixées des lamelles métalliques de tailles différentes, que l’on pourrait prendre de loin pour des épines. On a connu plus engageant… Et pourtant, ce lamellophone d’Afrique sub-saharienne, qui fait office de xylophone de poche, est jouée dans plusieurs pays (Zimbabwe, Mozambique, République démocratique du Congo…), par différents peuples, et a traversé les siècles. Si la création du mbira et de la sanza remontent à plus de 3000 ans, celle de la sansula ne date que du début des années 2000 ! De plus, les sons qu’il émet, bien que de faible volume sonore, envoûtent les âmes musiciennes, et ce, bien au-delà de la sphère des cultures traditionnelles africaines.

Cette faculté d’envoûtement du mbira lui a valu d’être interdit au XXe siècle dans ce qui était encore appelé la Rhodésie du Sud par les missionnaires chrétiens et le gouvernement colonial. Ces derniers s’attaquaient à un symbole fort, tant le mbira incarne l’âme du peuple shona (qui constitue les trois-quarts de la population zimbabwéenne) et influence son système de pensée cosmologique. Dans la vie courante des villages, le mbira était effectivement utilisé dans des activités de divertissement comme lors de pratiques rituelles, notamment dans le « bira », ou « dandaro », le culte des ancêtres, où il avait une fonction médiumnique. Il servait alors à convoquer les « mhondoro » et les « makwombwe », soit les esprits des grands chefs et des prophètes disparus, ou encore les « njuzu », les esprits des eaux, et bien sûr les ancêtres familiaux. Le mbira était de même joué lors de mariages, de funérailles, ou de cérémonies d’intronisation de nouveaux chefs.

Dans le monde contemporain, le mbira a cependant gardé une place centrale dans les pratiques musicales du Zimbabwe, et a même influencé le Chimurenga, mouvement musical lié aux luttes de résistance des Shona et des Ndébélés contre le pouvoir britannique dans les années 1970. Popularisé par Thomas « Mukanya » MAPFUMO, le Chimurenga est fondé sur la musique traditionnelle shona utilisant le mbira, auquel est adjoint une instrumentation électrique, afin d’accompagner des chants aux portées sociales et politiques. Ce style de musique a de même été porté par des artistes comme Dumisani MARAIRE et sa fille Chiwoniso MARAIRE, ou encore Stella CHIWESHE, de renommée internationale.

L’artiste que nous donne à écouter le CD Sounds of the African Mbira ne s’inscrit pas dans le style Chimurenga, puisqu’il cultive une fibre strictement acoustique, revenant aux fondamentaux de la musique de mbira, qu’il joue notamment dans les cérémonies rituelles « bira ». Pratiquant l’instrument depuis l’âge de quinze ans, Tinashe CHIDANYIKA a de plus participé au festival international des arts d’Harare, collaborant étroitement avec Chiwoniso MARAIRE et d’autres artistes populaires tels que Chirikure CHIRIKURE, Olivier MTUKUDZI et Albert NYATI, et enseigne le mbira au sein du programme éducatif Cape Mbira Project, qu’il a lui-même crée et qu’il dirige à Cape Town, en Afrique du Sud. C’est du reste là qu’il a enregistré cet album, son tout premier, paru sur ARC Music.

Ce label anglais avait déjà fait paraître en 1999 un CD auparavant paru sur un label américain (Music of the World) et consacré à deux grands maîtres du mbira aujourd’hui disparus, Ephat MUJURU et Dumisami MARAIRE. Sounds of the African Mbira relève le défi de l’excellence artistique affichée par ces derniers à travers douze pièces, en majorité des chansons ou des mélodies instrumentales traditionnelles, mais aussi des compositions de Tinashe CHIDANYIKA, d’où se dégage un climat général éthéré et enchanteur confinant à l’occulte, de par l’usage de structures cycliques et de motifs mélodiques bien particuliers, avec des triolets irréguliers et des temps faibles caractéristiques de la musique de mbira traditionnelle.

Tinashe CHIDANYIKA joue deux sortes de mbira dans ce disque : le mbira « dzevadzimu » à 24 touches, ou mbira des ancêtres, le modèle actuellement le plus répandu, et le mbira « nyunga nyunga » (ou kalimba) à quinze touches. La plupart des mélodies qu’il interprète sont jouées avec deux mbira, l’une débutant avec un motif « kushaura » et l’autre ajoutant un autre motif légèrement décalé, le « Kutsinhira », créant un effet d’entrelacement qui n’est pas sans rappeler ce qui se fait dans les musiques de gamelan indonésiens, par exemple, ce qui confère à cette musique son pouvoir hypnotique. Celui-ci est de plus renforcé par le style de chant de Tinashe CHIDANYIKA, dont les harmonies vocales tout en ululations s’apparentent au « yodel ».

Enfin, tradition rituelle oblige, Tinashe CHIDANIYKA est de plus soutenu par les « hosho », ou calebasses-hochets, de Barry VAN ZYL, percussionniste et batteur renommé que l’on a pu entendre dans le groupe MAHUBE d’Olivier MTUKUDZI et auprès de Johnny CLEGG, entre autres faits d’armes.

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Bien que relevant d’une facture traditionnelle, Sounds of the African Mbira affiche sa modernité à travers les thèmes de ses chansons, Tinashe CHIDANYIKA étant, parallèlement à sa carrière musicale, engagé dans des problèmes de société actuels : il revisite ainsi le thème Chemutengure (La Roue du chariot), qui évoquait à l’origine l’arrivée des colons blancs sur les terres shona, pour pointer un autre fléau, celui du VIH, non moins destructeur. La précarité sociale qui frappe le Zimbabwe est de même soulignée dans Kupara (Tout est perdu), dans Taireva (J’avais l’habitude de donner des conseils), dans Mugara Ndenga Urombo (Vivre seul est une sorte de pauvreté) et dans Chamuminuka, un chant qui encourage à lutter contre la pauvreté.

Deux compositions tendent à la célébration envers ceux qui ne sont plus : Chikende kuMbire rend hommage aux Anciens, et Ndotondera Gwenyambira fait l’éloge des deux maîtres de Mbira déjà cités plus haut, Dumisami MARAIRE et Ephat MUJURU.

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Le tableau sombre et dramatique dépeint par les textes des chansons est heureusement contrebalancé par la grisante suavité et la mystérieuse douceur qui émanent du chant si singulier et des sons des mbira de Tinashe CHIDANYIKA, donnant ainsi à ce disque une valeur quasi thérapeutique à laquelle vos oreilles ne resteront pas insensibles.

Stéphane Fougère

Page label: https://store.arcmusic.co.uk/sounds-of-the-african-mbira.html

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