Tindersticks : Second Album – Christophe SCHENK
(éditions Densité/Discogonie)
Les gens de Rouen ont beaucoup de chance, autour de la cathédrale et de la légende de la triste fin de Jeanne d’Arc (chantée par Leonard COHEN et Gérard MANSET), de l’autre côté de la Seine, il existe un endroit un peu secret, un peu mystérieux qui délivre sa collection de trésors régulièrement (32 dans la collection qui nous intéresse ainsi qu’un hors collection intitulé : « Écoutons nos pochettes ») et ceci depuis 2014 avec un opus sur Neil YOUNG et un sur THE CURE, tout cela à un rythme et une qualité jamais démentis, et la livraison 2025 ne déroge pas à la règle.
Le concept est désormais connu, jusqu’au code barre en forme de disque sur la couverture en rabat de l’ouvrage. L’étude, toujours pertinente est toujours aussi fouillée, faisant de chacun des splendides opuscules une bible nécessaire et aventureuse, car quoi de plus estimable et courageux que de vouloir marquer profondément et en grattant jusqu’à l’os ces 32 bornes inestimables, tous ces albums qui ont bercé notre culture musicale depuis les débuts des années 1970 (Nick DRAKE, Robert WYATT, NICO (les deux derniers de 1974, année charnière pour la musique des seventies), Jimi HENDRIX, etc.), en passant par les années 1990 (sautant les années 1980 plutôt allègrement, sauf sur le Tender Prey de Nick CAVE) avec I See a Darkness (1998) de Bonnie Prince BILLY , Dry de P.J. HARVEY, et autres, et maintenant pour débuter 2025 cet album, le deuxième de TINDERSTICKS sans autre titre que The Second Album, paru il y a trente ans.
La maison d’édition Discogonie a même eu la bonne idée de regrouper ses ouvrages en coffrets chronologiques depuis la fin des années 1960 (7 titres entre 1967 et 1974, soit un par année) jusqu’à la fin des années 2010, pour permettre à ses auteurs récidivistes (Véronique BERGEN, Pierre LEMARCHAND, Philippe GONIN, Guillaume BELHOMME) de figurer en bonnes places, poussant même le clin d’œil jusqu’à créer un coffret à part de cinq titres « Grrrls » mettant côte à côte par ordre alphabétique les girls de la collection : Marianne FAITHFULL, P.J HARVEY, NICO, les RITA MITSOUKO et Patti SMITH, une belle brochette si l’on osait (mais de nos jours on ose pas trop), plutôt des filles du feu, deux égéries sixties et trois banshees ou, comme aurait dit François TRUFFAUT, Deux Anglaises et le Continent.
La cuvée du début 2025, en tous cas le titre qui nous intéresse, déploie le Tindersticks II de 1995, et laisse découvrir un des groupes qui va vers sa consécration à l‘époque où le grunge menait les modes, et dont on fête encore la longévité trente ans plus tard (les groupes « à la NIRVANA » ont fait long feu depuis longtemps) avec le quatorzième album studio Soft Tissue paru fin 2024 et qui vient d’entamer une tournée européenne depuis mars 2025.
L’ouvrage de Christophe SCHENK, long de 138 pages est tout simplement époustouflant. L’auteur, depuis sa rencontre inopinée avec le groupe (lors du festival suisse de Nyon en 1996 où celui-ci voulait voir à tout prix Lou REED et qu’il abandonne vite fait (enfin lucide) pour se promener dans les scènes marginales), tombe en pâmoison devant ces six musiciens vêtus de costumes noirs très chics qui jouent les morceaux de leurs deux premiers albums (sans titres) de 1993 et 1995 sous une petite tente, pour un public un peu maigre, mais déjà conquis.
L’ouvrage, plus qu’un guide, bien plus qu’un assemblage de souvenirs et encore davantage qu’une déclaration d’amour transie, est une somme solidement bâtie, étude ouvragée et précise autour de nombreuses ouvertures de tiroirs (les archives du groupe ainsi que les articles de la presse de l’époque), détaillant les débuts du groupe, depuis le premier album sorti en 1993, jusqu’à cette consécration avec la sortie en grande pompe du deuxième (affiches géantes dans Londres) en avril 1995, sortie déjà attendue et anticipée majestueusement lors du prestigieux concert orchestral du Bloomsbury Théâtre le 12 mars 1995 (les places auraient parait-il été vendues en quelques heures et l’album live est sorti en version EP rapidement et en entier lors de la réédition de l’album en 2004).
Les critiques ne s’y sont pas trompés, avec toujours au coin de leurs plumes un petit air de soupçon à l’endroit de ce groupe « déceptif, mélancolique, épuisé, sophistiqué, mené presque négligemment par le charisme feutré du dandy moustachu chanteur, etc. » qui, l’espèrent-ils (ou pas), devra tenir la route de ce succès trop rapidement survenu. Mais, souligne l’auteur, c’est le moindre des soucis des musiciens de TINDERSTICKS, qui savaient très bien depuis le début ce qu’ils voulaient et ce qu’ils ont fait pour cette production plutôt fastueuse depuis les premières moutures enregistrées en Allemagne (au studio Conny Plank de Cologne sur les conseils de Blixa BARGELD) jusqu’aux touches finales orchestrales au studio Abbey Road de Londres en juillet 1994.
La séance de photo de la pochette de l’album est elle aussi source d’anecdotes éclairantes sur ce que veut exactement le groupe, allant jusqu’à l’épuisement de l’image froide, noire et blanche avec un soupçon de bleu, de ces six musiciens en costumes impeccables (entre un Frank SINATRA distingué et des KRAFTWERK britanniques, mais avec une dégaine moins robotique). Les morceaux sont ensuite étudiés quatre par quatre comme sortis d’une version vinylique précise : face A, face B, face C, face D, ce qui permet de suivre à l’écoute le déroulement de l’album (mention spéciale pour My Sister que je vous laisse découvrir) et s’apercevoir que, bien loin d’avoir vieilli, celui-ci a mûri très dignement, gardant son intemporalité intacte et réussi à dépasser largement son prédécesseur et même annoncer la suite déjà prévue par les musiciens.
Ayant épuisé sans jamais faillir l’analyse (exercice au combien difficile, que guette parfois la redite, ici évitée), l’auteur qui nous a essoufflés et envoûtés, ne s’arrête pourtant pas là et nous offre une sorte de bonus avec le concert de Bloomsbury (bonus lui-même en 2004, voir plus haut) et une projection vers le futur de 1995 (un peu comme les TINDERSTICKS l’ont fait lors des rééditions de leurs trois premiers albums : (démos pour le premier album, concert sur le deuxième, singles inédits et EPs sur Curtains le troisième). L’ouvrage allant jusqu’à indiquer les compilations assorties d’inédits, fonds de tiroirs impeccables sur Donkeys 92-97 paru en 1998 et Working for the Man double album (2002) chez Island, leur nouvelle maison d’édition qui a rapatrié pour de bon This Way Up, label de leurs débuts faussement indépendant.
Tout cela est passionnant et magnifiquement construit, on s‘y plonge avec l’impression de toucher au cœur de l’œuvre et d’y déceler les indices cachés, mis à jour par l’auteur rien que pour nous ; mais (petit mais), s’il fallait y ajouter un tout petit point d’orgue, il semble que l’auteur a un peu négligé de replacer cet album au sein (au milieu) de la trilogie ascendante du groupe entre 1993 et 1997, période fructueuse de quatre ans qui aboutit à Curtains et va vers une sophistication des arrangements symphoniques du groupe. La suite, avec Simple Pleasure, paru en 1999 inaugurera une période différente et synonyme de survie pour TINDERSTICKS dont les membres deviennent véritablement épuisés et au bord de la rupture. Cette période étant également celle des débuts des albums solo de Stuart STAPLES.
Pour y mettre un autre chouia, rajoutons, en toute humilité, un autre petit point, abordé, il est vrai, brièvement, mais peut-être pas suffisamment dans l’ouvrage : la rencontre (page 57) entre TINDERSTICKS et Claire DENIS, cinéaste française déjà confirmée (Chocolat) et formée sur les films de Wim WENDERS et Jim JARMUSCH, en préparation de son quatrième film à Marseille, tombée amoureuse du groupe lors d’un des concerts à Paris au Bataclan le 16 mai 1995 et qui va leur offrir de composer, non pas un morceau, mais toute la musique de son film en tournage et qui paraîtra en 1996, Nénette et Boni.
La cinéaste mentionne « que l’histoire que raconte My Sister (de loin, la plus longue des chansons de l’album avec ses huit minutes et quelques) et celle du film étaient différentes, mais cette chanson avait quelque chose qui pénétrait mon esprit, je l’écoutais tous les jours pendant que je travaillais et elle m’aidait à avancer dans l’écriture du film ; lorsque je suis allée au Bataclan, je suis restée stupéfaite tout au long du concert et me suis rendue en coulisse, ai rencontré les musiciens, leur ai parlé de mon scénario et ai demandé à Stuart s’il accepterait que j’utilise la chanson », il m’a répondu « on devrait peut-être tous se voir pour en discuter sérieusement, parce qu’on n’a jamais fait de musique de film, et au lieu de cette seule chanson, on pourrait composer quelque chose spécialement pour le film ». Belle rencontre, suivie par une longue coopération (un coffret somptueux de 5 CDs est sorti en 2011 chez Constellation Records avec les musiques de six films faites ensemble entre 1996 et 2009 : cinq en collaboration avec le groupe ainsi qu’un film avec Stuart STAPLES (l’Intrus, sorti en 2004) en solo.
Le livre sort à point nommé pour commémorer les trente ans de la parution de l’album Tindersticks II et puisque le temps semble ne plus avoir de prise sur le groupe, avançons que, tels des farfadets éblouis à tout jamais par un feu de Saint Elme, ces musiciens fils de Vulcain aux chansons à lente combustion, ont découvert le secret des « allume feu », allumettes d’une marque bien connue des randonneurs, qu’en français on pourrait traduire par : « sorte d’amadou ou mèche noire faite à partir de champignon inflammable ».
Xavier Béal
Page éditeur : https://www.editionsdensite.fr/Discogonie/40/The_Second_Album.html