U. SRINIVAS
Un rêve de mandoline
Il ne faut pas être en manque d’audace pour imposer dans le milieu très rigide de la musique savante indienne un instrument auquel aucune forme de noblesse n’avait été attribuée pour pouvoir jouer les antiques ragas. Ainsi Uppalappu SRINIVAS (1969-2014), à qui les dieux hindous ont conféré un talent exceptionnel dès son enfance, a-t-il donné ses lettres de vertu à la mandoline électrique en lui faisant jouer les ragas carnatiques les plus élaborés.
C’est, depuis, sur la scène internationale des musiques du monde que U. SRINIVAS (ou SHRINIVAS) distille ses envoûtants arpèges, côtoyant des personnalités comme Michael BROOK et John McLAUGHLIN, à qui il donne la réplique dans REMEMBER SHAKTI, tout en continuant à rendre hommage au répertoire traditionnel de l’Inde du Sud – comme il l’a encore prouvé lors de son récital dans le cadre du Festival Lattitudes à Paris en juin 2001. Après avoir été la coqueluche de Madras, U. SRINIVAS a conquis différents publics, des sévères spécialistes de la musique traditionnelle indienne aux fins gourmets d’un certain jazz ethnique. C’est cependant avec humilité que le joueur de mandoline appréhende son succès et avec une grande gentillesse qu’il a bien voulu évoquer pour ETHNOTEMPOS/RYTHMES CROISÉS les temps forts et les particularités de son parcours de musicien traditionnel et actuel.
Entretien avec U. SRINIVAS
Vous êtes le premier artiste indien à avoir intégré la mandoline électrique dans le cadre de la musique savante indienne. Pourquoi avez-vous choisi cet instrument ?
U. SRINIVAS : Ça a commencé quand j’avais quatre ans. À cette époque, je ne connaissais rien à la musique. J’appartiens cependant à une famille de musiciens. Mon père, Satyanarayana, enseignait la musique à ses étudiants, et je l’ai souvent observé. Il enseignait entre autres la mandoline et en jouait un peu. L’instrument était déjà utilisé en Inde, principalement pour jouer des musiques légères. J’ai été bien vite impressionné par cet instrument et j’ai par conséquent décidé d’en jouer. Quand mon père s’absentait, j’en profitais pour en jouer en cachette. Un jour, mon père m’a aperçu en train de jouer, et il a décidé de m’apprendre à en jouer mieux. Il fut mon premier professeur.
Ensuite, c’est un professeur de chant qui est devenu mon gourou et qui m’a enseigné. Il chantait, et je reproduisais ce qu’il chantait à la mandoline. Dans la mesure où personne n’a pu m’apprendre la musique traditionnelle à la mandoline, j’ai dû tout faire par moi-même. On m’a évidemment dissuadé de continuer à en jouer. Mais j’ai toujours pensé qu’il me fallait faire quelque chose de différent. Tout le monde jouait des instruments traditionnels, mais moi, j’aimais tellement la mandoline que je ne me voyais pas jouer d’autre chose.
Avez-vous été inspiré par d’autres techniques instrumentales pour élaborer votre propre jeu à la mandoline ?
U.S. : En fait, j’ai été inspiré par de grands joueurs de flûte, dont le flûtiste T.R. MAHALINGAM. Cela dit, je n’ai pas exactement marché sur leur traces. J’ai préféré élaborer mon propre style.
Curieusement, vous n’avez pas été inspiré par des maîtres qui jouaient des instruments à cordes, comme le sitar ou le sarod ?
U.S. : En fait, j’apprécie tous les instruments traditionnels. Chacun possède ses qualités. J’apprécie autant le sitar, la vîna que le violon, la flûte ou la guitare électrique. Et éventuellement la mandoline… (rires)
Votre intérêt pour la mandoline a donc commencé assez tôt…
U.S. : Oui, j’ai commencé alors que j’avais à peine 5 ans et j’ai donné mon premier concert à 9 ans. Un des amis de mon père et de mon professeur m’a entendu jouer et a suggéré de me programmer dans le festival Shri Tyagaraja Aradhana.
Pourquoi avez-vous électrifié votre mandoline ?
U.S. : Cela permet, en musique classique, de mieux «suspendre» la note, donc d’accroître les ornements (ce que l’on appelle les « gamaks »). C’est en fait l’Américain Tiny MOORE qui fut le premier à adapter la mandoline acoustique en mandoline électrique. Une mandoline comprend huit cordes, autrement dit quatre paires de cordes doubles. Mais en musique classique indienne, les cordes doubles ne sont pas très utiles. On a besoin de notes plus fluides. J’ai donc pris l’habitude de jouer sur quatre cordes. C’est peut-être la seule modification que j’ai fait subir à cet instrument. Mais cela ne limite en rien ses capacités.
À partir de quand vous êtes-vous fait connaître en dehors de l’Inde ?
U.S. : En 1983, j’ai joué au festival international de jazz de Berlin-Ouest. Il y a eu une telle « standing ovation » et une telle demande que j’ai dû faire un autre concert, absolument pas prévu. Ce second concert a été filmé par la TV allemande et diffusé dans tout le pays ! Cet événement a été un point de départ important pour ma carrière internationale. Du reste, il s’est produit un peu la même chose au Festival de l’Inde à Paris en 1985. Je devais jouer une heure, et j’ai finalement joué deux heures !
Je suppose que votre signature chez Real World a également contribué à étendre votre reconnaissance sur le plan international ?
U.S. : Oui, bien sûr. J’ai rencontré Michael BROOK, Nigel KENNEDY, Nana VASCONCELOS, avec lesquels j’ai pris énormément de plaisir à jouer, et c’est ainsi que j’ai réalisé mon premier disque de « fusion », Dream. C’était une expérience inédite pour moi.
Par la suite, vous avez joué avec John Mc LAUGHLIN. Comment l’avez-vous rencontré ?
U.S. : En fait, John a vu la vidéo de ma performance au festival de jazz de Berlin en 83, c’est ainsi qu’il m’a connu ! Et de mon côté, c’était un rêve que de jouer avec lui. Le rêve s’est réalisé en 1999, puis en 2000 et encore cette année, en compagnie bien sûr de Zakir HUSSAIN et de SELVAGANESH. J’ai été particulièrement honoré d’avoir pu jouer avec un maestro tel que John McLAUGHLIN.
Aviez-vous eu l’occasion de jouer avec Zakir HUSSAIN avant de vous retrouver dans REMEMBER SHAKTI ?
U.S. : J’ai commencé à jouer avec Zakir HUSSAIN en 1987. On a joué bien évidemment de la musique classique indienne. Par contre, on n’avait pas encore eu l’occasion de travailler ensemble sur un projet « fusion ».
Et, en dehors de John McLAUGHLIN, envisagez-vous de travailler avec d’autres musiciens occidentaux ?
U.S. : Oui, je dois travailler bientôt avec Michael NYMAN. Et j’espère travailler avec tous les plus grands virtuoses de la Terre ! (sourire)
Seriez-vous prêt à vous investir dans une nouvelle expérience musicale dans l’esprit de celle de l’album Dream ?
U.S. : Ah oui, ça m’intéresserait beaucoup ! Je suis pour l’innovation et la création.
Pensez-vous par exemple que votre jeu à la mandoline électrique pourrait s’accommoder des sons électroniques actuels ?
U.S. : Pourquoi pas ? Quand j’ai commencé à jouer de la mandoline, les gens disaient qu’il n’y avait pas beaucoup de perspectives pour cet instrument, qu’il n’avait pas sa place dans la musique traditionnelle indienne. Or, j’ai prouvé le contraire. Cet instrument n’a pas de limites. Tout dépend qui en joue, en fait. Il faut avoir les capacités nécessaires pour en jouer. Cela n’a rien à voir avec l’instrument lui-même, ses possibilités sont immenses. Tout peut être joué à la mandoline.
Propos recueillis par Stéphane Fougère et Sylvie Hamon
– Photos : Sylvie Hamon
Discographie sélective :
* Magic Mandolin (1989, Chaandha Dhara)
* Rama Sreerama (1994 – Real World/Virgin – 2021, réédition 2xLP)
* Dawn Raga (1995, Womad)
* Mandolin Magic (2001, Dunya)
* Mandolin Melodies (2005, Dunya Records)
* Samjanitha (2008, Disques Dreyfus)
Collaborations :
* U. SRINIVAS & Michael BROOK : Dream (1995 – Real World/Virgin)
* REMEMBER SHAKTI : The Believer (2000 – Verve/Universal)
* REMEMBER SHAKTI : Saturday Night in Bombay (2001, Verve)
*Michael NYMAN, U. SHRINIVAS, Rajan & Sajan MISRA – Sangam (Michael NYMAN meets Indian Masters) (2002, Warner Classics)
(Article original publié dans
ETHNOTEMPOS n°9 – octobre 2001,
mis à jour en 2022)