Xanthoula DAKOVANOU – Rizituals
(Mousa / UVM)
Décidément, le bassin méditerranéen recèle des trésors de musiques traditionnelles qui restent bien cachés aux oreilles européennes. Car à moins d’avoir vécu ou séjourné en Crète et d’en avoir exploré la culture antique avec ses autochtones les plus avertis, qui peut se targuer d’entendre régulièrement des « rizitiko » à la radio ou d’en trouver plein de disques chez nos disquaires préférés ? Encore faut-il que des rizitiko aient été enregistrés ! Hormis peut-être dans le disque de Yannis MARKOPOULOS & Nikos XYLOURIS paru en 1971 que le label Arion a rendu disponible en France sous le titre Le Chant profond de la Crète (jamais réédité en CD ou en LP), bien malin qui pourra en trouver des témoignages audio !
Heureusement, la compositrice et chanteuse grecque Xanthoula DAKOVANOU – que nous avions déjà remarqué avec son disque précédent, Lamenta, qui portait sur des chants de lamentations (les « miroloï ») interprétées lors de rituels funéraires ou lors de fêtes patronales dans la région balkanique d’Épire – nous en dévoile un peu plus sur le chant rizitiko dans son nouvel album, mais avec une différence de taille.
Mais au fait, le rizitiko, de quoi s’agit-il ? Ni plus ni moins que du plus ancien type de musique en Crète. Bien que son origine soit inconnue, on sait que les racines du rizitiko remontent au moins aussi loin qu’à l’époque byzantine. Provenant de la partie ouest de l’île grecque, mais maintenant entendues aussi dans le centre et l’est de la Crète, les chansons « rizitika » sont interprétées principalement a capella, sans instruments, dans les régions montagneuses crétoises.
Et parce que le terme rizitika contient le mot « rize » (du grec ρίζα, soit « racine »), et que les « rizes » désignent les contreforts, les « pieds » des montagnes, certains chercheurs pensent que ces chants tirent leur nom des racines des montagnes d’Ida (ou Psiloritis), de Dikti et des Montagnes blanches. D’autres soutiennent que les rizitika sont des « chansons racines » provenant des ancêtres, car elles ressemblent aux poèmes épiques d’autrefois et s’appuient sur des histoires et des traditions orales transmises d’une génération à la suivante par le chant.
Ainsi les rizitika racontent-ils des histoires sur des événements qui remontent à 900 ans (excusez du peu!) qui traitent de sujets douloureux, comme la perte d’un amour, une agonie, le deuil d’un être cher… (Après Lamenta, on attendait bien Xanthoula DAKOVANOU sur ce terrain…)
D’autres évoquent les histoires de personnages historiques ou héroïques qui ont par exemple combattu la révolution grecque contre les Ottomans… Certains rizitika sont toutefois plus légers, et sont notamment chantés à table, lors des mariages, des baptêmes et autres célébrations, ou le long d’un trajet sur la route… Enfin, les rizitika peuvent également prendre la forme d’allégories ou traiter de thèmes comme l’exil, la religion, l’amour ou la nature, ou bien encore des sujets d’actualité.
Comme nous l’avons indiqué plus haut, le disque de Xanthoula DAKOVANOU présente une particularité non négligeable. Car traditionnellement, les rizitika étaient chantés « a capella » par des chœurs exclusivement masculins. Or, dans Rizituals, ce sont des voix féminines que l’on entend et qui s’emparent donc de cette tradition qui, à la base, était perpétuée par des hommes !
Le choix fait sens dans la mesure où le répertoire présenté ici est constitué de chansons évoquant la femme dans ses rôles existentiels archétypiques (fille, sœur, mère, épouse, amante), et renvoient de même la quête d’une femme moderne qui construit son identité en puisant dans les éléments de la tradition, tout en s’inspirant également de la réalité urbaine moderne et du « monde global » dans lequel elle vit. Comme le dit Xanthoula dans le livret : « Je considère qu’entendre le rizitiko par des voix féminines redéfinit tendrement la place de la femme dans cette société traditionnellement patriarcale. » Ce faisant, c’est comme si elle avait enclenchée une révolution de velours…
C’est aussi pour Xanthoula DAKOVANOU l’opportunité de rendre hommage à la Terre et à la culture crétoises qui lui ont assurément beaucoup apporté et dont elle s’est imprégnée lors des années où elle a vécu à la Canée, la deuxième ville de Crète et termes d’importance démographique.
Toutes les mélodies sélectionnées pour Rizituals sont traditionnelles, de même que les paroles des chants (à l’exception d’une chanson composée par le violoniste Kostas « Naftis » PAPADAKIS, Syrto at Dawn), et proviennent en majeure partie de l’Ouest de la Crète. Avec sa voix de lumière compassionnelle, Xanthoula DAKOVANOU s’approprie donc les chants, mais sur certains d’entre eux, elle est accompagnée par une autre grande et remarquable voix de la tradition crétoise, celle d’Eugenia Toli DAMAVOLITI (déjà entendue auprès de Ross DALY et de Giannis PAXIMADAKIS). Argiro REPPA prête de même sa voix sur le chant épique Mia kori roda et l’Ensemble vocal ANEMIS en fait autant sur Aitos perdiki.
Une autre (r)évolution est opérée par Xanthoula DAKOVANOU de par son choix d’arranger ces chants en faisant intervenir différents musiciens jouant d’instruments traditionnels : Dimitris SIDERIS au luth crétois (ainsi qu’aux arrangements et à la voix) ; Sophia EFKLEIDOU au violoncelle et voix ; Giorgos ZACHARIOUDAKIS à la cornemuse crétoise et aux diverses flûtes (une thiampoli crétoise, mais aussi une bawu chinoise et une bansuri indienne) ; Solis BARKI aux percussions et Christina KOUKI au santouri.
Si la panoplie instrumentale reste traditionnelle, les orchestrations de chaque pièce relèvent de l’expérimentation créative, offrant par endroits aux musiciens des espaces solistes qui leur permettent d’introduire des éléments et des effluves byzantines ou médiévales. À des chants de piété éplorée ou de contemplation rassérénante faisant usage de mélismes étirés (Ilie mou, Pervoli, Mama lougie me, Kori lygeri…) succèdent des morceaux rythmiquement plus relevés qui réfléchissent la dimension jubilatoire des danses crétoises (Avgerinos, Mia Kori roda, et l’exubérant Rizituals Sousta en final).
L’auditeur qui souhaitait écouter un disque de rizitiko interprété de façon puriste sera peut-être déconcerté par cette production presque « à grand spectacle », mais Xanthoula DAKOVANOU insiste bien sur le fait que son projet est « inspiré par les traditions vocales crétoises » (sic) et ne participe aucunement d’une entreprise de folklorisation muséale. Le titre du disque lui-même reflète cette volonté d’innovation, puisque Rizituals est un néologisme créé à partir du mot grec « rizitiko » et du mot anglais « rituals ». Et c’est bel et bien à un rituel que nous convie Xanthoula DAKOVANOU, et chaque phase de ce rituel a de quoi enthousiasmer les oreilles avides de reviviscence.
Stéphane Fougère
Site Artiste : https://xanthoula-dakovanou.com/