Yochk’o SEFFER NEFFESH MUSIC – Cèl 2

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Yochk’o SEFFER NEFFESH MUSIC – Cèl 2
(ACEL)

Passé = Présent = Futur = Illusion ! » peut-on lire sur un volet de ce digipack qui contient trois disques. Et bien sûr, à chaque disque correspond une époque. Mais à l’écoute aveugle, peut-on vraiment distinguer ce qui appartient au passé, au présent et au futur ? L’illusion est là, à chaque détour (ou retour) de cycle. Sans doute serait-il plus prudent de dire que chaque disque correspond à un moment, ou à une incarnation de cette « musique de l’âme bestiale » que revendique Yochk’o SEFFER pour sa NEFFESH MUSIC, qui est moins un groupe qu’un véhicule d’intention, constamment repeint ou reconstruit en fonction des envies, des disponibilités.

Cèl 2 succède donc à Cèl en réinvestissant la même « enveloppe », soit un album de trois disques, à la différence près qu’il n’y a pas de DVD dans ce deuxième volume, rien que des CD. Rien à voir, tout à écouter, et dans les grandes largeurs. Trois disques, trois propositions émanant chacune d’un moment resté inédit jusqu’à ce jour du parcours ô combien prolifique du compositeur hongrois qui aura défriché, labouré, re-défriché, re-labouré (etc.) un terrain décidément inspirant à la croisée des mondes de Bélà BARTÓK et de John COLTRANE, et de quelques autres satellites (Ornette COLEMAN, Olivier MESSIAEN, Thelonious MONK, György LIGETI, Duke ELLINGTON…).

Ainsi le CD1, Emlèkszem Rà (« Je me souviens »), est-il entièrement dévoué à John COLTRANE, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la disparition de ce dernier (l’enregistrement de ce disque datant de 2017). Le choix est évidemment sans surprise aucune pour les connaisseurs de l’œuvre « sefferienne ». Sans surprise, mais avec toujours autant d’étonnement ! Quelques compositions du jazzman américain y sont réinvesties, non pas pour leur rendre un hommage servile au pied de la lettre, mais plutôt pour en célébrer l’esprit, et ainsi trouver une voie pour faire retentir l’écho même de l’expression sefferienne.

En ce sens, il n’y a rien d’incongru à trouver dans ce disque des pièces de Yochk’o SEFFER lui-même, comme des extensions à la manne coltranienne et, tant qu’à faire un détour prolongé vers un classique de Thelonious MONK.

Pièce emblématique et populaire de COLTRANE, Naima ouvre le bal, non pas avec une, mais avec deux versions ! La première fait intervenir non pas un, mais pas trois saxophones ténor. Et pourtant, il n’y a qu’un saxophoniste : Yochk’o ! La technologie lui a permis de faire résonner trois voix, deux d’entre elles étant le fruit d’une harmonisation numérique. Le thème y est passablement reconnaissable, mais en mode « décortiqué », et est surtout prétexte à des envolées qui brouillent les frontières entre écriture et improvisation, le grand « dada » de Yochk’o.

Dans la seconde version de Naima, Yochk’o se dédouble en deux voix cette fois distinctes, intervenant simultanément au sax ténor et au piano, pour de nouveaux forages en territoire inédit afin d’aboutir à de nouvelles formes. Pour donner une approximative échelle de mesure, il y a probablement autant de distance entre les deux versions sefferiennes de Naima et celle gravée par COLTRANE dans Giant Steps qu’il y en a entre les versions de My Favorite Things gravées par ce dernier entre celle de l’album éponyme et celle de Coltrane in Japan !

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Suivent trois pièces écrites par Yochk’o SEFFER. Sur Din, Yochk’o démarre au piano, puis poursuit au sax ténor, sans filet, avant que le fidèle compagnon François CAUSSE ne vienne épicer la marche funambule du saxophoniste avec ses diverses percussions, tout en faisant intervenir ça et là un « chœur » numérique qui ajoute une dimension spectrale subreptice. Ethnique et contemporain.

Changement de saxophone pour les pièces Emlèkszem Rà et Rayta Sound : le sopranino entre en Cèl et en scène, avec le piano en piste superposée. Un seul musicien, deux voix, dans une même direction (et pour cause). Et François CAUSSE, dans la première pièce citée, de saupoudrer cette randonnée de la mémoire de ses peaux frappantes et cymbales étincelantes. Rayta Sound est la pièce la plus condensée du disque, et assurément celle qui fait montre d’une vitalité rythmique plus proche du jazz.

Retour en terre coltranienne et du saxophone ténor avec cette réinterprétation de Love, une composition issue de l’album Meditations : Yochk’o y plane seul au ténor dans les deux premières minutes, avant de se dédoubler tout aussi voluptueusement au piano. À presque mi-parcours, François CAUSSE déploie les fûts de sa batterie, et l’ivresse se fait plus pulsative, avant que Yochk’o ne poursuivre en solitaire, tout aussi baigné de suspension lunaire.

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Ogunde, autre pierre porteuse de l’édifice coltranien (incluse dans l’album Expression), est abordée avec les mêmes ingrédients instrumentaux : sax sopranino, percussions et batterie, auxquels s’ajoutent le tarogato soprano pour Yochk’o et des cordes numériques à la cantonade, pour une version tout aussi chavirée, en perpétuel équilibre instable.

Sax sopranino, piano et percussions ethniques montent au créneau sur Mozgalom, une autre composition de SEFFER, qui sert d’intermède virevoltant et galopant avant que Yochk’o ne se livre à une réinterprétation en strict solo au sax sopranino du standard Round about Midnight de MONK qui lui sert de tremplin pour une exploration lyrique « élargie », puisque dépassant les douze minutes !

Contrairement à d’autres qui martèlent que tous les chemins mènent à COLTRANE, au moins Yochk’o prouve-t-il dans Emlèkszem Rà que ces mêmes chemins partent de COLTRANE pour arriver à MONK en passant par SEFFER !

Avec le CD 2, nous effectuons un nouveau voyage dans le passé, en l’occurrence plus éloigné puisque l’enregistrement qu’il contient date de 1978. Il n’y est pas question cette fois d’un hommage à une icône du passé, mais à une rencontre entre Yochk’o SEFFER et son compatriote le violoniste hongrois Katy Lajos HORVATH, dont le nom ne doit pas être inconnu des suiveurs de la discographie sefferienne puisque c’est avec lui que Yochk’o avait enregistré, respectivement en 1982 et en 1983, Le Diable angélique et Le Livre de Bahir, les deux seuls volumes parus de la collection Chromophonie (qui devait en contenir dix…).

Natif de Budapest, HORVATH a commencé à jouer du jazz dès la fin des années 1960, se produisant la décennie suivante dans le groupe du pianiste György SZABADOS puis dans d’autres formations, dont le groupe RÁKFOGÓ, tout en s’immergeant conjointement dans la musique classique d’un BRAHMS, d’un TCHAÏKOVSKI et d’un PAGANINI et dans les musiques contemporaines d’Igor STRAVINSKY, de Béla BARTÓK et d’Arnold SCHÖNBERG.

On comprend dès lors pourquoi le courant est vite passé entre Lajos et Yochk’o, à une époque où ce dernier cherchait justement à remplacer le quatuor MARGAND – avec lequel il avait commencé l’aventure de NEFFESH MUSIC – par un violoniste possédant suffisamment de force et d’esprit aventureux. Quatre ans avant d’enregistrer avec lui ses deux Chromophonies, SEFFER a ainsi invité HORVATH à jouer au sein de son groupe avec François LAIZEAU et Dominique BERTRAM, bien décidé à faire connaître à son public ce virtuose du violon « que la Terre entière doit découvrir » (sic).

Et il est vrai que, sans lui, HORVATH serait peut-être resté un parfait inconnu dans l’Europe de l’Ouest. Depuis, il a été un étudiant de la Fondation de Yehudi MENUHIN et est même devenu l’assistant de ce dernier. Son œuvre orchestrale Alpha & Omega n’est pas non plus passée inaperçue, puisqu’il y joue lui-même tous les instruments (violon, violoncelle, piano, contrebasse, guitare, harpe, cymbalum, xylophone…). Et en 2014, HORVATH a intégré l’Académie hongroise des Arts et des Sciences.

Mais en 1978, bien malin qui, en France, avait entendu parler du violoniste Lajos HORVATH ! Et encore, pour le découvrir, il fallait avoir vu la nouvelle mouture de NEFFESH MUSIC en concert, vu que l’enregistrement que celle-ci a réalisé en 1980, Noce chimique, n’a jamais été publié ! (Franchement, que fait la police ?) Pas plus que cet enregistrement en duo qui, lui, voit enfin le jour en 2025 sur Cèl 2, ouf !

Intitulé Születès és a Halàl (La Naissance et la Mort), cet enregistrement est constitué de trois parties de durées presque égales, la première tutoyant les 18 minutes, la deuxième les dépassant, et la troisième atteignant 19 minutes ! Trois parties pour deux instruments (piano et violon) et pour deux pôles thématiques situés à chaque extrémité d’une existence humaine ou animale. Compte tenu de sa structure, on voit mal comment cette pièce aurait pu paraître en disque vinyle à l’époque, à moins de publier un double LP à trois faces (à raison d’une partie sur chaque face), ce qui ne se faisait pas encore et aurait été de toute façon voué à l’échec commercial. De plus, sur ce CD, les trois parties sont enchaînées et impliquent une écoute immersive et d’un seul tenant.

Outre l’inspiration versatile de Yochk’o SEFFER au piano, qui alterne cristallinité, martialité, volubilité et contemplativité, Születès és a Halàl dévoile l’ample spectre expressif de Lajos HORVATH au violon, tantôt sépulcral, tantôt déchirant, enjoué à un moment, songeur à un autre, jonglant avec l’ombre et la lumière, l’austérité et la jubilation, en mélangeant le modal et le chromatique, dévoilant ainsi des effets sonores qui débordent largement du cadre technique classique sur cet instrument. L’entente entre les deux musiciens y est plus que cordiale, elle est imparablement télesthésique.

L’œuvre, de près d’une heure, se déplie en inflexions humorales multiples, en caprices inventifs et en vibrations sauvages, déclinant moult contrastes et rebondissements, indubitablement hongroise dans ses résonances et assurément contemporaine dans ses projections, explorant tous les sentiers les plus sinueux qui relient effectivement l’apparition de la vie et la cessation de celle-ci. Dans sa première moitié, la troisième partie atteint notamment des sommets de visions cauchemardesques.

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Retour au présent, ou au très récent passé selon l’angle de vue ou d’écoute puisqu’il a été enregistré en 2024, le CD 3, intitulé Metamorfozis et tourné vers le futur, voit à nouveau officier la paire SEFFER/CAUSSE, avec toutefois de notables invités.

C’est ainsi Guillaume ORTI qui est convié à « soloïser » au saxophone baryton (SEFFER étant au piano) sur une reprise de Duke ELLINGTON Prelude to a Kiss, les deux autres barytons étant numériquement programmés par François CAUSSE. Dûment retravaillé, le classique ellingtonien débouche sur deux compositions de Yochk’o, Kalapàcs-Tancà et Hurrà Kuruc, l’ensemble formant une suite de presque treize minutes. La première, dont le titre peut être traduit par « Danse des poêles », voit effectivement François CAUSSE jouer sur de vraies poêles et autres percussions, conférant une assise rythmique quasi-tribale aux notes plus solennelles de piano de Yochk’o. Hurrà Kuruc enchaîne sans prévenir, les deux barytons numériques de CAUSSE servant cette fois de support à un solo de saxophone soprano de Laurent MATHERON, autre complice de SEFFER déjà présent sur ses précédents disques.

Le concept de Metamorfozis prend une nouvelle dimension avec Nàd-Hangja, traduction hongroise pour L’Anche des métamorphoses, titre d’un ouvrage de poésies écrit par notre « Pixie » hexagonal Didier MALHERBE, qui vient réciter sur ce CD quatre de ses poèmes dédiés à ces languettes de roseaux qui font vibrer les becs de saxophones, tarogatos, doudouks, hautbois et clarinettes, soit tout un univers sonore partagés par SEFFER et MALHERBE. Sur des musiques atonales déclinés au tarogato basse, au piano et aux sculptures sonores par Yochk’o, auxquelles François CAUSSE ajoute percussions et manipulations numériques de cordes et chœurs, Didier MALHERBE, avec sa verve bigarrée et jubilatoire, fait le portrait d’anches anthropomorphes (Anche Bavarde, Anche Pythie, Anche Palette) et déclame son Éloge du roseau, quitte à finir avec une Gueule de bois…

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Ce sont d’autres voix, d’abord plus sépulcrales puis plus éthérées, que François CAUSSE programme sur Oxo IX, et qui servent de propulseur aux sérénades de sax soprano et de piano de Yochk’o SEFFER, lequel se métamorphose en quatuor de pipeaux sur le bien nommé Furulya, aux teintes plus pastorales mais néanmoins bien modernes.

C’est la trame harmonique de l’Anche des métamorphoses qui sert de support au solo de tarogato soprano de Yochk’o sur le très étalé Yessod II, qui bénéficie en son milieu du concours d’un orchestre et d’un piano virtuels numérisés une fois de plus par François CAUSSE. C’est à celui-ci que SEFFER dédie sa rêveuse et frénétique Sonata Ferencnek qui clôt ce CD 3 et qui fait intervenir en couches superposées plusieurs pianos.

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Jonglant entre l’organique et le virtuel, Metamorfozis trace de nouvelles pistes de création pour Yochk’o SEFFER sans que ce dernier n’abandonne pour autant ses fondations. À 85 ans, sa faconde compositionnelle et improvisatrice force le respect tout en laissant pantois d’admiration.

Les trois propositions discographiques de Cèl 2 défient les déroulements chronologiques horizontaux : qu’elles aient été enregistrées hier ou à l’avant-veille d’aujourd’hui, elles ouvrent des reliefs que l’on n’a pas fini d’arpenter. Auditeurs alpinistes, ne tardez pas à chausser vos oreilles de semelles cloutées, quelque chose me dit que d’autres « intentions » (Cèl) ne vont pas tarder à vous être proposées…

Stéphane Fougère

Site label : https://acelproductions.com/

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