Thierry ZABOITZEFF – Sequences – 16 – Planet LUVOS
(Booster / WTPL-Music)
Ça commençait à faire un bail que le compositeur et multi-instrumentiste Thierry ZABOITZEFF n’avait pas ajouté de nouveaux deniers dans son escarcelle discographique, déjà bien plantureuse. Et voilà qu’en 2013 trois nouvelles réalisations paraissent simultanément, montrant chacune une facette différente de son champ d’action artistique.
On connaissait Thierry ZABOITZEFF comme illustrateur sonore de ballets et chorégraphies, on ne l’avait pas encore entendu comme compositeur musical de réalisations TV ou cinématographiques. C’est chose faite avec Sequences, qui n’est autre que la version album de la B.O. d’un documentaire de Nathalie BORGERS, Winds of Sand, Women of Rock (Vents de sable, femmes de roc), consacré aux femmes de l’ethnie nomade des Toubou.
Contexte oblige, la musique concoctée par ZABOITZEFF se pare évidemment de couleurs ethniques. De nombreuses pièces parmi les 18 « séquences » du disque sont nourries de samples d’instruments ethniques (percussions, flûtes, luths, vièles) et de chants traditionnels qui voisinent avec les plus coutumiers violoncelle, basse, claviers et le « robotic strings orchestra » du ZAB. Ce n’est certes pas la première fois que des emprunts aux musiques traditionnelles et world sont réalisés par Thierry (souvenez-vous de l’album India). Mais leur intégration à la bande son d’une production documentaire a apparemment obligé le compositeur à ne faire qu’un usage parcimonieux de sa grammaire originale.
On pourrait très bien écouter cette bande originale la première fois sans se douter qu’« il y a de l’ex-ART ZOYD dans tout ça ». Mais une écoute plus attentive finit par repérer certains traits caractéristiques déjà présents dans d’autres réalisations solistes de ZABOITZEFF, voire dans les derniers albums d’ART ZOYD auxquels il a participé, mais sous une forme plus diluante. Il n’est pas certain cependant que Sequences se distingue dans la masse de productions world fusion à base de samples que des artistes comme Thierry DAVID, LIMBORG ou Steve SHEHAN ont déjà amplement concouru à développer dans les années 1990. Toutefois, cet album affiche une volonté d’accessibilité qui n’est pas non plus déshonorante… juste un peu plus passe-partout.
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Plus récemment, Thierry ZABOITZEFF a réalisé 16 (Sixteenth). Pourquoi 16 ? Tout bonnement parce qu’il s’agit de son seizième album. « Déjà ? » ne manqueront pas de s’interroger les retardataires.
Faisons les comptes : la première escapade solitaire de Thierry remonte en effet du temps d’ART ZOYD, c’était en 1984, avec Prométhée. Il y en a eu une deuxième en 1992 (Dr. Zab & his Robotic Strings Orchestra) puis une troisième en 1995, Épreuves d’acier, finalement intégrée au Häxan d’ART ZOYD, mais c’est évidemment depuis qu’il a quitté ce dernier que ZABOITZEFF a multiplié les productions, toutes aussi variées et originales les unes que les autres. On ne va pas toutes les recenser ici, mais si l’on inclut la compilation Back Up et son rare disque en duo avec Harald FRIEDL (Rauch), sa discographie s’élève bel et bien à seize disques avec celui-ci.
Allez savoir si Dr. ZAB a voulu faire de cet album une commémoration, un repère dans le temps, une étape marquante, mais 16 s’avère être un peu de tout ça à la fois, tant son auteur a mis les petits plats dans les grands. ZABOITZEFF a mitonné un opus opulent à base d’instruments classiques, rock, électro-acoustique, programmations, samples et voix, selon des recettes déclinées à toutes ses sauces de prédilection, du classique-contemporain solennel à l’électro-technoïde baroque en passant par le rock martial et volontiers zeuhlien, le dark-ambient et la musique de chambre.
Dans 16, contemplations béates et cauchemars ambulants, instants de sérénité et séquences de guérilla, images d’un Eden disparu et visions d’un apocalypse imminent, chimères et gargouilles, voix d’anges et voix de goules marchent en rang serré, les uns devant ou derrière les autres, ou côte à côte, ou se fondent et se confondent au gré des transitions ou des ruptures. Outre la propre voix de ZABOITZEFF, naturelle ou viscérale, 16 fait intervenir d’autres voix, réelles ou virtuelles. Plusieurs titres bénéficient ainsi de l’organe vocal séraphique de la soprano Isabelle FARMINI ; une rythmique hoquettante est tracée par deux « beatboxers » sur le primesautier Touch, la voix du performeur Tomaz SIMATOVIC compte les millions sur le débridé Schluss mit Kunst, et ce sont des fragments de discours de Martin LUTHER KING qui ponctuent la cavale paniquée de Free at Last.
À ces thèmes survoltés s’opposent d’autres qui distillent des lenteurs mystérieuses, tel le classisant et sentencieux Kordz et les anges gardiens, que l’on croirait écrit pour DEAD CAN DANCE, ou encore le suave et plaintif Deil Zom an Delay, joué lors du spectacle live Cross the Bridge de Thierry il y a deux ou trois ans. Les connaisseurs de longue date retrouveront dans 16 des compositions déjà enregistrées ailleurs. ZABOITZEFF nous gratifie en effet d’une nouvelle version électroïsante et très second degré de son Dr. Zab & his Robotic Strings Orchestra (dont la mélodie prenante est inspirée de la VIIIe Symphonie de CHOSTAKOVITCH), rebaptisée Dr. Zab am Wolfgang See.
Et ô surprise, Thierry revisite également son classique Mariée à la nuit, qu’il interprète avec le personnel du collectif d’Erik BARON, d-zAkord. (C’est la seule fois dans l’album où il est accompagné d’un groupe.) Cette version toute en cordes n’a rien à envier à celle d’ART ZOYD, et se permet même de ressembler à un inédit d’un ProJeKCt frippien. On aurait du reste souhaité que cette collaboration du ZAB’ avec d-zAkord se poursuivre au-delà de cette seule pièce…
N’étant pas directement lié à une création chorégraphique ou filmique, 16 est un album-somme qui fait montre d’une inspiration stylistique plurielle que les séides puristes jugeront outrecuidante, tant elle est arborée comme un étendard (non sanglant). L’originalité, la variété des climats et des structures de composition révélées dans les douze compositions de cet album illustrent l’audace créative de Thierry ZABOITZEFF.
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Parce qu’il n’en est plus à un contraste près, Thierry ZABOITZEFF livre, conjointement à 16, un autre opus (le dix-septième, donc) stylistiquement plus homogène. Il s’agit à la base d’une musique originale pour chorégraphie (en l’occurrence une pièce créée au cours de l’année 2012 par la compagnie d’Editta BRAUN à Salzbourg et à Vienne) dont le titre, Planet LUVOS, évoque volontiers un univers de science-fiction. Mais autant le dire tout de suite, on ne trouvera rien ici de commun avec les B.O. des Star Wars et autres Star Trek.
Plus austère et atonale (mais non dénuée d’humour), la musique composée par ZABOITZEFF avec son habituel instrumentarium électro-acoustique évite le prévisible écueil du « planant/spatial/ambient », même si elle s’acquitte de quelques gages envers le genre. Mais ceux-ci sont bien vite perturbés et pervertis pour évoquer un environnement à la façade pacifique mais aux recoins plus instables et aux mouvements plus troubles (à l’instar des autres extraits de Luvos vol. 2 inclus dans l’album Iva Lirma).
Les résonances lunaires de cette Planet LUVOS se doublent d’une évocation aquatique récurrente, ce qui n’est guère étonnant quand on réalise que cet univers-ci se niche au fond des mers, là ou tout n’est qu’abysses chaotiques et plaintives, animées de soubresauts floraux, de courants tourbillonnants et peuplées d’une faune en perpétuelle métamorphose, quelque part entre l’animal (benthique ou pélagique) et l’extra-terrestre. Si la mélodie n’apparaît que sous forme velléitaire, voire mutique, c’est parce que cette plongée sous-marine prolongée débouche dans un monde originel, embryonnaire, où l’humanité est réduite à une minorité presque parasite, une intrusion accidentelle.
Thierry ZABOITZEFF a réalisé avec Planet LUVOS une fascinante évocation d’un fond marin aux allures de cosmos renversé, tâché d’étoiles décidément singulières.
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Avec ces trois albums, le Dr. ZAB repousse encore l’horizon de sa créativité volontiers débridée. Quitte à faire grincer les dents de certains fans d’ART ZOYD qui voudraient lui imposer un cahier des charges, le ZAB’ s’approprie sans préjugé les musiques savantes « académisées » comme les musiques populaires « branchées » et les passe sans vergogne dans son mixeur personnel. Sa liberté de composition le situe résolument hors des pré-carrés étiquetés des musiques de pointe au croisement du rock et du contemporain.
Site : www.zaboitzeff.org
Label : http://booster.prestabox.com
Stéphane Fougère
(Chroniques originales publiées dans
TRAVERSES n°34, janvier 2014)