Teho TEARDO & Blixa BARGELD – Christian & Mauro
(Spécula Records)
Pas tout à fait inconnus, ces deux-là se connaissent très bien depuis 2013, en tous cas, nous de notre côté nous les connaissons en tant que duo depuis cette date qui est celle de leur premier album ensemble (Still Smiling chez Spécula) assemblage très réussi de douze morceaux chantés en italien (Scusi), en anglais (Come Up and See me) et majoritairement en allemand : langue maternelle de Blixa BARGELD qui, vous le connaissez bien et vous l’aimez d’autant (Blixa = bon garçon et BARGELD = argent liquide), est le chanteur immense de EINSTÜRZENDE NEUBAUTEN depuis 1980 dont le dernier album Rampen date de mai 2024.
Ces deux-là, qui n’en sont pas à leur première carrière parallèle, ont à leur actif de duo deux albums (et demi) chez Spécula Records : outre le Still Smiling pochette surprenante, loufoque et tellement ressemblante à leurs délires de 2013, un successeur de 2016 intitulé Nerissimo et sa pochette splendide en clin d’œil à Hans HOLBEIN le Jeune et ses Ambassadeurs (1533) et références à des territoires énigmatiques (philosophie, religion, mort et renaissance) explorés par le duo. Le troisième album (double) avec 15 morceaux, sorti en 2023 intitulé Live in Berlin reprend la plupart des titres des deux albums précédents (un inédit Blanchissimo ?) en versions très orchestrées avec THE ORIEL QUARTETT, tout cela enregistré au Sonic Morgue (no kidding) le 6 décembre 2022 (fête de Saint-Nicolas) et petit bijou de précision avec pour seul léger défaut une pochette un peu passe-partout.
Et voilà qu’en 2024, sans prévenir et à la suite d’un album tellement incandescent (étourdissant, allez !) (Rampen) le duo (TT / BB) s’est remis au travail (allemand, italien, anglais) pour dix nouveaux morceaux avec chacun ses instruments, la voix de Blixa (sous son vrai prénom Christian) et les guitares, le mellotron et les drums de Teho (sous le sien Mauro) accompagnés par les élégantes Laura BISCEGLIA au violoncelle et Gabrielle COEN à la clarinette (sans oublier une pléiade de musiciens romains ou berlinois).
Voilà que pour fêter l’automne et les huit ans depuis Nerissimo nos deux complices, qu’on aperçoit au verso de l’album un tantinet fatigués ou soucieux, repartent en accéléré diabolique avec Starkregen (pluie torrentielle) là où on les avait laissés en version trilingue : I’m Getting Nervous / Mi innervosisco / Die halben Sachen alles Weg ; ça continue avec Dear Carlo (qui fait paraît-il un gâteau excellent soit dit en chantant), I Shall Sleep again (en allemand sauf le refrain), Bisogna Morire (on doit mourir ou tu dois mourir à votre guise) en italien/allemand et en danse macabre définitive (passacaille ?).
Par contre au milieu du livret et de ces cinq premiers morceaux, les revoilà tous deux reposés, la pupille à nouveau vive et l’œil aux aguets, l’air plutôt intrigué, mais les regards désormais résolument tournés vers le présent (plus de Covid et de mélancolie), les lèvres pincées et volontaires pour nous entreprendre pour la suite en forme de deuxième partie d’un ensemble bien construit avec un paysage plus personnel, comme s’il fallait relier à nouveau le ciel entre Rome et Berlin et que les racines musicales développées ouvraient une éventualité neuve sur l’avenir (le leur et celui de l’Europe/du Monde/de l’univers, plus loin encore voir le dernier morceau Rimangono/ Remain/bleib übrig !)
Cette collaboration révèle une relation symbiotique frappante entre les deux artistes, l’instrumentation oppose violon, violoncelle, piano et guitare à des percussions métalliques, tandis que BARGELD entonne ses contributions vocales avec une sorte de tendresse un peu lasse au milieu de la palette musicale souvent voisine de la tension sombre et nerveuse des récents albums d’EINSTÜRZENDE NEUBAUTEN, mais avec une atmosphère plus brumeuse, en particulier sur les cordes lugubres et flottantes de certaines chansons. L’album possède un espace et une quiétude rares, qui mettent l’accent sur l’humour pince-sans-rire et mélancolique des paroles en acier dur et froid du style vocal particulier du chanteur.
L’utilisation d’instruments à vent vient entourer parfaitement la guitare baryton, le mellotron et autres multiples instruments de Teho TEARDO (presqu’anagramme de Dodo Theatro ou At Theodore), des cloches et de l’arrangement d’instruments à cordes classiques, la clarinette basse jouant notamment un rôle important. Telle une couverture protectrice, elle embrasse tendrement la voix grave et douce à la fois proche de l’effondrement toujours contrôlé de Blixa BARGELD.
La langue relie également ces deux villes de Rome et de Berlin, villes « jumelles » pour le duo, dans lesquelles l’album a été enregistré, et pose les bases d’un voyage émotionnel à travers leurs années de collaboration en formant les diverses facettes des différentes nuances d’un journal peuplé d’apparitions fantomatiques.
Comme des palettes de couleurs qui, une fois nommées, peuvent changer jusqu’à l’univers tout entier. C’est comme un vol lent et majestueux dans la nuit, un voyage de part et d’autre de l’Europe bercé par les dix étapes oniriques des morceaux qui glissent les uns derrière les autres et lors desquelles de nombreuses petites lumières existentielles deviennent visibles vues d’en haut de ce Christian et Mauro et créent une image complètement nouvelle comme celle de la pochette d’Amanda OOMS, clin d’œil encombré et fausse nature morte à la Jérôme BOSCH, sorte de vanité peinte d’un « Jugement Dernier » version 2024.
Bleib übrig for ever, für immer et per sempre.
Xavier Béal
Page : https://blixabargeld.bandcamp.com/album/christian-mauro