ADJAM – Meridiani #1 : Abbacà si
(Arautoli)
De la même manière que certains artistes de Bretagne – et non des moindres – ont déjà œuvré à la reconnaissance théorique et pratique d’une musique (pan)celtique en partant de considérations tant musicologiques que linguistiques, historiques et esthétiques, le quatuor ADJAM s’affiche comme le héraut d’une musique méditerranéenne qui rassemble des éléments de diverses expressions culturelles traditionnelles vivantes dans et autour du bassin méditerranéen. Sans s’embarrasser d’un manifeste théorique fastidieux, ADJAM propose ainsi sur son premier album, Meridiani #1 : Abbacà si, un répertoire de « Chants et Musiques de Méditerranée et d’ailleurs ». L’expression « de Méditerranée » brasse un spectre déjà très large et esthétiquement ambitieux ; mais quand on lui ajoute l’expression « et d’ailleurs », d’aucun pourrait soupçonner une entreprise de « fusion » aussi hasardeuse qu’équivoque. Pourtant, à y regarder et à y écouter de plus près, ce programme révèle une vision artistique aussi cohérente que savoureuse.
Tout projet artistique sérieux aux inspirations « panoramiques » a un port d’attache. Celui d’ADJAM est la Corse. Son répertoire a été conçu à partir de fonds musicaux enregistrés depuis un bon demi-siècle, et de collectages personnels enregistrés ou bien transmis oralement. Lamenti, madrigaux, terzetti, paghjelle, chants festifs, romances ou airs à danser garnissent ainsi copieusement le menu de Meridiani #1, soit sous forme de chant « a capella », soit intégrées à des pièces musicales conçues dans un esprit traditionnel.
Le directeur artistique d’ADJAM, Jean-Philippe de PERETTI, est d’origine et de culture corse, mais vit sa « Corsité » en exil. C’est sans doute ce qui lui a permis d’envisager le projet ADJAM dans une perspective musicale évolutive, ouverte à des sons et à des gammes a priori exogènes à la tradition corse. La Corse a beau être une île – donc un territoire isolé –, elle n’en a pas moins des voisins, plus ou moins proches ou éloignés : la Sardaigne, l’Espagne, le Maroc, l’Algérie, la Turquie sont ainsi, et à la faveur de vents maritimes généreux, à portée d’oreilles, à condition d’avoir appris à celles-ci à capter loin.
Chez ADJAM, la distance entre une monodie corse et un poème arabo-andalou, ou entre une suite pour cistre corse (Meridiani) et une suite pour luth oriental (Élemental) ou bien encore entre une moresque arabo-espagnole et une jig irlandaise (Moresca di Moita / Yann’s Jig) n’est qu’une affaire de subtils et fertiles arrangements musicaux.
Et précisément, la formation d’ADJAM reflète cette capacité à tisser des liens entre des pièces d’esthétique musicale de prime abord sans point commun, à générer une musique traditionnelle corse qui soit aussi « de Méditerranée et d’ailleurs ». Chacun des membres d’ADJAM vient en effet d’un horizon différent et pluridisciplinaire, de la musique traditionnelle au jazz et au funk, de la musique arabo-andalouse à la country, du classique au funk, du rock progressif au bal folk, etc.
Toutefois, on ne prétend pas que le groupe a cherché à balancer tout ce bouillon culturel pêle-mêle dans un même chaudron, mais que son travail d’écriture et d’arrangements traduit cette volonté d’aboutir à un son original et « étendu » (comme on parle d’ « univers étendus » pour certaines sagas cinématographiques ou littéraires) tout en restant d’essence acoustique. En bref, la musique d’ADJAM révèle une approche moderne mais parvient dans son rendu à sonner intemporelle. N’y voyez rien de paradoxal, c’est juste prodigieux.
Il est vrai que les musiciens du quatuor ont tous des talents multi-instrumentistes : au gré des pièces musicales, Jean-Philippe de PERETTI joue de la cetera (version corse du cistre, à cordes pincées) à huit chœurs de cordes, et également du oud, de la guitare et chante des monodies ; Mohamed M’SAHEL frappe sur une derbouka, un bendir, un tambourin à cymbalettes, un krakeb, un cajon, un bongo, un udu et autres petites percussions et pousse également la chansonnette ; Régis FONGARLAND joue principalement du violon, mais aussi accessoirement de la vielle à roue, et Yann MANCHE joue de plusieurs flûtes traversières en bois et au passage du « low whistle ».
De plus, le quatuor est parfois augmenté de quelques invités : sur trois compositions, Johan JACQUEMOUS offre son concours à la contrebasse et à la basse électrique (il faut bien une exception électrique pour confirmer la règle acoustique…) et, spécifiquement sur une pièce (L’Alchimiste), quatre autres musiciens sont venus prêter main forte, soit Jérémie MIGNOTTE à la flûte traversière en bois, Damien LACHUER au bouzouki irlandais et Sandrine et Virginie BASSET aux violons supplémentaires.
L’Alchimiste est un hommage à Yann MANCHE, qui s’est éteint peu après l’enregistrement de cet album. Celui-ci s’achève du reste sur les dernières notes de low whistle qu’il a enregistrées, le temps d’une improvisation (The Last Breathes) inspirée d’un thème du fameux groupe celto-berbère MUGAR. Et si vous vous demandiez à quoi pouvait donc correspondre l’expression « et d’ailleurs » dans le programme musical d’ADJAM, il suffit de se laisser porter par le jeu de flûte de Yann MANCHE, qui saupoudre cette expédition corso-arabo-andalouso-orientale de fragrances sonores indubitablement celtiques, irlandaise comme bretonne. (La pièce Vino di Petra, composée par de PERETTI, est notamment inspirée d’un an dro et d’une gwerz du pays vannetais, mais a aussi des relents de thème médiéval…)
Meridiani #1 : Abbacà si fait ainsi montre d’une richesse instrumentale, d’une inspiration mélodique et d’un travail d’adaptation tout bonnement remarquable qui propulse ADJAM dans la famille des artistes et groupes folk et world à démarche novatrice, à l’instar de ce que Alan STIVELL, Dan AR BRAZ ou GWENDAL ont fait vis-à-vis des cultures celtiques, ou encore MALICORNE avec les folklores de diverses régions de l’Hexagone. ADJAM est en quelque sorte leur cousin corso-méditerranéen, car œuvrant au rapprochement de plusieurs héritages tout en conservant le goût et la singularité de chacun d’eux. Un nouveau vent de création souffle sur les musiques du Sud, et le quatuor ADJAM en est indéniablement le propulseur et le catalyseur.
Stéphane Fougère
PS : Conçu par l’association Soni e Canti d’Arautoli et paru en 2014 sous forme d’un disque-livre somptueusement illustré par les peintures sur toile de Brigitte KOESSLER et d’un livret riche en notes informatives en français et en anglais, Meridiani #1 n’a sans doute circulé qu’en circuit restreint, mais il n’est pas trop tard pour le découvrir. Il devait être suivi d’un Volume #2, Acqua viva, qui n’a pas encore vu le jour, mais on espère vivement que ce sera le cas bientôt.
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