Alec K. REDFEARN & THE EYESORES – Sister Death
(Cuneiform Records / Orkhêstra)
Le compositeur et accordéoniste de Providence est en quelque sorte un intermittent du label Cuneiform puisque son précédent opus, The Blind Spot, remonte à 2007. N’allez pas en déduire qu’il s’est tourné les pouces depuis, puisqu’il s’est investi dans le troisième album du groupe BARNACLED (Charles) et a mis en boîte Exterminating Angel, le premier album d’une autre formation qu’il a créée, THE SEIZURES, qui n’est rien moins qu’une version allégée (seulement quatre musiciens) de THE EYESORES, jouant une musique assez similaire mais sous une forme plus ramassée et concentrée, plus percutante aussi. Et enfin, REDFEARN a travaillé pendant six ans sur ce nouvel album des EYESORES, qui apparaît ici en septette, augmenté d’une myriade d’invités.
Sister Death est, à l’instar de ces prédécesseurs, un disque bourré d’arrangements finement travaillés, puisant à des sources d’inspiration toujours aussi variées et mêlées de manière improbable, sans pour autant donner une impression de patchwork.
Au contraire, la musique d’Alec K. REDFEARN, quelle que soit la formation dont il s’entoure, affirme une personnalité aussi indépendante que farouche, rebelle à tout étiquetage et à toute mode. Sans doute est-elle désarmante à une première écoute, mais elle a assurément un caractère distinctif dans le vaste univers des musiques « autres ». Ses échafaudages sont savants et contemporains, mais ses couleurs proviennent des musiques surtout populaires, comme celle de BEAT CIRCUS, Bratko BIBIC, Lars HOLLMER, ou encore ALAMAAILMAN VASARAT.
De loin, on serait tenté de l’assimiler à ces musiques modernes puisant dans le folklore tzigane ou les musiques traditionnelles européennes (accordéon oblige, dans l’inconscient collectif), mais ses imprégnations de psychédélisme « velvetien », de cabaret « brechtien », de minimalisme « reichien » et d’expérimentation improvisée le démarque instamment des fusions faciles. De son propre aveu, REDFEARN a cherché, avec Sister Death, à s’éloigner encore plus de ce son rock tzigano-balkanique désormais trop rebattu et trop « tendance ».
Bien qu’étant toujours imprégné de folk, la musique de REDFEARN & THE EYESORES sur son septième album est également marqué par une immersion prolongée de son auteur dans le krautrock et le space-rock, qui se traduit par une présence toujours plus affirmée de bourdons d’accordéon et de contrebasse, et plusieurs épaisseurs de fumées bigarrées prodiguée par les orgues et les claviers de la nouvelle recrue des EYESORES, Orion Rigel DOMMISSE.
Ajoutez à cela des percussions exotiques (le doumbek, notamment), des fiddles, des violons, des guitares, un cor, un l’harmonica et de l’electronica, sans parler de l’accordéon trafiqué et du ukulele baryton d’Alec K. REDFEARN, et vous comprendrez pourquoi cette musique a un cachet vraiment unique. Elle est tour à tour intense et spectrale, délurée et cauchemardesque, poussiéreuse et vaporeuse, noyée d’acides et saupoudrée d’ambroisie.
Une fois encore, REDFEARN nous entraîne, dans sa musique comme dans ses textes, dans un univers hanté d’ombres mortifères, d’âmes déchues et blessées, de foi bafouée, de feux-follets en capsules et de flammes meurtrières, bref le parfait paysage qui incite à la transformation intérieure par l’acceptation de la mort de toute chose. (Le titre Sister Death est du reste inspiré par une strophe du Cantique de Frère Soleil de St-François d’ASSISE.)
L’album démarre en trombe avec un Fire Shuffle azymuté par un monstrueux solo d’accordéon qui sonne comme une guitare… enflammée, à laquelle se joint un harmonica qui ajoute à l’âpreté ambiante.
À l’autre bout, on trouve In the Morning, sorte d’hymne funèbre à l’aigreur soulignée par le violon de Laure GULLEY.
Entre temps, THE EYESORES auront fait trembler les rêves trop polis avec leur cocktail de danses infernales, comme cette Black Ice en forme de heavy flamenco biscornu, ces Wings of the Magpie, avec leurs boucles répétitives assaillantes et leurs drones grinçants, ce capiteux Hashishin, engraissé au rock turco-psychédélique d’Erkin KORAY et piqué de ukulele baryton, de guimbarde et d’harmonica, et ce Unawake aux accents irlandais.
Hommage est aussi rendu à l’AMOEBIC ENSEMBLE, le premier groupe de REDFEARN, avec une reprise live défrisante de Scratch.
On l’a dit, les orgues et piano d’Orion Rigel DOMMISSE se taillent la part du lion avec l’accordéon de REDFEARN, tant en mode électrique qu’acoustique, mais la Dame investit aussi l’œuvre de ses vocaux suaves (déjà entendus dans l’album des SEIZURES cité plus haut), doublant parfois le chant heurté d’Alec lors de duos au teint granuleux (Amplifier Hum, The 7 and 6), ou chavirant en solo sur le mode éthéré dans Longreach et Exhumed, sorte de comptines angéliques perfides, puisque inspirées par les thèmes de Rosemary’s Baby !
Par contre, la reprise du traditionnel St-James Infirmary annonce clairement sa couleur : celle des déambulations claudicantes dans un couloir… d’hôpital, évidemment !
Nul doute que l’effroi et la fascination se partageront l’écran mental de l’auditeur à l’écoute de cette Sister Death au charme addictif et vipérin. C’est aussi l’une des réalisations les plus intrigantes de ces derniers mois. Ne craignez pas de succomber à son appel, elle a sûrement quelque chose à vous révéler…
Stéphane Fougère
Site : http://www.cuneiformrecords.com/bandshtml/redfearn.html
Label : http://cuneiformrecords.com/
Distributeur : www.orkhestra.org
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°33 – juin 2013)