Ali Akbar KHAN – That Which Colors the Mind, May 29, 1970 (Bear’s Sonic Journals)

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Ali Akbar KHAN – That Which Colors the Mind, May 29, 1970 (Bear’s Sonic Journals)
(Owsley Stanley Foundation)

Nous sommes en mai 1970, dans ce qui fut l’antre de la contre-culture hippie de la West Coast, dans un ancien bâtiment délabré d’un parc d’attraction sur la « Great Highway » de San Francisco. C’est sur cette scène du Family Dog (nom d’une communauté hippie) que Chet HELMS, promoteur musical et figure illustre du « Summer of Love », a ouvert la scène du Family Dog dans l’ancien site Edgewater Ballroom le 13 juin 1969 avec un concert du JEFFERSON AIRPLANE. La salle a fermé un an après, en juin 1970. Mais quelques jours avant sa fermeture, la salle accueillait celui que le Washington Post avait qualifié de « BACH de l’Inde » et que le célèbre violoniste Yehudi MENUHIN avait présenté comme étant « peut-être le plus grand musicien du monde », à savoir le maître du sarod indien Ali Akbar KHAN.

Passer du statut de musicien de cour d’un maharadjah de Jodhpur à celui d’un extra-terrestre exotique sur une scène fréquentée par des hippies poudrés jusqu’aux os n’est peut-être pas pour un esprit conservateur le signe d’une illustre réussite dans une carrière musicale originairement destinée à évoluer dans le très aristocratique monde des « salons de musique » indiens. Dans le cas qui nous occupe, il faut y voir la nécessaire conséquence d’une volonté de préservation d’une culture et de sa transmission à l’heure de la circulation mondiale des informations et des savoirs.

Or, comme on le sait, la scène hippie des 70’s a porté un vif intérêt à la culture indienne, à son système musical et aux sonorités de ces instruments typiques. Et précisément, Ali Akbar KHAN est connu pour avoir amplement contribué à la promotion de la musique savante indienne auprès du public occidental, au même titre que son compatriote Ravi SHANKAR, avec qui il s’est souvent produit en duo depuis le milieu des années 1950.

Si Ravi SHANKAR est sans doute resté plus célèbre dans les esprits, c’est parce qu’il a poussé la promotion de la musique indienne plus loin qu’Ali Akbar KHAN en multipliant les rencontres avec des musiciens occidentaux issus d’autres scènes musicales, comme le rock (George HARRISON…), le jazz (Bud SHANK…) et la musique classique occidentale (cf. ses concertos pour sitar et orchestre). Et pour tout dire, Ravi SHANKAR a été en quelque sorte l’un des pionniers de la « world fusion » à l’indienne, là où Ali Akbar KHAN s’est contenté de délivrer son art dans ses formes les plus authentiques (le virus de la fusion « new age » ne l’ayant pris que sur le tard, dans les années 1990, le temps de deux albums, Journey et Garden of Dreams).

De plus, Ravi SHANKAR s’est produit dans ces antres de perdition plébéienne que furent les festival de Monterey et de Woodstock, ce que n’a pas fait Ali Akbar KHAN. Tout au plus a-t-il consenti à se produire avec Ravi SHANKAR lors du premier concert de charité de l’histoire, le « Concert for Bangladesh » qui s’est tenu au Madison Square Garden de New York le 1er août 1971 et qui a accueilli quelques têtes d’affiche de la musique rock de l’époque, SHANKAR et KHAN faisant quelque peu office de caution exotique pour la cause défendue.

Bref, Ali Akbar KHAN s’est montré médiatiquement plus discret que Ravi SHANKAR, mais il fut malgré tout le premier artiste indien à enregistrer en 1956 pour une maison de disques occidentale un LP de musique classique indienne, Music of India – Morning and Evening Ragas (publié par le label new yorkais Angel Records puis réédité plus tard sur le double CD Then and Now sur le label AMMP). Cet enregistrement, sur lequel le sarodiste joue deux ragas accompagné du percussionniste Chatur LAL, avait été fait à la demande de Yehudi MENUHIN, qui avait invité Ali Akbar KHAN à jouer au Museum of Modern Art et au Rockfeller Center de New York City ainsi qu’à Washington en 1955.

Ali Akbar KHAN connut cette année-là ses premiers concerts, son premier disque « longue durée » et sa première apparition télévisée aux États-Unis. Par la suite, il est revenu aux États-Unis, mais davantage en tant que professeur. Convaincu de l’intérêt grandissant de certains étudiants pour la musique indienne et de la nécessité d’en répandre l’enseignement, il a en 1967 ouvert une école à Berkeley, l’Ali Akbar College of Music, bien vite relocalisée en Californie, où elle demeure encore.

Avant d’en arriver là, Ali Akbar KHAN, natif d’un village du Pakistan oriental (aujourd’hui le Bangladesh), a été initié à la musique savante indienne sous la férule intraitable de son gourou de père Allaudin KHAN, qui forçait son fils à pratiquer le sarod au moins dix-huit heures par jour. Ali Akbar a donné son premier concert public à l’âge de treize ans et a démarré sa carrière professionnelle proprement dite quelque huit ans plus tard. Il a acquis le titre de « ustad » (maître) alors qu’il était musicien à la cour du maharadjah de Jodhpur, où il a enseigné et composé.

Ali Akbar KHAN n’est donc plus exactement un jeunot quand il joue ce 29 mai 1970 sur cette scène marginale de la Côte Ouest devant un public en bonne partie sous acide. Alors âgé de 48 ans, il a atteint un stade très avancé dans sa pratique du sarod.

Un de ses commentaires resté célèbre résume tout ce qu’il faut comprendre de l’évolution de son parcours : « Si vous pratiquez pendant dix ans, vous pouvez commencer à vous satisfaire vous-même ; après vingt ans, vous pouvez devenir un interprète et plaire à votre public ; après trente ans, vous pouvez même satisfaire votre gourou ; mais vous devez pratiquer encore plusieurs années avant de devenir finalement un véritable artiste – alors vous pourrez même satisfaire Dieu. » Un guide pratique du genre « Le Sarod pour les Nuls » ? N’y pensez même pas…

On ne sait si Dieu était présent dans le public du Family Dog en cette soirée du 29 mai 1970, mais on peut assurément affirmer, à l’écoute du double CD That Which Colors the Mind, qu’Ali Akbar KHAN n’a pas fait acte de fausse modestie ni qu’il a dissimulé le niveau de son talent pour ne pas trop abîmer les habitudes d’écoute du public occidental. Si, sur disque, les maîtres indiens de la trempe de KHAN ou de SHANKAR devaient se résoudre à condenser le développement de leurs ragas dans la limite de temps imposée par les faces du support vinyle (écouter un raga de vingt minutes est déjà une épreuve de longue haleine pour un néophyte…), sur scène, ils pouvaient davantage étaler leurs circonvolutions mélodiques et rythmiques. C’est ce que n’a pas manqué de faire Ali Akbar KHAN ce soir-là à San Francisco puisqu’il a joué deux ragas pour une durée totale de deux heures !

Le premier raga, Zila Kafi, s’étale durant 46 minutes sur le premier CD de l’album That Which Colors the Mind. Le second raga, Sindhu Bhairavi, place la barre d’exigence d’écoute encore plus haut puisqu’il remplit le second CD à hauteur de presque 74 minutes ! Chaque raga débute comme il se doit par un « alap » (introduction au raga sans accompagnement rythmique) qui, dans les deux cas, sont assez vite expédiés (à peine trois minutes pour Zila-Kafi, et six minutes pour Sindhu Bhairavi). En revanche, les « gat » (thèmes mélodiques soutenus par le tabla) sont étirés à loisir et offrent de généreuses improvisations : Zila-Kafi contient un premier thème sur un tranquille cycle rythmique de sept temps, puis un second plus animé sur un cycle à seize temps. Sindhu Bhairavi démarre par un thème sur un cycle à dix temps, puis, au bout de presque trois quarts d’heure, se poursuit avec un thème à douze temps.

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Pour ce concert, Ali Akbar KHAN était accompagné sur scène par un de ses étudiants, le jeune sitariste Indranil BHATTACHARYA, alors âgé de 31 ans ; donc déjà en âge, selon la conception évolutive de la pratique instrumentale exposée par Ali Akbar KHAN, de devenir un interprète et de plaire à un public. Indranil avait du reste enregistré un premier album (Music of India – Sitar Recital) en Inde en 1969, mais n’a pas par la suite guère laissé de traces discographiques, si ce n’est deux albums avec le sitariste Aashish KHAN dans les années 1990. Ce concert de 1970 nous offre donc une rare opportunité d’écouter Indranil BHATTACHARYA dans ses vertes années.

Néanmoins, ni les affiches du concert de l’époque ni le disque qui en expose la trace ne présentent l’événement comme un duo de solistes (un « jugalbandi » selon la terminologie musicologique indienne), comme Ali Akbar KHAN en a joué de fameux avec son acolyte Ravi SHANKAR. Ici, le sarodiste et le sitariste ne sont pas au même niveau. Ali Akbar KHAN est donc présenté comme le seul soliste, Indranil BHATTACHARYA n’étant qu’un « accompagnateur » en phase d’apprentissage. Ça ne veut pas dire qu’il reste les bras croisés ; il donne au contraire la réplique au maître, rappelle les thèmes mélodiques principaux, suit KHAN dans ses improvisations et se lance dans un vertigineux jeu d’ « appels et de réponses » avec son maître dans les dernières minutes de Sindhu Bhairavi, aboutissant à un climax musical addictif.

Une autre présence à ce concert donne à ce document discographique une valeur historique et artistique accrue : en effet, Ali Akbar KHAN y est également secondé par un jeune joueur de tabla de dix-neuf ans, un certain Zakir HUSSAIN, devenu depuis la star mondiale et l’ambassadeur musical que l’on sait. Jusqu’à présent, la trace la plus ancienne d’un enregistrement avec ce prodige du tabla avait été un LP du sitariste Pramod KUMAR paru chez Philips en 1972, Fantastique Musique indienne, réédité en CD chez OCORA (lire notre chronique). Datée de 1970, la captation de ce concert au Family Dog devient donc le plus ancien document discographique de Zakir HUSSAIN. Celui-ci vivait à ce concert de mai 1970 son premier contact avec un public occidental et était déjà bien décidé à faire montre de ses compétences en mode « fast and furious », mais pas au point d’éclipser le maître et son disciple.

Ce concert aurait pu sombrer dans les oubliettes de l’histoire s’il n’avait été enregistré par Owsley STANLEY, alias « BEAR » (1935-2011), connu pour avoir été l’ingénieur du son du GRATEFUL DEAD, dont il a effectué de nombreux enregistrements de concerts via un « sound system » très complexe de son invention qui lui a permis de capter la crème des musiciens et groupes qui se sont produits à l’époque à San Francisco. Ce concert d’Ali Akbar KHAN n’a pas fait exception, puisque BEAR était un grand amateur de musique classique indienne et était convaincu que cette musique pouvait provoquer un « état psychédélique » dans le cerveau via un dispositif audio dont le mixage, une fois bien ajusté, pouvait permettre aux auditeurs d’atteindre cet état transcendantal…

Zakir HUSSAIN se souvient qu’Owsley STANLEY s’affairait comme un beau diable autour de la scène et qu’il lui a exposé son concept d’enregistrement en long en large et en travers jusqu’à l’indigestion, mais qu’il n’en avait alors guère compris le sens. Ce n’est que plus tard qu’il a réalisé que BEAR était un des plus exigeants ingénieurs du son audiophiles de cette époque : « BEAR avait cette idée que la musique devait être écoutée comme si les gens pouvaient fermer les yeux et voir cependant où les musiciens étaient assis. Il savait ce qui devait être fait sur la façon dont cette musique devait être exposée à ceux qui n’étaient pas là.» That Which Colors the Mind restitue on ne peut mieux cette approche et offre un confort d’écoute absolument remarquable compte tenu de l’âge de l’enregistrement. Tout juste le son se ballade-t-il un peu aléatoirement durant les premières minutes du CD 1, mais pour le reste, c’est de la « 3D auditive » !

Cet enregistrement d’Ali Akbar KHAN constitue l’une des 1300 captations de concerts (tous artistes confondus) effectuées durant les années 1960 et jusque dans les années 1980 par Owsley « BEAR » STANLEY et qui constituent ses « Sonic Journals ». La plupart n’ont jamais l’objet d’une publication discographique, jusqu’à ce qu’une association à but non lucratif, l’Owsley Stanley Foundation, ait décidé d’assurer la préservation de ces bandes analogiques. Depuis 2018, la fondation a publié quelques disques live de groupes aussi variés que ALLMAN BROTHERS BAND, NEW RIDERS OF THE PURPLE SAGE, HOT TUNA, Tim BUCKLEY, Johnny CASH, Doc & Merle WATSON, et bien évidemment GRATEFUL DEAD.

That Which Colors the Mind est donc une archive exceptionnelle dans le catalogue de l’Owsley Stanley Foundation, et pas seulement parce qu’elle est la plus musicalement exotique. Elle permet de revivre un moment d’histoire et une performance artistique qui, à sa manière, a contribué à ouvrir les consciences du public occidental sur les dimensions ouvertes par la musique savante de l’Inde. À n’en pas douter, le public du Family Dog a dû ressortir de la salle avec des étoiles dans les yeux et un phénomène d’irisation dans les oreilles, et les heureux auditeurs de ce double CD peuvent désormais subir le même sort… Le titre That Which Colors the Mind, qui signifie en français « ce qui colore l’esprit » se rapporte du reste à la fonction ultime du raga indien. Et certes, cette performance d’Ali Akbar KHAN, d’indranil BHATTACHARYA et de Zakir HUSSAIN n’a pas démérité de sa tâche…

Voilà donc un document de premier ordre pour tous ceux qui s’intéressent à l’émergence de la musique indienne en Occident, That Which Colors the Mind jouant pour Ali Akbar KHAN le rôle que les albums live at Woodstock Festival et Live at Monterey ont joués pour Ravi SHANKAR. Et pour les connaisseurs déjà avertis de la discographie d’Ali Akbar KHAN, ce somptueux digipack, nanti d’un livret de 28 pages comprenant photos, mémoires, essais et entretiens avec les fils du maître sarodiste, Alam et Manik KHAN, devrait logiquement trouver une place de choix aux côtés des autres archives discographiques publiées par le label AMMP, fondé en 1979 par Ali Akbar KHAN.

Stéphane Fougère

https://owsleystanleyfoundation.org/bears-sonic-journals/ali-akbar-khan-that-which-colors-the-mind/

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