Peter BRODERICK & Ensemble 0 – Give it to the Sky : Arthur RUSSELL’s Tower of Meaning Expanded
(Erased Tapes)
C’est une belle histoire d’amitié musicale au-delà du temps, peut-être même d’amitié amoureuse ou révérente ou les deux, entre le musicien Arthur RUSSELL (décédé à 40 ans en 1992) et Peter BRODERICK (né en 1987) également musicien, chanteur, compositeur et producteur, touche-à-tout de musiques contemporaines et restaurateur/curateur des œuvres d’Arthur RUSSELL (Iowa Dream chez Audika records en 2019).
Après les compilations posthumes d’Arthur RUSSELL (cf. Picture of Bonny Rabbit) publiée au début 2023 (et la ressortie d’Another Thought en 2021), voici une autre perle discrète mais essentielle parue en octobre dernier. C’est presque en catimini et sur un label confidentiel que sort cet hommage ciselé et en version « expanded » de Tower of Meaning : premier album de RUSSELL paru en 1983 chez Chatham Square Records (label de Philip GLASS). Au départ œuvre instrumentale commandée par Bob WILSON pour sa pièce Medea, abandonnée par suite de désaccords sur le rythme de travail de composition d’Arthur RUSSELL jugé « trop lent » par WILSON (au profit de Gavin BRYARS, pourtant l’album n’est jamais sorti) et récupérée donc par Philip GLASS en tirage très très limité (320 exemplaires).
Arthur RUSSELL sortira de son vivant deux autres œuvres majeures : tout d’abord en 1984 sur le label belge des Disques du Crépuscule/Another Side, un album intitulé Instrumentals, réédité « à la bonne vitesse » chez Audika en 2017 (en effet, la face 2 de l’album de chez Crépuscule a été mal copiée, soit trop rapide, soit trop lente ; ceux qui le possèdent pourront nous le dire), ainsi qu’en 1986, l’unique collection de chansons en voix solo et violoncelle World of Echo paru, lui, chez Upside Records et réédité toujours chez Audika en 2017.
De son côté Peter BRODERICK, qui lui est actif depuis 2005, a sorti beaucoup d’albums qu’on peut caractériser de « classiques électroniques » ou « ambient », la plupart sur le label Type et ensuite sur le label Erased Tapes. Ce musicien protéiforme voyage des États-Unis au Danemark et en Irlande, accompagne un groupe danois de post-rock (EFTERKLANG) vers le début des années 2000 et se produit en performances piano solo dans toute l’Europe en jouant des morceaux atmosphériques à la SOFT VERDICT avec un mélange de néo-folk et de vocaux éthérés seul sur scène ou peu accompagné.
Pour la légende, Peter BRODERICK aurait racheté les partitions ainsi qu’un exemplaire rarissime de l’album Tower of Meaning de 1983 pour la somme de 500 dollars et acquis de fait les droits pour la représentation de l’œuvre. Suite à des concerts de l’ample pièce musicale au Danemark en 2017, Tom LEE (collaborateur de RUSSELL de longue date) aurait invité BRODERICK à consulter les immenses archives de RUSSELL et à effectuer des travaux de restauration sur de multiples bandes audio.
Peter BRODERICK, subjugué par tant de richesses en sommeil, (il y a plus de 1000 heures de bandes audio qui sont désormais versées aux fonds de la bibliothèque publique de New York) et n’écoutant que sa ferveur pour RUSSELL, publie donc en 2018 un album de 10 chansons de RUSSELL pour la plupart inédites intitulé : Peter BRODERICK and Friends Play Arthur RUSSELL en versions chantées orchestrales (guitare, basse et percussions et même de la pedal steel guitar dont dira BRODERICK : « c’est le côté country de l’affaire (Maine = BRODERICK – Iowa = RUSSELL), et la volonté d’être au plus près des sources de RUSSELL »).
Ces chansons, traitées à partir des versions démo originales au violoncelle/voix sont plutôt enlevées, plutôt un peu trop vibrantes et un tantinet pop joyeuses, mais alourdissent malheureusement et inutilement cet album un peu décevant, même si l’on retrouve par le plus grand des hasards des soupçons de la voix (suave) de RUSSELL (voisine également de celle d’Arto LINDSAY) pour un effet caméléon de son admirateur.
Cette fois en 2023, BRODERICK s’est donc attelé à Tower of Meaning en version orchestre à la fois tremblée et baroque avec l’Ensemble 0 (Zéro) un peu comme une suite à une de ses œuvres de 2008 (Float), mais avec l’austérité nerveuse de l’interprétation originelle de 1983.
Peter BRODERICK a cherché à s’approprier l’œuvre, restée inachevée, comme avortée, comme un totem de l’échec de RUSSELL à écrire son grand-œuvre, zigzagant entre opéra et pièce musicale médiévale, grégorienne et minimale. Il a voulu ajouter à sa version des 13 mouvements de l’œuvre initiale, des morceaux eux-mêmes aux contours inaboutis comme des motifs ornementaux, comme une juxtaposition de mosaïques qui embellissent cette commande passée à la trappe pour ce vieil opéra Medea qui consacrera à la fois WILSON et BRYARS pour le public tellement sage et absolument attentif à la « modernité bien balisée » de cette « nouvelle musik », et qui revit ici sa propre aventure 40 ans après.
Écoutez et laissez-vous emporter par le très long et très solennel mouvement n°3 qui s’installe sur 7 minutes et parvient à désenclaver la prestation un peu froide et rigide de l’original et réussit à porter cette musique dans les sommets du minimalisme et de l’ambient, grâce aussi aux musiciens inspirés de l’Ensemble 0 (dont un des complices est le musicien Sylvain CHAUVEAU, grand amateur de musiques croisées et mélangées, allant de pianos éthérés, partiellement silencieux et apaisés en passant par des reprises chantées en version tribute acoustique magnifique de morceaux en hommage au groupe DEPECHE MODE Down to the Bone en 2005.
Tout cela est entrecoupé (et c’est un autre miracle et un surprenant hommage en décalé) des ajouts de BRODERICK, en intercalant une sorte de ballade en trois parties de cowboy mélancolique et poignante (Corky is a Good Pony) qui fait un clin d’œil à Bonny Rabbit et qui apparaît, disparaît, réapparaît, comme si une version définitive et linéaire aurait été dénoncée comme un crime absolu contre Arthur RUSSELL, qui rappelons le, remettait sans cesse ses chansons en chantier, afin de les retravailler à l’infini, quitte à ce que ce perfectionnisme peut-être un peu maladif, l’empêche d’aboutir et l’oblige à entasser les différentes versions d’un même morceau dans des boîtes bien étanches, qui comme des chimères muettes ont dormi longtemps dans l’obscurité.
Cet album qui ressuscite admirablement Tower of Meaning et s’enrichit avec les morceaux divers (Consideration, White Jet Smoke et Give it to the Sky, près de 13 minutes à eux trois) est le compagnon idéal tellement vivant des pièces encore nombreuses et à découvrir et à ranger dans l’immense domaine éclectique que visitait Arthur RUSSELL, dans lequel il vivait, discret et effacé, avec en porte bagage sa voix désarmante de fraîcheur mélancolique, s’envolant et tournoyant pour notre plus grand plaisir.
Xavier Béal
Site : https://www.ensemble0.com/tower-of-meaning