ALMA T’INVIO – Meridiani #2 : Aqua Viva
(Arautoli)
S’étant donné pour tâche de perpétuer, de promouvoir et de partager la culture et la tradition du chant et de la musique traditionnelle de Méditerranée, en mettant l’accent sur le chant polyphonique corse et la musique autour de cet instrument à cordes pincées qu’est le « cetera » (le cistre corse), l’association Soni E Canti d’Arautoli s’est fait remarquer dans le circuit parallèle des musiques régionales en publiant en 2014 un très classieux livre-CD dont RYTHMES CROISES s’était fait l’écho, Meridiani #1, par le groupe ADJAM. À sa tête figurait Jean-Philippe De PERETTI, chanteur et joueur de cetera et autres instruments à cordes, qui avait annoncé à l’époque la création d’un autre projet dont ce nouveau disque est la résultante. Autre projet signifie également autre formation : ADJAM cède donc la place à ALMA T’INVIO.
Les années ont passé, durant lesquelles Jean-Philippe De PERETTI a patiemment collecté des airs et des chants de différents coins de l’île de beauté et les a arrangés pour constituer un répertoire qu’il interprète avec la chanteuse Joane-Lise MICHOT, en mode « cantu a chiterra », soit chant et cordes, mais avec l’ajout d’une pléthore de percussions du monde (tambour sur cadre, cajón, shakers, bongos, tambourin cymbalettes, cloches tibétaines, udu, cassella, carillon, triangle, cymbale…) jouées par Mohamed M’SAHEL, qui faisait déjà partie d’ADJAM.
Côté cordes, Jean-Philippe De PERETTI n’est pas en reste puisque, selon les pièces, il officie, outre au cetera, à la guitare flamenca, à la guitare classique, à la guitare dreadnought, à la guitare parlor, au cistre baroque, au banjo et même aux sonnailles agropastorales. On restera de même difficilement insensible à son timbre de voix, profond et ensoleillé, de même qu’à celui de Joane-Lise MICHOT, non moins émouvant et radieux. Selon les pièces, leurs voix s’expriment en solo, alternent les couplets ou forment de saisissants unissons, et sont parfois soutenues par celle de Mohamed M’SAHEL. Ce n’est pas un hasard si le nom du groupe provient du toscan littéraire du XVIe siècle et se traduit par « Je t’envoie mon âme »…
ALMA T’INVIO est donc à la base un trio voix-cordes-percussions, mais d’autres musiciens ont été invités à apporter leurs timbres et leurs couleurs ici et là : Julien SARAZIN à la contrebasse ; Benjamin MELIA aux fifres, aux flûtes traversières, à la pivana (flûte conique en corne de chèvre), à la pirula (flûte de roseau), à la pirula double, à la cialamella (sorte de petit hautbois), à la chalamelle et à la caramusa (cornemuse 20 pouces). ; plus Philippe DONAIRE et Pascale MEYER aux violons et Audric VIGUIER à l’alto.
Comme on le voit, l’approche musicale d’ALMA T’INVIO relève d’un esprit de « revisitation » assez voisin de celui d’un MALICORNE, par exemple, et dont la modernité ou l’actualité se conjuguent en mode strictement acoustique, plus apte à dessiner des passages ou des passerelles avec d’autres cultures proches ou moins proches sans paraître daté ou passé de mode.
Les dix-sept pièces réunies dans Meridiani #2 sont comme on l’a dit le fruit de collectages qui ont donné matière à des adaptations sous forme monodique et polyphonique, et présentent un large éventail de la richesse culturelle de la tradition corse et de ses voisines méditerranéennes : chants d’amour (Beata funtanella si San Pè, Era in un campu di l’amore graditu), élégie amoureuse (Ad amore, folias, Métamorphoses), complaintes (Brunetta dà ti curagiu, Cant’è tristu le me cori), chant humoristique (Cinque, la morra!), berceuse (Ninni Nanna la mia diletta)… Mais on y trouve également des compositions (Raghjoni, Sogu lingua straniera, Induve l’acqua ti porta), des pièces instrumentales (Ballu di l’acqua #1, 2 et 3) et même des improvisations solistes (Impromptu pour pirula double, Impromptu pour contrebasse).
Une bonne partie des chants sont écrits et interprétés en régiolecte de Corse du sud, mais certains ont aussi été écrits à l’origine en sarde, en sicilien, en valencien, en italien littéraire, et on entend même de l’arabe littéraire s’infiltrer dans la chanson Sogu Lingua straniera, qui se traduit justement par « Je suis la langue étrangère », et dont le texte, en forme de manifeste culturel engagé et poétique, est assez éloquent : « Je suis la langue étrangère qui jaillit de ta bouche, Une langue de vie qui pleure, rie et chante. Je suis la langue prisonnière qui voudrait vivre dehors ; Ouvrez-moi ces fenêtres, poussez-moi ces volets… » Et ce n’est que le début…
Le sous-titre de l’album, Aqua Viva, certains titres de pièces (Induve l’acqua ti porta – qui signifie Où l’eau te mène – et la trilogie des Ballu di l’acqua) et la peinture sur toile de Brigitte KOESSLER qui sert d’illustration de couverture dévoilent clairement une thématique poétique sous-jacente à l’album, à savoir l’eau et son pouvoir universel. Comment pouvait-il en être autrement dès lors que l’on invite à explorer les trésors culturels d’une île… forcément entourée de l’élément liquide ?
Le CD s’ouvre du reste sur la captation d’un écoulement d’eau matinal de la rivière Fiumicicoli (affluent du fleuve Rizzanese), sise au cœur du terrain granitique de la région de Sartène, au sud-ouest de l’île, soit en Terre d’Arautoli même. La fluidité de l’élément liquide inspire ses délicats arpèges au cetera de De PERETTI, son souffle caressant à la pivana de Benjamin MELIA, et ses frappes moelleuses au udu de Mohamed M’SAHEL. Le décor est planté : l’expédition démarre ici et reviendra au même endroit à la tombée de la nuit, avec juste quelques notes méditatives de cetera pour clore le CD. La structure thématique du disque peut être appréhendée comme une évocation du mouvement de l’eau sur une journée entière, chaque chant ou pièce instrumentale étant un puit sur son chemin grâce auquel les artistes peuvent hydrater leur inspiration.
En conséquence, on serait tenté de voir en Meridiani#2 un « Tour de Corse » à caractère culturel, mais les mouvements de l’eau étant capricieux et sinueux, et ses cours ne respectant pas forcément la géographie du terrain à la lettre, on y entendra aussi des échos buissonniers d’autres cultures de la « mare nostrum ». « Si j’étais la mer Méditerranée Je raconterais ses secrets ; L’histoire multicolore de ses peuples ; Au regard vif et profond ; Dont la couleur azur invite à l’infinie liberté », est-il écrit dans Induve l’acqua ti porta.
L’itinéraire auquel nous convie Acqua Viva a un caractère éminemment initiatique et cherche à nous éveiller aux manifestations de Dame Nature dans cette Corse aux teintes envoûtantes.
Saluons une fois encore le sens artistique qui prévaut à cette réalisation, tant dans son contenu que dans sa forme. Jean-Philippe De PERETTI n’a en effet rien laissé au hasard, Meridiani #2 se présentant, comme son prédécesseur, sous la forme d’un CD-livre fort instructif, le livret comprenant moult informations (la liste des luthiers réquisitionnés est notamment impressionnante…), photos et commentaires, et les textes des chansons composées figurent en langues corse, française et anglaise. Autant dire que cette auto-production réconcilie avec le support disque physique et donne même des leçons à certaines réalisations plus lacunaires de maisons de disques dites professionnelles. On espère un Meridiani #3 pour bientôt…
Stéphane Fougère
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