AN’PAGAY – Somin Tegor

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AN’PAGAY – Somin Tegor
(Compagnie 4000)

Imaginez une déflagration qui se produirait dans l’Océan indien et dont les échos se feraient entendre jusque dans l’Hexagone et se réfléchiraient à l’inverse dans l’archipel des Mascareignes. C’est un peu l’effet que fait AN’PAGAY, telle une comète détonante dans les eaux trop tranquilles et trop fréquentées d’une world music pépère. Car ce nouveau groupe est lui-même le fruit d’une fusion, au sens quasi-nucléaire du terme. D’un côté, on y trouve des membres du collectif métropolitain et réunionnais Ti’KANIKI, qui voue une passion brûlante pour le maloya et qui vient d’enregistrer son premier EP numérique, Douz, à l’Opéra Underground de Lyon. De l’autre côté sévissent les membres d’un trio métal-noise expérimental lyonnais, KOUMA, et que l’on retrouve aussi dans l’entité math-rock expérimental POLYMORPHIE. Ça vous paraît trop improbable ? Mais si on y ajoute le fait que les membres de KOUMA ont auparavant fusionné avec le groupe colombien NILAMAYE pour dynamiter les rythmes endiablés du currulao au sein de PIXVAE, on comprend qu’on a affaire à des experts en détonations soniques transculturelles de haut vol. Cette fois, ils distillent leur mixture avant-gardiste au sein des rythmes fiévreux du maloya réunionnais. Forcément, ça fait du bruit. Mais ça n’oublie pas non plus de mettre les corps en transe.

Pour les dynamiteurs de KOUMA, le passage de PIXVAE à AN’PAGAY s’est fait à la faveur d’une rencontre à l’occasion d’une compilation-anniversaire ourdie par le label transidentitaire Bongo Joe. Romain DUGELAY, le directeur artistique et compositeur de PIXVAE, a contacté le compositeur, chanteur et percussionniste de Ti’KANIKI, Luc Moindranzé KARIOUDJA, et tous deux se sont vite retrouvés sur la même longueur d’onde quant à la direction à faire prendre à leur projet commun, à savoir une voie radicale, extrême et turbulente.

En corollaire, il faut dire que NILAMAYE – et donc PIXVAE – et TI’KANIKI se partageaient la même chanteuse, Margaux DELATOUR, et c’est en toute logique qu’on la retrouve dans l’aventure AN’PAGAY, aux côtés de la chanteuse de Ti’KANIKI Cindy POOCH (THE BONGO HOP). Luc Moindranzé KARIOUDJA a également débauché le percussionniste burkinabé Wendlavim ZABSONRÉ (SUPERGOMBO, BIGRE !, KALYANGA) pour donner la réplique au batteur de KOUMA, Leo DUMONT. Damien CLUZEL a troqué la guitare électrique contre une basse bien épaisse et aiguisée, et Romain DUGELAY continue à injecter ses flaques de jazzcore au saxophone alto et ses giclées électro-space-post-rock aux claviers.

On se retrouve ainsi avec une formation comprenant une voix masculine, deux voix féminines, des tambours, des fûts, des cordes, des vents libres et des textures synthétiques bien tordues, au fond similaire à celle de PIXVAE, et dont la démarche est assez parallèle à ce dernier. La seule différence est que la Terre d’ancrage a changé. Là où PIXVAE secouait le currulao colombien autour du marimba de chonta, AN’PAGAY procure une écho autrement rageur et vindicatif aux danses pratiquées dans les kabars, centres névralgiques de la culture festive réunionnaise, équivalents des festoù-noz en Bretagne. À la fois fête profane et fête religieuse en hommage aux ancêtres, le kabar est également le nom donné au cadre mélodique constitutif du maloya, cette pratique musicale majeure de la Réunion, aux accents incantatoire, ensorcelant et aux origines puisant dans les pages sombres de l’histoire de l’île, quand elle était la proie des exploitations esclavagistes. C’est ce terreau qui nourrit AN’PAGAY.

Le titre de ce premier album, Somin Tegor, est du reste le nom d’une rue de St-Benoit, commune réunionnaise où a vécu enfant Luc Moindranzé KARIOUDJA. Sa voix chaude et enfiévrée est proéminente dans AN’PAGAY, mais les deux chanteuses lui assurent une réplique vocale aussi dynamique qu’opiniâtre, tout en créole réunionnais bien sûr. Leurs mélodies tournantes, en mode répétitif façon mantras, assurent à elles seules la transe auditive.

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Les deux batteurs et percussionnistes déclinent des polyrythmies aptes à fissurer le sol terrestre, et les cordes, vents et textures synthétiques tirent les cellules mélodiques et rythmiques de base à hue et à dia, leur confectionnant des reliefs incisifs sur les crêtes desquels jaillissent quelques geysers bruyants mais qui ne déraillent ni ne débordent jamais du cadre. En témoignent les morceaux roboratifs comme Kozé, Salegue, et An’Pagay.

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D’autres pièces cultivent des ambiances et des rythmes plus mesurés, aux effluves même mélancoliques, comme Somin Tegor, Bato, mais ne sont pas moins moins généreuses en déviations climatiques et en manifestations extra-terrestres. Badinaz achève du reste le disque sur un mode curieusement chaviré…

Les secousses euphorisantes et iconoclastes prodiguées par AN’PAGAY risquent de paraître un poil dangereuses et « borderline » aux amateurs de maloya plus classique, mais les familiers de PIXVAE devraient s’y retrouver en terrain somme toute familier. Les simples curieux aux oreilles aguerries y trouveront au mieux une salvatrice lueur de révélation à caractère sismique. De toute façon, il faut bien de temps à autres que quelqu’un mette une savoureuse « pagaille » dans les ornières rituelles pour en révéler plus crûment la sève primitive, seule garante d’un sursaut créatif régénérateur. Osez donc le « kabar crunch » d’AN PAGAY !

Stéphane Fougère

Page : https://anpagay.bandcamp.com/

Label : www.compagnie4000.com

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