ARIA PRIMITIVA – Sleep no more

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ARIA PRIMITIVA – Sleep no more
(Monstre Sonore / WTPL Music)

Cet album, on l’attendait de pied ferme, avec trépidation, depuis qu’il s’était fait annoncé par le EP Work in Progress, publié en 2017, et une poignée de concerts en Belgique, France et Autriche en 2018. On ne va pas vous relater les origines du groupe, ni les conditions de sa formation, cela vous a déjà été conté dans notre chronique dudit EP. Chacun est donc censé savoir où il est et de quoi il retourne. Mais si vous avez raté l’épisode précédent, sachez pour faire court que derrière ARIA PRIMITIVA se trouve le compositeur et multi-instrumentiste Thierry ZABOITZEFF, qui fut l’une des chevilles ouvrières du groupe ART ZOYD, aux côtés du regretté Gérard HOURBETTE, avant de se consacrer à plusieurs projets personnels (danse, théâtre, cinéma, multimédia…). Je vois des paupières qui se lèvent, il était temps ! Maintenant que vous les avez levées, sachez que vous aurez toutes les peines du monde à les baisser. Car on n’est pas ici pour dormir, ni pour faire somnoler. L’ADN même de la musique d’ARIA PRIMITIVA l’en empêche.

Sleep no more : Ne dormez plus. L’injonction vient de loin et résonne fort. Intégrée au spectacle Vorgänge, dont ART ZOYD avait composé la musique en 1987, elle revient aujourd’hui comme un écho retentissant, et ARIA PRIMITIVA en a fait le titre de son premier album. Sleep no more, comme pour dire qu’après tout ce temps, la nécessité de rester éveillé en esprit est plus que jamais primordiale, vitale. Et manière pour Thierry ZABOITZEFF, en retour d’écho, de suggérer que la musique de son nouveau trio trouve son germe dans celle du groupe qu’il l’a fait connaître. ARIA PRIMITIVA n’est pas un hommage, ni une copie, c’est une extension, une floraison inédite qui certes fait écho à l’univers artzoydien, mais qui possède son âme sonore propre, transfigurée par une lutherie à la fois classique et avant-gardiste.

Basse, violoncelle, et voix de Thierry ZABOITZEFF en constitue les éléments tangibles, palpables, électrisants, convulsifs, tandis que les claviers et Ondes Martenot de Nadia RATSIMANDRESY, les claviers et échantillonneur de Cécile THÉVENOT et les programmations rythmiques du Dr. ZAB incarnent (si l’on peut dire…) cette composante virtuelle, fantomatique, immatérielle, irradiante et hypnotique. ARIA PRIMITIVA combine l’abrasivité de l’énergie rock, la sinuosité structurelle d’une certaine musique classique contemporaine avec l’empreinte spectrale de sons urbains et industriels, de pulsions tribales, et même de cris animaliers, chiens et corbeaux à l’affût.

Antique et futuriste, cette « mélodie primitive » fait montre d’une sauvagerie complexe, exprimant une sensibilité primale au sein d’une symphonie apocalyptique qui se meut entre ciel et outre-terre pour secouer un présent qui se refuserait à naître. ARIA PRIMITIVA est le théâtre du mouvement émotionnel perpétuel, ne restant jamais trop longtemps au même endroit et traçant sa route par moult détours, rebonds, chausse-trappes, comme pour mieux intimer aux consciences qui écoutent qu’elles ne doivent pas sacrifier un iota de leur capacité d’attention.

De fait, la musique d’ARIA PRIMITIVA révèle un univers étendu sur plusieurs formats : des compositions épiques ou semi-épiques, des « chansons », des pièces instrumentales et des improvisations. Si vous vous attendiez à du tout-venant au kilomètre, c’est loupé : on verse ici dans le pluri-dimensionnel !

L’inaugural Endeyi Endesi appâte sans difficulté avec son introduction atonale, ses accords de piano martiaux, sa mélodie frissonnante aux Ondes Martenot, qui colorent en sombre le tapis anguleux qui mène à la pièce du fond, où se fait entendre la voix messianique du ZAB, qui semble dire : « Bienvenue dans le monde tourmenté mais palpitant d’ARIA PRIMITIVA ! »

L’accrocheur Sleep no more se rappelle à notre bon souvenir, conservant la mouture qu’on lui connaissait sur le EP (plus compacte que celle d’ART ZOYD), mais bénéficiant d’un mixage un poil plus punchy. Virage à 180° avec Hystamack, une improvisation captée live qui projette dans un vortex faussement soyeux, empreint aux mini-secousses déstabilisantes de plus en plus insistantes, avec dans son dernier tiers cette simili-guitare frippienne qui entonne une complainte rugueuse.

Autre pièce révélée par le Work in Progress, Maïdaykali a également gagné une minute supplémentaire (pour aboutir à sept minutes), du fait du prolongement de son introduction aérienne, qui accentue d’autant plus le contraste avec son développement, en mode cyber-métallique qui ne prend pas de prisonniers !

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Déjà dévoilée aussi dans le EP, Aria Primitiva, du haut de ses quatorze minutes, élabore un cinéma pour l’oreille qui tient en haleine de bout en bout. Même rendue un tantinet plus compacte que sur le EP, elle ne perd aucunement son statut de pièce de résistance, et devient aussi le centre névralgique de l’album. Nixen offre un bienvenu moment de pause ambient aux reflux mélancoliques dans sa première moitié, avant que la seconde ne révèle une faune sonore (violoncelle, piano, effets sonores divers…) prête à partir en chasse.

Un bruit de bottes pesantes se fait alors entendre, une mélodie enjôleuse aux Ondes Martenot et violoncelle se pose là, bientôt enrobée de voix spectrales : un chant en allemand se soulève avec solennité, soutenue par une mélodie qui revient de loin… Vous ne rêvez pas, c’est bien Helden, soit la version germanique de « Heroes » de Brian ENO et David BOWIE, prodigieusement métamorphosée en un lugubre et troublant mirage au sein duquel on croit même ré-éentendre le fameux son de guitare de Robert FRIPP ! Le démarquage avec l’original est radical, mais le frisson est garanti.

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Kletka, l’autre improvisation live, nous plonge dans des eaux saumâtres, avec piano préparé, cordes tendues, halo assombrissant… Si l’auditeur est arrivé à peu près indemne jusqu’ici, nul doute qu’il souhaitera à ce stade trouver la porte de sortie. Elle lui sera offerte avec Mais ouvrez donc cette porte !, titre conclusif à la structure plus souple mais à l’atmosphère flippante.

On n’ouvre pas les portes impunément, et chacun sait que l’on ne peut regarder des deux côtés à la fois pour découvrir ce qu’il y a derrière… Mais que cela ne vous dissuade pas de pénétrer dans cette zone d’inconfort que vous a aimablement et minutieusement concocté ARIA PRIMITIVA, bien au contraire ! Sleep No More a tout de l’épreuve cathartique ; cet album farouche et sophistiqué fait fonction de canal de communication souterrain avec les parts d’ombre du subconscient, et les paysages effarés qu’il dévoile devrait titiller les friands de mystères escarpés. Et si vous en faisiez votre disque de chevet ?

Stéphane Fougère

PS : Cet album est également disponible en version LP, lequel ne contient que cinq morceaux, soit les cinq compositions majeures, présentées dans un ordre différent). Les pièces improvisées et la reprise de Helden en sont exclues, mais les amateurs de support vinyle ont le droit de se le procurer, ne serait-ce que pour profiter en grand format de la fort belle pochette réalisée par Thierry MOREAU.

Page : http://www.zaboitzeff.org/

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