Arthur RUSSELL – Sketches for World of Echo & Open Vocal Phrases Where Songs Come in and out

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Arthur RUSSELL – Sketches for World of Echo & Open Vocal Phrases Where Songs Come in and out
(Rough Trade/Audika Records)

Lorsque l’on feuillette le beau livre de Richard KING (Travels over Feeling, 2024) consacré à l’œuvre d’Arthur RUSSELL musicien déjà défendu ici (cf. https://rythmes-croises.org/arthur-russell-picture-of-bonny-rabbit/), on apprend page 203 que le violoncelliste inspiré a donné deux concerts entre 1984 et 1985 à l’Experimental International Foundation, endroit dirigé par son ami musicien Phill NIBLOCK en plein centre de Soho à New York.

Rappelons que Phil NIBLOCK, tout comme Arthur RUSSELL ainsi que d’autres artistes multimédias, a fait partie de ces gens qui fréquentaient depuis les débuts des années 1970 un autre endroit promoteur et défenseur des musiques nouvelles à New York, The Kitchen, et que ce lieu, fondé en tant que collectif, était initialement installé dans la cuisine désaffectée de l’ancien Mercer Arts Center à Chelsea près de Greenwich Village. The Kitchen, jusqu’au mitant des années 1980, est d’ailleurs devenu un lieu de rencontre et une sorte d’incubateur pour des projets expérimentaux et interdisciplinaires, loin de l’offre de la plupart des autres lieux artistiques.

À cette époque, la programmation quasi quotidienne du centre comprenait des performances musicales de Tony CONRAD, Brian ENO lors de son séjour à New York, Jon GIBSON et même des NEW YORK DOLLS et des MODERN LOVERS et TALKING HEADS (invités paraît-il par Arthur RUSSELL qui s’occupait de la programmation dans les années 1974-75) ; des lectures de poésie, des séminaires sur l’art et la technologie, des projections et des festivals d’art vidéo mettant en vedette les œuvres de Charlotte MOORMAN, Nam June PAIK et Stan VANDERBEEK ; et des expositions phares de photographes, comme la première exposition personnelle de photos de Robert MAPPLETHORPE et la première présentation des Untitled Film Stills de Cindy SHERMAN.

En vérifiant tout de suite sur la discographie établie par Audika Records (qui s’occupe avec une brillante ténacité de tout le catalogue de ressorties et d’inédits merveilleux des œuvres d’Arthur RUSSELL depuis plus de vingt ans et une bonne dizaine de références), on note que le premier concert (celui du 25 juin 1984) a déjà fait l’objet d’une édition en 2020 intitulée Sketches for World of Echo, mais en support numérique ou K7 uniquement.

On vérifie également que les rééditions successives de l’album World of Echo depuis Rough Trade et Audika ont, elles aussi, intégré plusieurs morceaux, mais eux semblant venir du second concert, celui du 20 décembre 1985, objet du second CD de 2025, dont la longue suite Tower of Meaning/Rabbit’s Ear/Home away Home et Happy Ending ainsi que 3 autres morceaux qui eux n’apparaissent pas sur la version de 2025 ou alors sous d’autres intitulés.

On compare enfin la version 2 CDs et 4 vinyles de 2025 et on s’aperçoit que du côté CD l’offre est plus riche, car cette version contient les deux concerts en intégralité soit 17 morceaux tous différents, (même si les rondelles des 2 CDs semblent s’être inversées malencontreusement, mais la musique y est) et pour la version 4 LPs un seul concert (les sept morceaux donc totalement inédits du 20 décembre 1985 avec une sorte de bonus comprenant deux extraits de 23 minutes de l’autre concert datant du 25 juin 1984)

Tout cela confirme l’esprit labyrinthique (même s’il n’y est pour rien pour les ressorties 2025) d’Arthur RUSSELL qui n’a eu de cesse de compiler, réarranger, stocker, reprendre et réécouter les murs d’archives qu’il a gardés et construits dans son vaste appartement jusqu’à son décès le 4 avril 1992.

Ces rééditions bienvenues montrent désormais que la période très créatrice de notre violoncelliste aura atteint son apogée lors de ces préparatifs de World of Echo, qui est l’unique album (paru chez Upside records en 1986 et Rough Trade postérieurement pour le reste du monde) d’Arthur RUSSELL aux vocaux paru de son vivant : les albums Tower of Meaning sorti chez Chatham Square en 1983 et Instrumentals chez les disques belges du Crépuscule en 1984, étant, comme leurs noms l’indiquent (ou pas), des essais néo-répétitifs qui ont un peu vieilli.

Revenons à ces deux concerts (le second aura même les honneurs d’un captage vidéo effectué par l’ami NIBLOCK et intitulé Terrace of Unintelligibility), Peter ZUMMO, fidèle tromboniste complice de RUSSELL et acteur majeur lors des deux performances, se souvient du concert et raconte qu’il (RUSSELL) installait des micros partout dans la pièce où le concert aurait lieu afin de créer un lieu ouvert d’environnement sonore avec un écho surround et des espaces vidéo autour de lui pour la réverbération et les effets de voix déstructurées accordés au mouvements d’archets du violoncelle en solo.

Deux ans avant la sortie définitive de World of Echo, on entend dans ces enregistrements combien Arthur RUSSELL était déjà au cœur de son dispositif avec ces effets d’amplification sur son vieux violoncelle et le balancement de sa voix qui tous se mêlent et cherchent à créer une sorte d’hypnose continue.

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Les longs morceaux d’ouverture et de fermeture des deux concerts forment des enveloppes autour desquelles des fragments des chansons de l’album futur surgissent brièvement, notamment Let’s Go Swimming et une version mélancolique de Losing my Taste for the Nightlife qui se déploient doucement au rythme devenu léger du violoncelle, nous emmenant dans une méditation finale quasi paradisiaque.

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D’autres morceaux, comme Tiger Stripes (longue suite de près de 10 minutes), ou Hiding your Present from You suivi de School Bell répétitif a cappella débutent de façon endiablée, emplies de réverbérations comme des incantations mystérieuses et frénétiques, donnent une image envoûtante et quasi magique de ce violoncelliste habité, à la voix tremblante et douce se heurtant à un éventail étrange de sons perçants et étouffés, près de ce que faisaient parfois John MARTYN, Mark HOLLIS, son épure et ses jeux de silences dans son album solo de 1998 et surtout Tim BUCKLEY dans le registre des impros captées en concerts aux débuts des années 1970 et de sa période post Elektra (Blue Afternoon et Lorca) pour BUCKLEY.

Sur That’s the Very Reason, qui ouvre le second concert, le jeu de violoncelle est bourdonnant et infini, chaque ligne étant accompagnée d’un ou deux mouvements du bras, mais à chaque battement d’archet, on a l’impression que l’univers lui-même se tord au gré de la musique. On sent le musicien timide mais déterminé, un peu agacé au début de la performance, rageur même (l’archet du violoncelle souligne sa détermination, qui s’évapore rapidement) pour revenir en demandant au public de se taire afin qu’il puisse « enfin jouer une première chanson », entraînant sans plus le lâcher l’auditoire dans un maelström hypnotique et chaleureux.

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On imagine Arthur RUSSELL chanter/psalmodier les yeux fermés en derviche statique avec le cœur et le corps au bord des lèvres. Ces deux concerts montrent que le violoncelliste décalé était avant tout excentrique par ses goûts de compositeur. Il aimait les signatures rythmiques irrégulières, les secrets cachés dans les interstices, les accidents. Il recherchait moins l’efficacité immédiate que les bonheurs musicaux fugaces qui se nichent dans les formes musicales les plus instables, les mosaïques abîmées, les répétitions tronquées. Ainsi, on ne peut s’empêcher, avec le recul et l’exégèse de ses œuvres révélées sur le tard, de lire une adéquation entre son parti pris chancelant et inattendu (qui d’autre à part dans le jazz utilise le violoncelle en instrument principal) et sa musique, rarement rétive dans le propos ou l’exécution mais perpétuellement instable dans ses formes et sa poétique.

Bien sûr, avec Arthur RUSSELL, fierté et tristesse de l’underground new-yorkais (a posteriori parfois), chaque sortie d’archives est teintée d’une profonde mélancolie (un critique attentionné avait parlé fort à propos et joliment d’une bruine ravélienne). Parfois intense, parfois légère, jamais fausse, la tragédie de cet artiste (atteint du VIH en 1986 et décédé six ans après à juste 40 ans), imprègne chaque écoute de ces somptueuses archives dépoussiérées et remises à neuf.

Open Vocal Phrases et Sketches for World of Echo en témoignent et nous ramènent à ce passé redécouvert. Mais c’est avant tout une célébration d’un talent en perpétuelle évolution qu’on découvre à vif (c’est cela peut-être le vif argent), le témoignage d’une âme précieuse et humble, comme un troubadour solitaire un peu essoufflé, un autre joueur de flûte de Hamelin mais au violoncelle, emmenant son public ravi et hypnotisé, une sorte de bel ange déchu, perdu dans la sombre mégalopole new-yorkaise auprès duquel nous avons à nouveau la chance, avec bientôt 40 ans de distance depuis que ces deux concerts ont eu lieu en 1985, de partager une grande émotion, une splendeur fragile, une complicité susurrée et rythmée par l’archet de son bel instrument, grâce et avec ses deux fervents curateurs posthumes et fidèles pèlerins (Steve KNUTSON d’Audika Records et Tom LEE, son compagnon survivant).

Xavier Béal

Page label : https://audikarecords.bandcamp.com/album/sketches-for-world-of-echo-open-vocal-phrases-where-songs-come-in-and-out

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