Atmospherics – Jon HASSELL (traduit de l’anglais par Maxime BISSON)
(Editions Allia)
Lorsque l’on veut repérer les coordonnées géographiques : latitude 14°16’ N longitude 32°28’ E, on s’aperçoit que le morceau de 3’05 minutes (le cinquième de l’album Fourth World Vol 1 intitulé Possible Musics de Jon HASSELL et Brian ENO paru en 1980 chez EG Records) fait référence à la petite ville presque palindrome de Shabasha (au sud de Khartoum, capitale du Soudan) et sur la rive ouest du Nil Blanc, peut-être pas loin de la photo aérienne de la couverture de l’album empruntée à la Nasa avec ce fleuve irisé qui traverse la photo, comme le pays tout entier jusqu’à sa jonction avec le Nil Bleu avant de courir jusqu’à la Méditerranée en traversant l’Égypte et en finissant dans le delta luxuriant d’Alexandrie au milieu des restes des pyramides les plus vieilles et les plus étranges du monde.
Dans ce même album sont convoqués tour à tour par Jon HASSELL les berceuses pygmées Ba-Benzélé, les nuages du Burundi, ENO (nouvel ami producteur et admirateur) et Nana VASCONCELOS (complice toujours souriant des débuts) tous ensemble sur le long morceau Charm (Over Burundi Clouds) de 21’29 minutes qui répond à Vernal Equinox (21’56), son morceau de bravoure précédent occupant également presque toute la face 2 du premier album éponyme de 1977.
Revenons un instant à Vernal Equinox, c’est en effet le véritable premier album (solo) de Jon HASSELL paru chez Lovely Music (LML 1021), catalogue fabuleux de Robert ASHLEY and Friends, créé en juin 1977 et qui démarre en fanfare avec le Private Parts d’ASHLEY, auquel on peut vite rajouter des albums de David BEHRMAN, Peter GORDON, Meredith MONK et deux albums aux looks très décalés de Pauline OLIVEROS, cette dernière étant, si l’on peut dire, la Jon HASSELL de l’accordéon et du bandonéon dans les sphères du primitive jazz et du « deep listening ». La maison Lovely ayant par la suite édité nombre d’autres fidèles parmi les fidèles de ce label majeur toujours vivant et actif, malgré le décès d’ASHLEY en mars 2014, figure phare et centrale d’opéra minimalistes indépassables dont le magistral Perfect Lives finalisé en 1983, (plus d’une quinzaine d’albums œuvres avec ses complices Blue Gene TIRANNY, Joan La BARBARA, Jacqueline HUMBERT, ainsi que son fils Sam).
Vernal Equinox se pose alors en 1977 en album zombie au milieu des héritiers du minimalisme new yorkais (mais n’oublions pas que Jon HASSELL a fait partie de LaMonte YOUNG et du Theatre of Eternal Music fin des années 1960, qu’il a joué avec Terry RILEY (on le retrouve sur l’album In C dans l’enregistrement de 1968), et qu’il a étudié auprès de Pandit Prân NATH des ragas afin de perfectionner sa pratique du souffle et des oscillations sur l’embouchure de sa trompette, en donnant l’illusion de chanter du bout des lèvres et en essayant de retrouver le bruit de la conque dans laquelle les musiciens de Dehradun au nord de l’Inde (surnommée ville de l’amour) soufflaient pour convier les fidèles et les enfants à des cérémonies nocturnes et sacrées. (https://rythmes-croises.org/jon-hassell-a-rejoint-son-quatrieme-monde/)
On songe également, en clin d’œil, à l’épisode du monastère tibétain dans Tintin au Tibet et aux immenses trompes (dunchon radong) grondantes et menaçantes des musiques sacrées des moines bouddhistes qui réveillent et agacent le pauvre capitaine Haddock.
Pochette sobre et pastel entre les jaunes et les roses (indiens), cadre dans le cadre avec un calendrier du mois de mars en fond discret (mars = printemps = vernal = équinoxe) ; six titres enregistrés entre 1975 (pour Caracas Night avec déjà les congas de Nana VASCONCELOS) et les cinq autres entre Toronto dans un studio au sous-sol de l’université de York avec David ROSENBOOM, et New York sous la surveillance bienveillante du guitariste Michael BROOK comme ingénieur de génie d’un son magnifique entre octobre et novembre 1977 (équinoxe d’hiver).
Cet ouvrage de 125 pages, le bien nommé Atmospherics, paru tout d’abord en anglais en 2021 aux éditions Ndeya (héritiers du catalogue discographique de Jon HASSELL) et traduit en français en avril 2025 est un petit livre des souvenirs, un carnet de bord hybride comme sa musique, empli de notules et d’impressions (d’Afrique, bonjour monsieur ROUSSEL !) écrits par Jon HASSELL (deux L pour lui), tout au long de la plupart de ses albums, sans trop appuyer sur ceux des débuts, revenant davantage sur certains, décrivant la montée lente de ses « Possible Musics » et ses avatars (electronica, new age, world music, etc.) tout en soulignant le déclic des épisodes en deux volumes de ce Fourth World en collaboration avec Brian ENO aux débuts des années 1980.
Récit un peu décousu qui ne cherche pas à tout rassembler (ses faits d’armes s’étendent jusqu’à la Biennale de Paris et l’Exposition universelle de Séville en 1992 en passant par des bandes son pour le théâtre, le cinéma de Wim WENDERS et des défilés de mode divers et d’avant-garde). Récit fragmenté survolant les 18 albums faits sous son nom, qui raconte à la fois des fragments intimes et une trajectoire ainsi qu’un état d’esprit d’un musicien aventureux et aventurier, peut-être visionnaire, en tous cas à la croisée des chemins des musiques nouvelles des années 1980.
Dès le début HASSELL plante le décor en essayant de définir ses enregistrements au-delà de notes figées sur une bande magnétique, mais plutôt par une sorte de synthèse vivante et vibrante de plusieurs années de vie et d’un parcours et des influences humaines et animales qui tissent un récit éclaté qu’il soit à Toronto, Malibu, New York, Paris, Deia, Ibiza et bien sûr dans tous ces pays (visités ou rêvés) qui ont donné des titres à tous ses morceaux reflets d’un cheminement délibérément personnel.
On passe en effet de la confession intime (la piquante secrétaire du bureau de Polydor France en page 57, mêlée à la découverte du premier sampler numérique avec synthétiseur virtuel le Fairlight CMI) au manifeste artistique avec autant de détours et de circonvolutions que s’il s’agissait d’un carnet de voyage destiné à rester secret pour mieux y garder pour soi ce concept propre au musicien, cette esthétique sonore hybride fusionnant les langages et traditions non occidentales d’une musique baptisée un peu utopiquement « Fourth World », quatrième monde futur-primitif.
Le livre, avec une lucidité parfois mélancolique revient sur l’appropriation des idées de l’auteur par l’industrie de la World Music, jamais loin de l’ambient, deux phénomènes que Jon HASSELL déteste et méprise également pour leurs côtés tellement attendus et très souvent « imbuvables ». Mais le trompettiste, avec sa dégaine de pasteur/clergyman un poil raide, plutôt zen et un peu coquin, ne veut pas (et se fiche un peu) se retrancher derrière un cynisme inutile ni un dogmatisme de mauvais aloi, même s’il déplore ce que « les yuppies ont fait aux pygmées, à MES pygmées », dit-il.
Jon HASSELL procède dans l’ouvrage également à des allers et retours avec l’analyse chronologique de ses albums (il « oublie » curieusement sa période ECM et Power Spot (1986 et retour d’ENO) et saute d’un coup à 1990 à City : Works of Fiction, renouveau urbain et nouveaux musiciens en collaborations). En effet, il prend une pause (une pose) correspondant à deux retours importants pour lui : tout d’abord la (re)découverte de Miles DAVIS (période jungle luxuriante et électrique de Bitches Brew) et l’attention entre les musiques au « nord » au-dessus de la ceinture, (claviers électriques) et au « sud » sous la ceinture, (peaux de tambours et percussions) et en parallèle l’univers visuel de Mati KLARWEIN (entre le sacré et le profane) illustrateur allemand vivant à Ibiza, auteur entre autres, célébré de la pochette de Bitches Brew de Miles DAVIS ainsi que les pochettes (un peu trop peut-être) luxuriantes de trois albums chez Jon HASSELL qui lui a dédié son album Maarifa Street en 2003.
Jon HASSELL évoque entre les lignes également sa participation (non créditée à My Life in the Bush of Ghosts (1981), car depuis leur rencontre avec le trompettiste, fin 1979, ENO et BYRNE avaient l’intention de partir dans le désert californien et d’enregistrer des sons ambiants sur un huit-pistes puis d’envoyer la bande à HASSELL resté à New York, celui-ci ne pouvant pas payer le voyage avec les deux complices ; en fin de compte Jon HASSELL reçoit un peu fâché, un peu vexé, une cassette un mois plus tard, contenant des voix nord africaines mixées avec des basses/batteries un peu copiées/collées ressemblant de façon lointaine avec ce qu’il faisait depuis Earthquake Island, son deuxième album, paru chez Tomato Records en 1978.
Même si l’on préfère se limiter à l’écoute intense des tout premiers albums de Jon HASSELL (Vernal Equinox et les deux Possible Musics (volumes 1 et 2) en particulier, sans oublier ce morceau de dix minutes Map of Dusk (enregistré le jour du solstice d’hiver 1985 à New York), paru dans la collection Myths chez Sub Rosa en 1987 pour une compilation intitulée La Nouvelle Sérénité aux côtés amicaux de Harold BUDD et de Gavin BRYARS), on pourra relire avec plaisir (pas dans l’ouvrage, mais dans les notes du livret de la réédition de Vernal Equinox par Ndeya en 2020), les notes de Brian ENO découvrant l’album et pistant le trompettiste à New York lors d’un concert à la Kitchen au printemps 1978. Le même ENO (dont les deux filles sont filleules de Jon HASSELL), qui déclarait par ailleurs à propos de la musique qu’il crée et propose au monde : « Le son suggère toujours le type de mélodie à utiliser. Donc c’est toujours le son d’abord, puis la mélodie après. »
Merci (sans qu’ils le sachent, mais ils s’y retrouveront) pour les quelques éléments piochés avec respect à Olivier BERNARD (Brian Eno, le Magicien du Son, 2022, chez Camion Blanc, déjà chroniqué sur le site https://rythmes-croises.org/brian-eno-le-magicien-du-son-olivier-bernard/ ) et David TOOP (Ocean of Sound, 2000, chez Kargo/l’Eclat), pour leurs éclairages bienvenus, leurs signaux avisés et leurs analyses bienveillantes.
Xavier Béal
Page Éditeur : https://www.editions-allia.com/fr/livre/1071/atmospherics