BALUNGAN – Kudu Bisa Kudu
(Cuneiform Records)
Quiconque s’est rendu à Yogyakarta, sur l’île de Java, en Indonésie, vous dira combien il a été frappé par les décalages d’abord horaire, puis culturel que provoque cette expérience. C’est une sensation analogue que procure l’écoute de cet album de BALUNGAN, un ensemble réunissant pas moins de treize musiciens issus de deux zones géographiques et culturelles – la France et l’Indonésie – éloignées par des millions de kilomètres, et dont le projet s’inscrit dans le champ des musiques nouvelles inter-culturelles, avec en son cœur une approche innovante de cette musique emblématique de la culture indonésienne, à savoir le gamelan, cette sorte de « batterie de percussions » qui fonctionne comme un instrument unique joué à plusieurs mains et dont l’usage s’inscrit dans une tradition millénaire. Mais au contraire de certaines « fusions » musicales qui trahissent une collaboration forcée ou artificielle, BALUNGAN offre au contraire une musique inédite qui est vraiment le fruit d’un profond travail en commun entre les parties mises en présence ; une musique de groupe, en somme. « Balungan » est du reste un terme javanais désignant le squelette, le cadre dans lequel s’élabore la mélodie principale d’une composition de gamelan.
On sait combien la musique de gamelan a secoué les conceptions artistiques du paysage musical classique français, depuis la découverte, par Claude DEBUSSY et un tout jeune Maurice RAVEL, du gamelan javanais lors de l’Exposition universelle de Paris en 1889, puis celle du gamelan balinais par Francis POULENC lors de l’Exposition coloniale de Paris en 1931. Plusieurs œuvres de compositeurs classiques contemporains portent la marque de cette influence du gamelan, dont la Turangalîla-Symphonie d’Olivier MESSIAEN. Au Canada, le compositeur Colin McPHEE a été le premier Occidental à présenter une étude ethnomusicologique de la musique balinaise, et sa passion a contaminé Benjamin BRITTEN… John CAGE, Steve REICH et Philip GLASS ont également succombé au charme, de même que, plus récemment, Lou HARRISON et Evan ZYPORIN. Sans compter les nombreux ensembles de gamelan qui ont émergé dans les pays occidentaux, évoluant dans une veine traditionnelle ou dans une optique résolument contemporaine.
Les sonorités grisantes et les rythmes complexes du gamelan ont également séduit quelques explorateurs de culture jazz, comme Tony SCOTT (Djanger Bali) et Don CHERRY (Eternal Rhythm), et n’ont pas manqué non plus de s’introduire dans le champ des musiques électroniques (cf. le Bali Agúng d’Eberhardt SCHÖENER). Elles ont de même inspiré certaines formations rock, dont le GONG de Pierre MOERLEN et KING CRIMSON dans sa période « disciplinée », avec cette mise au front du « tricotage contrapuntique » entre guitares, technique qui est au cœur de la musique de gamelan.
Bref, le gamelan a pénétré plusieurs secteurs de la musique occidentale, qu’ils soient savants ou populaires. À l’inverse, des musiciens indonésiens se sont appropriés certaines formes de musiques modernes occidentales, comme le rock ou le jazz-rock, et se sont essayés à des « fusions » avec leur héritage musical traditionnel ; c’est notamment le cas du guitariste TOHPATI et son groupe ETHNOMISSION, avec son album Save the Planet (2010, Moonjune), du pianiste Dwiki DHARMAWAN dans son disque Ruhma Batu (2018, Moonjune), ou encore du guitariste Dewa BUDJANA dans un morceau de son CD Mahandini (2018, Moonjune).
Au regard (et à l’écoute, tant qu’à faire) de toutes ces créations fusionnelles, restait-il vraiment encore des zones à défricher pour BALUNGAN ? La réponse est indubitablement positive, dans la mesure où nous avons affaire ici à une rencontre entre musiciens indonésiens et français qui étaient tous motivés par une vision commune : ouvrir les champs du possible en se fondant sur des caractéristiques communes ou similaires dans leurs pratiques musicales.
Mais faisons donc les présentations. Côté javanais, BALUNGAN réunit sept musiciens de la Gayam 16 Community. Sise à Yogyakarta, où elle produit de nombreux événements et spectacles autour de la musique de gamelan, cette communauté a été créée à l’origine par Sapto RAHARJO, fervent défenseur de l’héritage musical indonésien mais aussi visionnaire artistique qui a souhaité donné un nouvel essor à la culture traditionnelle indonésienne, et à l’art du gamelan en particulier, en l’ouvrant au monde. Sapto RAHARJO a ainsi collaboré avec quelques personnalités de la scène jazz et world française, jouant et enregistrant avec Miqueù MONTANARO, André JAUME et Alex GRILLO, et est aussi l’organisateur du Yogyakarta International Gamelan Festival, où se croisent plein d’amateurs de musiques de gamelans (des « gamelan lovers » comme on les appelle) dans une perspective d’échanges et d’expériences nouvelles.
Gayam 16 est aujourd’hui conduit par sa fille, Desyana Wulani PUTRI, danseuse et musicienne qui joue également dans BALUNGAN. Les autres musiciens indonésiens impliqués dans le projet, Setyanto PRAJOKO, SUDARYANTO, Tri WIDIANTORO, SUTIKNO, Setyaji DEWANTO et Bagus ARIYANTO, ont tous été impliqués dans diverses activités artistiques, participant à l’organisation de divers spectacles, jouant dans plusieurs groupes et composant pour le théâtre, pour le cinéma et pour la danse.
Les six musiciens français proviennent pour leur part de structures associatives de la région Rhône-Alpes – la compagnie de « variété expérimentale » Chef menteur à Lyon ; le Phare à Lucioles à Sault et Inouï Productions à Avignon – et se sont plus ou moins croisés ou ont travaillé ensemble dans des projets antérieurs qui s’inscrivent dans le vaste monde des musiques nouvelles européennes, notamment celles relevant de l’esprit de la mouvance Rock In Opposition.
Il y a le claviériste Loïck GUENIN (fondateur du Phare à Lucioles) ; le chanteur, auteur, bruiteur Laurent FRICK (PARKINSON SQUARE, CHEF MENTEUR, Impur de Fred FRITH…) ; le batteur Guigou CHENEVIER (ÉTRON FOU LELOUBLAN, VOLAPÜK, LES BATTERIES, LE MIROIR ET LE MARTEAU, etc.) ; le guitariste Gilles LAVAL (PARKINSON SQUARE, MISS GOULASH, LE MIROIR ET LE MARTEAU, Impur de Fred FRITH…) ; le guitariste Laurent LUCI (E PERICOLO SPORGERSI, FERDINAND ET LES PHILOSOPHES, Albert MARCŒUR, Helter Skelter de Fred FRITH…) et le bassiste Franck TESTUT (MISS GOULASH, SPIROJKI…).
Tout a commencé pour BALUNGAN quand le fondateur d’Inouï Production, Guigou CHENEVIER, a répondu en 2012 à une proposition d’atelier autour du gamelan à Marseilles, impliquant rencontres avec des professeurs de gamelan et visite de leur communauté à Yogyakarta, la capitale musicale de Java-Centre, tous frais payés.
Pendant une quinzaine de jours, les musiciens ont travaillé ensemble à l’Institut français de Yogyakarta, à raison de huit heures par jour. Et à son tour, Guigou CHENEVIER a invité les musiciens javanais chez lui et c’est là que le projet BALUNGAN a vraiment pris forme, les résidents de Yogyakarta étant fermement décidés à tenter une expérience musicale nouvelle qui sortirait la pratique du gamelan de ses plates-bandes habituelles ; il y en allait pour eux de la survivance de leur héritage culturel. Entre 2015 à 2017, les musiciens français et javanais ont joué sur diverses scènes javanaises et françaises.
Ainsi le projet de BALUNGAN s’est-il élaboré sur trois périodes entre 2012 et 2017, ponctué de voyages, de rencontres, de répétitions et de concerts en France et sur l’île de Java qui ont permis de façonner une construction collective. Les musiciens français de BALUNGAN se sont trouvé certains points communs avec leurs collègues indonésiens dans la façon de concevoir la musique et dans leur méthode de travail. Guigou CHENEVIER a souligné à ce sujet : « Dans le gamelan, la notion de soliste (très prisée dans les univers de la musique classique occidentale ou du jazz) n’existe pratiquement pas. Personne ne se met en avant, chaque partie instrumentale est essentielle, mais totalement dépendante des autres. Au risque de faire un raccourci un peu facile, il n’est donc pas totalement faux de dire que le gamelan fonctionne un peu comme un groupe de rock. »
De plus, sur un plan plus technique, l’art du gamelan relève de l’écriture contrapuntique et l’orchestre fonctionne comme un instrument collectif dont les éléments ne sont aucunement autonomes mais au contraire reliés entre eux. Chaque instrument y a une fonction précise, et les musiciens de gamelan se partagent les tâches de manière optimale, jouant une partition fragmentée à l’extrême.
La notion de coordination collective est en tout cas fondamentale dans la pratique du gamelan – au détriment de l’art soliste – et n’a pas manqué d’interpeller les musiciens français impliqués dans l’aventure BALUNGAN, eux-mêmes fonctionnant déjà dans un esprit collectif dans leurs parcours et projets musicaux.
C’est un concert donné en 2017 à Cavaillon, dans le Vaucluse, qui a fourni la matière de l’album Kudu Bisa Kudu, qu’a sorti le label américain Cuneiform Records cinq ans après les faits. BALUNGAN y déploie un répertoire original de douze pièces musicales d’une grande richesse qui illustre à merveille cette idée de partage communautaire, puisque six titres ont été composés par l’équipe française, et six titres par l’équipe indonésienne ; le tout a été arrangé collectivement. Loin de sombrer dans le piège facile d’un certain exotisme sonore, BALUNGAN tire pleinement parti des vocabulaires musicaux en présence, sans concession de part et d’autre. Les musiciens expérimentent toutes les combinaisons de timbres possibles entre les deux équipes, explorent les écritures et approfondissent les modes de jeu et d’improvisation.
Des pièces comme Bruits d’éclats, XGY 14, Kethek Saranggon ou Beteng se déploient dans des structures épiques généreuses en ruptures de rythmes et en variations de climats. On y retrouve par endroits la marque de KING CRIMSON, les guitares se faisant tantôt mordantes et acides, tantôt plus atmosphériques, peignant des « soundscapes » troublants. D’autres professent un esprit rock avant-gardiste à connotation cocasse et débridée, dans la lignée de ce que cultivaient les formations héritières d’ÉTRON FOU LELOUBLAN ; Javanese TGV, Poulet mort, Gameland et The Guy I am en sont des exemples, de même que le quasi rock n’roll Nikiniki, qui fait rire tout le monde à la fin. Enfin, c’est sur une composition de Sapto RAHARJO que s’achève le CD, le tonique et flamboyant Kangen, qui balaye tout sur son passage.
Les « gendèrs », gongs, et « bonangs » des musiciens de Gayam 16 tissent des phrasés mélodico-rythmiques très subtils et sinueux, s’aventurant même par endroits dans des improvisations bruitistes, mais n’oublient pas de sonner fort et de jouer rapide quand il le faut, donnant sans vergogne la réplique aux guitares, basse, clavier et batterie percussive de l’équipe française et contribuant ainsi à livrer un son métallique résolument épais en plus d’être tortueux.
À cet égard, les connaisseurs de la musique de gamelan javanais pourraient déplorer le fait que BALUNGAN ait délaissé les climats suaves et raffinés du genre pour privilégier une approche plus virtuose, dynamique et bruyante paradoxalement plus proche de la musique de gamelan balinais (de type « kebyar » notamment). Néanmoins, certaines atmosphères plus typiques des formes musicales de gamelan javanais sont explorées dans des pièces comme l’envoûtante Wemarah, l’inquiétante Meet et l’impérieux Beteng, laquelle développe un crescendo rythmique et une tension climatique particulièrement intense.
Si BALUNGAN offre de nombreux attraits instrumentaux, il se distingue aussi par la place faite à la voix, en premier lieu celle de Laurent FRICK, qui brille par l’étendue de ses capacités. Outre le fait qu’il déclame des textes en français ET en javanais, délivrant des « pantoun » (poèmes de forme fixe dérivés du pantun malais) généreux en métaphores qui nous plongent dans l’univers mythologique javanais – dont celui du légendaire Ramayana dans The Guy I am –, empruntant même au passage à William BLAKE dans Bruits d’éclats, il exploite aussi sa voix comme instrument purement vocal, proférant onomatopées, interjections, cris primaux, incantations gutturales et imitations animalières, avec parfois quelques effets ajoutés, qui amplifient l’inspiration indonésienne de BALUNGAN tout en la transcendant.
Au fond, on pourrait attribuer à la démarche de BALUNGAN les mots prononcés par Laurent FRICK dans la composition de Tri WIDIANTORO, Nikiniku : « Les Ondes se frottent et tournoient ; Le même sens, la même pulsation ; Près de l’enchantement ; Dans le même sens, dans le même son. »
De par sa longueur et son opulence, Kudu Bisa Kudu nécessite plusieurs écoutes mais s’avère bien vite grisant et prenant. La complicité entre les musiciens indonésiens et français y est patente tout du long. On y ressent tout le plaisir qu’on eut les musiciens de jouer et d’échanger ensemble. On en regrette d’autant que ce groupe appartienne manifestement déjà au passé. Kudu Bisa Kudu en est la trace quasi archivistique puisque, comme on l’a dit précédemment, il a été enregistré lors d’un concert en 2017, soit dans le « monde d’avant » cette pandémie planétaire qui a secoué le globe depuis ce temps et qui a porté un sérieux coup de bambou aux créations « cross-culturelles ». C’est dire si ce disque semble être l’écho d’une période peut-être révolue, et que son écoute accentue ce sentiment de vivre en plein décalage tant artistique que temporel.
Stéphane Fougère
Page label : https://cuneiformrecords.bandcamp.com/album/kudu-bisa-kudu-2