MEÏKHANEH – Chants du dedans, Chants du dehors
(Cas particuliers / Buda Musique)
À raison d’un disque tous les cinq ans en moyenne, on ne peut pas dire que le trio franco-iranien MEÏKHANEH sature l’espace artistique ou même l’enceinte médiatique. Il est vrai que son propre espace musical est de ceux qui nécessitent une alimentation rigoureuse, réfléchie et minutieuse, et il faut aller chercher loin pour la trouver. Comme il l’a déjà montré dans ses deux précédentes créations discographiques, La Maison de l’ivresse (2012) et La Silencieuse (2017), et comme il continue à le faire avec ces Chants du dedans, Chants du dehors, MEÏKHANEH puise son viatique dans les cultures persane, mongole, lusophone, grecque, et crée son propre univers pluri-culturel et multi-lingue, dans lequel il est quelquefois fait usage d’une langue parfaitement imaginaire.
À y regarder (et à y écouter) de près, on se rend compte que le relief sonore déployé par MEÏKHANEH est d’une extraordinaire richesse, et ce malgré une formation de base en apparence très épurée. Le fait que les trois protagonistes soient multi-instrumentistes en plus de donner chacun de la voix y est évidemment pour quelque chose.
Car MEÏKHANEH est une affaire de voix contrastées, sépulcrales ou célestes, porteuses ou recueillies, de cordes pincées ou frottées, de rythmes chaloupés, ondulants ou vigoureux et aguerris. Si la chanteuse autodidacte Maria LAURENT en est le porte-voix féminin, s’exprimant avec autant d’aisance en plusieurs langues et inventant un vocabulaire vocal bien personnel, elle joue aussi du banjo, du luth tovshuur mongol et de la flûte traversière.
Milad PASTA, qui fut son compagnon de route dans PORTOTRIO et qui s’est formé auprès du maître du tombak (ou zarb) Djamchid CHEMIRANI, fait battre les chamades sur une belle gamme de percussions moyen-orientales, tombak, daf et riq, sans s’interdire d’autres percussions comme le udu nigérien, le tom, le tambour sur cadre, etc. Sur ce troisième disque de MEÏKHANEH, il assure également deux chants en voix principale, a effectué les traductions de textes persans et a réalisé les illustrations de couverture du digipack et du livret.
Enfin, il y a Johanni CURTET, connu sous d’autres cieux comme ethnomusicologue, et qui montre ici, en bon spécialiste de la culture mongole, ses talents de diphoneur (ou chanteur de gorge), exploitant le style « khöömei » et le style plus grave « kharkiraa », tout en jouant de la guitare, de la dombra (luth kazakh), de la vièle mongole morin-khuur, et de la guimbarde.
Sur plusieurs pièces, le trio a de plus convié la gadulka ou le violoncelle de Pauline WILLERVAL (KREIZ BREIZH AKADEMI #5, Rodolphe BURGER/Érik MARCHAND…) et la contrebasse de Dylan JAMES à partager et à renforcer leurs épanchements vibratoires.
En aucune façon nos trois protagonistes ne se servent de MEÏKHANEH pour essayer d’égaler les maîtres musiciens des cultures auxquelles ils s’abreuvent. Leur vocation est plutôt d’avancer sur un sentier de traverse qui correspond à leur ressentis personnels de ces musiques et de ces cultures tout en les transcendant, et d’élaborer un imaginaire qui en réfléchit les échos et les projette dans une quête convoquant nature, terre et ciel, entre des battements de cœur et les souffles du vent.
Sans être à proprement parler un album concept, ce troisième disque de MEÏKHANEH déroule un fil subtil qui, comme son titre l’indique, relie les mondes intérieur et extérieur. Puisant dans les poésies mongole, persane, grecque et portugaise, ces treize Chants du dedans, Chants du dehors sont autant d’étapes d’un pèlerinage dont les mots agissent parfois comme des miroirs réfléchissant et dévoilant des liens étroits mais invisibles entre ce qui se ressent et ce qui se voit, se vit. « Tel que tu me vois de l’extérieur, je suis un je suis plein. Mais de l’intérieur on me vide on me défait. C’est de l’intérieur, de par le cœur Que je garde La vie. » chante Maria LAURENT (et en français, une fois n’est pas coutume) dans Tel que tu me vois.
Du ventre maternel (Belly) au vaste horizon maritime (Dehors la mer), du palpable (La Pierre de Mongolie) à l’impalpable (Üdesh), la voie qui se dessine à travers ces chants a des résonances universelles. Entre contemplation et pulsation, MEÏKHANEH ne choisit pas et se nourrit des deux, trop conscient de la nécessité d’activer l’un et l’autre pour frayer son chemin entre les mondes.
Pour MEÏKHANEH, la vie est un voyage entre la coquille du chez-soi et les immensités du ciel, de la mer, des montagnes, et les chants en sont les points d’ancrage, les balises, les reflets. C’est cette poésie du pèlerinage existentiel que chantent Maria LAURENT, Johanni CURTET ert Milad PASTA, que ce soit à travers Je m’en vais, Kârevân, ou encore Le Chemin simple, dans lequel il est dit, en filigrane d’une improvisation vocale en langue imaginaire : « C’est le chemin emprunté, depuis tant d’années, pour rejoindre la mer. Chaque fois le même et chaque fois différent, il rend le cœur doux et l’âme légère. »
Ces mots pourraient s’appliquer à ce disque même de MEÏKHANEH qui, depuis maintenant dix ans, explore une voie transversale raffinée et pénétrante. Les voix et les sons de plusieurs mondes s’y marient avec une élégance qui n’est pas seulement de surface, loin s’en faut.
Épuration et floraison, racines et branches agissent chez MEÏKHANEH comme la diastole et la systole, et la vibration à l’œuvre dans sa musique irradie tout à la fois ce qui relève de l’intérieur et ce qui a trait à l’extérieur. Voir le monde autrement et scruter le sien propre, c’est possible avec les caravaniers de MEÏKHANEH.
Stéphane Fougère
Site : www.meikhaneh.com