BAPI DAS BAUL (BAUL BISHWA/SENSES)
Le Sixième Sens des Bauls
Issu d’une longue lignée de musiciens bauls du Bengale, BAPI DAS BAUL, alias Subhendu DAS BAPI, est un nomade aux sens affutés. Avec son groupe BAUL BISHWA, il poursuit le travail de son père, PURNA DAS BAUL, qui fut le premier à faire connaître la musique baul en dehors du continent indien et à s’être attiré les faveurs de quelques rock-stars, comme Allen GINSBERG, Bob DYLAN, Mick JAGGER… (C’était dans les années 1960…) À son tour, BAPI a voulu faire profiter la scène internationale de ses chants métaphoriques. On a ainsi vu BAUL BISHWA se produire au printemps 2001 au Théâtre de la Ville à Paris.
Mais BAPI a également compris qu’il fallait se mettre au diapason des expressions musicales d’aujourd’hui pour que la sagesse baul puisse envoûter un public plus large. Ainsi a-t-il collaboré à des disques de ZAP MAMA, FUN-DA-MENTAL, EAT STATIC et a-t-il créé un autre groupe, SENSES, qui marie la tradition baul aux sonorités électroniques. On a pu l’entendre lors du festival Sons d’Hiver, à Créteil, dans le Val-de-Marne, en première partie de TRANSGLOBAL UNDERGROUND (avec qui BAPI a aussi enregistré) ou encore lors de la « nuit électro » du festival Lattitudes, consacré à l’Inde du Sud, qui s’est tenu à La Villette à Paris, toujours en 2001.
Troubadour moderne, BAPI DAS BAUL entretient la tradition autant qu’il la repense, témoignant par-là de cette ouverture d’esprit sans laquelle un Baul ne serait pas tout à fait un Baul. Enfilant les illuminations comme des perles, BAPI nous a convié à une plongée dans son BAUL BISHWA, autrement dit, son « univers baul ».
Entretien avec BAPI DAS BAUL
Quel est le public pour la musique baul en Inde ?
BAPI DAS BAUL : Je devrais d’abord commencer par dire d’où viennent les Bauls, cela permettrait de mieux comprendre quel public a la musique baul en Inde. Cette dernière est bien connue pour ses luttes de castes, hautes ou basses, ou ses luttes entre hindous et musulmans… Les Bauls proviennent de cette « catégorie » de gens qui ont proclamé : « Nous n’adorons aucun dieu, nous n’appartenons à aucune caste, et nous n’acceptons pas de faire partie de tout système qui pousse les êtres à se battre entre eux. Notre culte est celui de l’être humain. Nous n’avons pas besoin de divinité, de mosquée, d’église ou de tout autre lieu de culte. Nous prions pour l’être humain et souhaitons ainsi le rendre heureux, lui apporter la joie intérieure. » La liberté et la communion, voilà le fondement des Bauls.
À partir de là, plusieurs portes se sont ouvertes, chacun ayant intégré ses idées. Dans la philosophie baul, il y a des traces de soufisme, de bouddhisme, d’hindouisme et d’autres religions plus confidentielles. Par exemple, je pourrais être un brahmane et toi un musulman, ou le contraire. J’aurais donc des idées de brahmane et toi de musulman. Qu’importe, chez les Bauls, on intègre toutes ces idées, à condition de ne pas continuer à prétendre « JE suis brahmane, JE suis musulman »… Chez les Bauls, on est des êtres humains avant tout. On adapte les idées qui viennent de différentes religions.
Pour prendre une image, c’est comme si, en se trouvant dans un champ ou dans un jardin, on cueillait diverses fleurs provenant d’arbres ou de racines différentes pour créer un bouquet avec maintes couleurs et maints parfums mélangés.
Mais pour aboutir à un bouquet cohérent, il faut donc aplanir, voire supprimer, les éléments qui ne sont pas bien assortis ?
BDB : Bien sûr. Il s’agit de choisir, dans telle ou telle religion ou tel ou tel système de caste, ce qui nous convient. Tous ces parfums, une fois réunis, forment un bouquet. C’est de ça qu’est fait un Baul.
De fait, le public pour les Bauls se situent principalement dans les villages, là ou l’on peut trouver indifféremment des musulmans, des bouddhistes, des hindouistes… Mais c’est surtout dans l’Ouest du Bengale qu’on a le plus de chances de capter leur attention, parce que la langue est la même. Ils comprennent ce que l’on chante. Si l’on chante une chanson triste, ils pleurent. Si l’on chante des chansons plus légères, ils rient.
Toutes ces chansons peuvent être interprétées de bien des façons et peuvent par conséquent procurer des émotions un tant soi peu différentes. Les personnes qui ont déjà fait un certain parcours dans la vie seront sensibles au sens caché de ces chansons alors que les jeunes s’attacheront plus au contenu manifeste.
Une chanson baul comporte donc plusieurs niveaux d’interprétation ?
BDB : Exactement. Prenons par exemple une chanson d’amour qui dit « ne tombe pas amoureux si vite, si facilement ». Les jeunes y verront principalement un avertissement relatif à leur façon de mener leur vie relationnelle. Mais les personnes plus âgées y trouveront un sens plus relatif à la philosophie de la vie. L’ « amour » sera alors perçu comme une « force intérieure », une force qui les pousse à s’interroger sur leurs origines, leur condition, leur avenir… Il y a également la dimension psycho-physiologique à prendre en compte. Bref, une chanson baul peut être interprétée à différents échelons de connaissance. C’est pourquoi l’audience des Bauls peut se révéler assez vaste, quelles que soient les castes, les façons de penser… et quel que soit l’âge.
La forme poétique et la portée philosophique sont donc imbriquées…
BDB : Les chansons bauls sont principalement enracinées dans un terreau philosophique. Les Bauls sont avant tout des yogis. Ce qu’ils écrivent est nourri de philosophie, de vie intérieure, de vie émotionnelle. Les chansons traitent de ce que l’on cherche, de ce que l’on peut donner et prendre. La plupart des chansons bauls sont comme des leçons philosophiques.
En quelle langue sont écrites les chansons bauls ? Uniquement en bengali ?
BDB : Oui, c’est en bengali. Il n’y a pas d’autre langue pour un Baul… (rires) Mais si, toi, tu te sens Baul et que tu écris un chant pour exprimer ce que tu ressens, tu peux le faire en français. Ça fera peut-être une chanson baul. Pourquoi pas ?
Mais je devrais respecter les principes de la philosophie baul…
BDB : En un sens… Mais le plus important n’est pas tant de respecter que de comprendre. La musique baul n’a pas les règles de la musique classique. Elle est libre. Tout ce qu’il y a faire, c’est de marcher en pleine nature et d’être à l’écoute de soi, de ce que l’on pense et ressent. Voilà la liberté baul. Le Baul chante ce qu’il y a à l’intérieur de lui et aussi ce qui l’entoure. Donc, même si tu écris en français, s’il est question d’âme, du cœur humain, alors c’est une chanson baul.
Cette volonté de ne pas s’inscrire dans un système de pensée particulier ne fait-elle pas des Bauls des gens marginaux ?
BDB : Je ne pense pas qu’on puisse dire des Bauls qu’ils sont totalement à l’écart de la société. Ils écrivent leurs chansons, lesquelles sont inspirées de faits sociaux, elles sont le fruit de ce que la société inspire. En Inde, dans les villages, les Bauls colportent les nouvelles ; ils sont les messagers de la société.
Il ne faut pas oublier que les Bauls ne sont pas du genre à rester trop longtemps au même endroit ; ils voyagent de villages en villages, de villes en villes. Ce sont des pèlerins. On peut établir un parallèle avec les Tziganes. Ce sont des gens du voyage ; ils ne se préoccupent pas de ce qu’il leur arrivera s’ils quittent tel endroit pour tel autre. Ce qui a été vécu appartient au passé, alors autant se tourner vers l’avenir, c’est ce qui leur procure satisfaction. Mais il ne s’agit pas non plus d’oublier ce qui a été vécu auparavant.
Donc, les Bauls vont ainsi d’un lieu à un autre, et leurs chansons peuvent raconter ce qui s’est passé ailleurs, dans un autre village et témoignent ainsi de la façon dont se déroulent les relations humaines. C’est en cela qu’ils sont messagers, et c’est pourquoi je ne pense pas qu’ils soient extérieurs à la société.
Le chant baul admet-il l’improvisation ?
BDB : Oui. Comme je l’ai dit, le Baul bouge constamment, il ne reste pas dans le passé ; ce qui lui importe, c’est l’instant présent. Il est à l’affût de ce qui se passe ici et maintenant, il est dans la spontanéité. Il introduit dans sa chanson ce qui arrive dans l’instant. En ce sens, il est dans l’improvisation.
Parle-nous de ton parcours en tant qu’artiste…
BDB : Je dois d’abord commencer par dire que je suis le huitième représentant d’une lignée de musiciens Bauls. Mon père, mon grand-père et mon arrière grand-père ont tous été des musiciens de renom ainsi que des yogis respectés par les Bauls. Par exemple, le célèbre écrivain Rabindranath TAGORE a écrit des chansons bauls inspirées par mon grand-père Nabani DAS KHEPA BAUL. Mon père, Purna DAS BAUL, est également très réputé en Inde en tant que chanteur baul. Le président indien l’a nommé « Baul Samrat », empereur des Bauls, en 1967. Il a écrit plein de chansons et a enregistré plusieurs disques.
Maintenant, j’ai repris le flambeau et je suis devenu également très respecté en Inde. J’écris des chansons, j’enseigne à ceux qui se sentent vraiment concernés par la philosophie et le mode de vie baul. À l’instar de mon père, je tente de faire reconnaître ma musique au niveau international et, apparemment, l’accueil est plutôt satisfaisant.
Les gens apprécient ce que je fais. BAUL BISHWA est mon groupe traditionnel, il fait suite à mon groupe précédent (le même, en fait), BAULS OF BENGAL. BAUL BISHWA correspond vraiment à ce que je suis et à la lignée que je représente. Le répertoire joué est celui que j’ai dans le sang, celui de mes racines. Quoi que je puisse faire d’autre, je ne pourrai jamais les quitter.
Il y a deux ans, j’ai cependant essayé de créer quelque chose d’un peu différent, bien que toujours d’inspiration baul, avec un groupe nommé SENSES, plus orienté « fusion ». Ce projet réunit des musiciens de divers pays : des Bauls bien sûr, dont certains jouent également dans BAUL BISHWA, mais aussi des musiciens qui viennent de Russie, de France et d’Angleterre. On y trouve, outre des instruments traditionnels bauls (le khamak en particulier), une basse, un guembri, un synthétiseur, une batterie, et un santour et des tablas… pour apporter une couleur différente ! (rires)
J’imagine que SENSES peut atteindre un public différent de celui de BAUL BISHWA ?
BDB : En effet, c’est un auditoire généralement plus jeune. Il est bien sûr attiré par le groove de la basse et de la batterie, mais il est également sensible au son de l’ektara, du khamak, et bien entendu du tabla. Mais pour moi, le fondement même de SENSES reste la mélodie, c’est ce que je cherche en priorité. Après seulement vient la rythmique. Toutes les chansons de SENSES sont fondées sur la recherche mélodique. Je souhaite que les gens soient sensibles aux mélodies. Souvent, dans les musiques de fusion ethno-électronique, on retient principalement la rythmique « boum-tchik-boum ». Bien sûr, on a besoin de ça sur les dance-floors, mais j’aspire pour ma part à ce que les gens, en nous écoutant, puissent être à l’écoute de ce qu’ils ressentent dans leur cœur.
Le répertoire de SENSES est-il le même que celui de BAUL BISHWA ?
BDB : Non, il est différent, et c’est moi qui compose les morceaux. Dans BAUL BISHWA, j’écris aussi la majorité des chansons. Dans le dernier CD, tous les morceaux sont de moi, à l’exception peut-être d’un. De toute façon, quand je compose, je ne m’éloigne guère du répertoire traditionnel.
Discographie commentée
BAUL BISHWA – Jaan Sufi
(Heaven & Earth / L’Autre Distribution)
Paru à l’origine en 1998 sur le label allemand Heaven and Earth mais rendu disponible en France seulement en 2002, Jaan Sufi, premier album de BAUL BISHWA, comprend douze chansons composées par BAPI DAS BAUL dans un esprit traditionnel, illustrant la « folie » baul, c’est-à-dire cette philosophie et ce mode de vie qui se tiennent à l’écart des considérations dogmatiques et des rites de castes pour mieux privilégier ce qui, dans les religions hindouistes, bouddhistes, tantriques et soufies, ressortit au domaine émotionnel et qui permet de relier l’être à la Création toute entière.
Car le Baul vise l’âme, le « bindu », et c’est pourquoi les chansons de Bapi contenues dans ce CD traitent toutes d’un sujet fondamental, la connaissance de soi, à travers une forme poétique teinté de griserie mystique, de candeur surréaliste et de sensualité extatique. Pratique spirituelle, concentration et yoga de la respiration sous-tendent cet art du chant, rythmé par plusieurs percussions (dhol, tabla, dubki, khamak et khol), tandis que la flûte, le sarangi, le luth dotara, le banjo et le violon prodiguent des mélodies fluides et entraînantes, sans oublier l’ektara, l’instrument baul par excellence, dont l’unique corde frappée délivre un son décidément bien troublant.
Pour qui veut s’initier, voici une bien belle introduction au Jaan Sufi (« monde des Bauls »).
BAUL BISHWA – 6th Sense (New Songs from Bengal)
(Arco Iris/Harmonia Mundi)
Quel est donc ce « sixième sens » érigé en titre d’œuvre par BAUL BISHWA ? À en croire les chansons composées par BAPI DAS BAUL pour cet album, il serait lié à la recherche de ce chemin qui mène au cœur et à l’âme et qui les unit dans une même perspective spirituelle, celle d’une connaissance de soi pas si éloignée de celle prônée par un Socrate. « O mon âme, cultive ton champs avec de l’eau sinon il va se déssécher » entend-on dans Ore Obodh Mon Chas Kore. Et c’est bien ce que BAPI cherche à faire : nous abreuver de sagesse poétique pour ne pas sombrer dans les réflexes séparatistes d’une pensée racornie, dont les ravages se mesurent hélas à tous les niveaux de l’organisation sociale humaine. Et pourtant, « le bâteau du savoir flotte sur les berges de la rivière », apprend-t-on dans Ore Amar Mon Ganer Nowka…
Les images sont simples, elles n’en sont que plus fortes. Parfois la fantaisie s’en mêle (« Le dieu Brahma cuit un homme dans les cinq jus en regardant rire les poissons. »), mais c’est toujours pour mieux appréhender cette joie inhérente à la quête baul, au fait de se savoir humain avant d’être une catégorie sociale ou une fonction religieuse. « Pourquoi inventez-vous les castes ? (…) Pourquoi s’intéresser à l’égo ? » est-il demandé dans Chere de Tor ? La liberté d’être, de façon inconditionnée,voilà ce qui transparaît de tous ces chants bauls auxquels BAPI confère une faculté subtile… Et comme pour mieux aider à situer le centre des choses essentielles, son ektara, son dubki et son khamak résonnent à satiété, entraînant dans leur flux rythmique les coulées suaves de la flûte bansuri, les cordées ascendantes du luth dotara, les larmes enjouées du sarangi et les vibrations des tambours dhol et khol.
La transe baul est on ne peut mieux représentée sur ce CD, qui au son ajoute l’image. Une partie CD-ROM achève en effet de familiariser l’auditeur occidental avec l' »univers baul » de BAPI, notamment à l’aide de courtes vidéos où notre guide illustre tout son pouvoir de se transformer en elfe radieux, mais aussi des textes de présentation de la musique et des instruments bauls. À la fois encyclopédique et initiatique, 6th Sense constitue un « ABC » idéal pour tous les auditeurs curieux d’en savoir plus sur cette ivresse qui s’empare d’eux à l’écoute de la « baul note ».
BAPI DAS BAUL SENSES – No Doubt
(Nocturne)
SENSES est le pendant « électro-ethnique » de BAUL BISHWA. S’il y a dans l’assistance des réfractaires au « tout-acoustique » et qui préfèrent la transe des dance-floors, BAPI DAS BAUL a créé une musique métissée qui se veut le miroir d’expériences spirituelles, mélodiques et rythmiques, bref le « symbole de l’évolution permanente des musiques et des traditions » (sic).
Aux musiciens et instruments bauls traditionnels (en première ligne le khamak) se joignentdes musiciens français, anglais et russes assurant la basse, la batterie, les claviers et les échantillonneurs. Il en résulte une mosaïque de sons et de rythmes à la source pas toujours définissable qui font basculer le tout dans un « indian sound » calibré et dopé aux résonances « globales » (avec du guembri – la basse des Gnawas –, des tablas et Natacha ATLAS en invitée tant qu’à faire) mais qui préserve l’essentiel du « message » de Bapi.
Deux pistes vidéo sont également au programme du CD de SENSES. No Doubt se présente comme une variation modernisante, groovy et un rien « mode », de l’ivresse baul. On ne garantit pas que cela fera avancer la tradition baul, mais elle en constitue une vulgarisation qui peut faire son petit effet auprès du public visé. La « divine folie » est dorénavant à portée de tous et de tous les… sens.
Autres Albums recommandés :
Purna DAS BAUL – Bauls of Bengal (1994, Cramworld)
PURNA DAS BAUL & BAPI – Songs of Love and Ecstasy (1996, Womad / Real World Records)
BAPI DAS BAUL & BAUL BISHWA – Sufi Baul : Madness and Happiness (2009, ARC Music)
BAPI DAS BAUL (featuring BAUL BISHWA & MANTRASENSE) – River of Happy Souls (2021, ARC Music)
Sites : http://baulbishwa.free.fr
http://senses.free.fr/
Article, entretien et chroniques réalisées par Stéphane Fougère
– Photos : Sylvie Hamon
(Article original et chronique CD 6th Sense
publiés dans ETHNOTEMPOS n°9 – octobre 2001
Chroniques CDs Jaan Sufi & No Doubt
publiées dans ETHNOTEMPOS n° 13 – septembre 2003
Discographie mise à jour en 2021)