Bill CALLAHAN – Reality / Ytilaer
(Drag City)
En ce début d’automne 2022 du monde en chaos programmé, deux ans après Gold Record et un an après Blind Date Party, son album double en duo de reprises avec Bonnie Prince BILLY (tous deux chroniqués sur ce site), Bill CALLAHAN revient nous en-chanter, armé d’un neuvième album solo de douze chansons intenses : Reality (Ytilaer à l’envers comme vue dans un miroir, si vous faites l’expérience vous vous voyez en même temps !) convoque l’urgence et cherche à sommer le monde de supprimer la tour d’ivoire dans laquelle on avait tendance (et la facilité) à enfermer notre baladin folk adepte de l’americana pour mieux le circonvenir.
Ce chanteur qu’on a prétendu à tort depuis longtemps taciturne, solitaire et taiseux se tourne ici en effet vers le monde entier, celui qui l’entoure et celui qui semble aller à sa perte, au bord de l’effondrement paraissant désormais inéluctable. Ce qu’on pourrait prendre pour une forme d’apaisement et d’un semblant de sagesse est peut-être plus radicalement un changement d’angle de perception comme le développement d’un point de vue qui se tournerait vers les gens plutôt que les idées.
Bill CALLAHAN dit lui-même qu’il faut, avec ce disque d’un peu plus d’une heure, prendre le temps d’une pause pour évaluer le monde post-Covid, ce monde tour à tour mis en silence et ralenti, raréfié et disjoncté (le risque était de se laisser aller à une frénésie de consommation et d’émotions dès que le danger avait paru s’écarter), ajoutant que ce monde « réel » retrouvé doit s’accompagner d’un réveil, afin de prendre un peu de distance pour regarder autour de nous et se regarder dans ce paysage qui défile sans nous, nous laissant malgré tout à nos peurs, nos terreurs et nos fatigues même si après cette époque de pandémie surréaliste nous avions besoin de retrouver le côté trivial du monde bien présent.
Bill CALLAHAN, fort d’une longue vie musicale (32 ans) de dix-neuf albums (onze du « groupe » un peu country décalé/bidouillé SMOG jusqu’à 2005 puis huit en solo sous son nom en rock lent et cérébral à partir de 2007, s’éloignant des bornes connues et reconnues d’une carrière qui risquait de s’essouffler ou de tourner en rond), peut se permettre aujourd’hui de faire quelques clins d’œil à son œuvre passée sans jamais se répéter et même s’aventurer vers des horizons aux tonalités un peu jazz, un peu contemporaines ou diffractées avec des retours à la lo-fi disparue ou oubliée depuis sa carrière solo.
Cet album aventureux, empli de réalité, parfois un peu dissonant sur les fins de morceaux (ceux qui durent plus de 5 minutes se distordent souvent au bout de 3 minutes) pour lequel il fait les voix (sauf les chœurs) et la guitare, est très redevable des accompagnements élaborés de ses musiciens, même dans leurs décalages, notamment à la splendide batterie mécanique de Jim WHITE, aux guitares du fidèle Matt KINSEY ainsi que de la clarinette contralto, d’un piano aux textures harmoniques et des cuivres épars soit un joli mini-orchestre qui sert magnifiquement et parfaitement la voix toujours mise en avant du chanteur mélancolique qui pratique l’épure dans ses textes jamais dénués de sens et toujours au fil du rasoir.
Dès First Bird le premier morceau hypnagogique de l’album on part sur l’amour et la colère rentrée, on sort du rêve pour mieux y revenir avec ces paroles entremêlées de chants d’oiseaux et une ode à la petite famille (la sienne, son émerveillement continu) au réveil en même temps que le soleil (la petite sœur, nouvellement née, dont les pieds ne touchent jamais le sol car tout le monde veut la porter dans les bras), avec la voix de baryton suave et alanguie du père en admiration devant sa progéniture.
Les chansons défilent au gré du sac et du ressac des mouvements, parsemés de mouettes, de chevaux, de cochons, de coyotes des faons et de champs de coton, le long des routes qui racontent l’histoire sur des tempos savamment orchestrés, sans que ça soit trop du maniérisme et de la redite, car tout est distillé autour de la voix très en avant toujours posée, parfois embrumée, un peu crooneuse et d’une grande présence (on sent l’influence de la prise de son et du matériel de capture avec un micro doté d’une technique de compression spéciale).
La nature est présente dans la plupart des chansons et Coyotes, la septième avec sa longue intro piano- guitare et sa batterie mécanique, est l’acmé de l’album avec des paroles toutes en douceur (les pensées de sa chienne qui rêve qu’elle était un peu coyote dans le passé) un peu ironiques (Yes I am Your Lover Boy) répété à l’envi, comme une prière doucereuse face aux coyotes qui deviennent de plus en plus menaçants autour de la maison du loverman.
Bill CALLAHAN suggère d’écouter l’album long d’une heure d’une seule traite, sorte d’appel à l’introspection pour l’auteur mais également de la part de l’auditeur sur différents niveaux. On peut y voir en effet une succession de chansons/guitares aux accents folk rock assaisonnés d’un peu de country et se laisser bercer par le flux des accords chaleureux des arrangements ; pourtant, si on creuse un peu l’écoute, on entend assez vite des décalages parfois moins réconfortants, parfois très dissonants : une batterie qui prend soudain trop de place, des sons électroniques perturbants, des cordes qui frisent et des chœurs inquiétants comme si derrière chaque morceau il y avait un espace autre, une sorte de monde renversé (comme le titre l’indique) étrange et en reflet (comme la peinture de l’oiseau de la pochette qui se mire dans l’eau)
Au beau milieu de tout cela, peu avant Coyotes (prononcez « Co-Yo-Tees ») il y a Lily (« I Started Writing Your Death Song Long Before You Were Gone », sorte de chanson mi revenue d’entre les morts mi ballade à la guitare sépulcrale trouée de silences comme pour mieux suspendre l’écoute ou soutenir l’attention de l’auditeur de peur de le perdre. Cette chanson convoque les esprits défunts, les choses qu’on a pas eu le temps de dire aux disparus, les regrets et les remords. Un joyau caché dans le profond de cet album plus tendre et moins cynique que les précédents, en vol plané au-dessus du chaos, comme le funambule pudique et sans filet qu’est Bill CALLAHAN.
Xavier Béal