Bonnie Prince BILLY – Keeping Secrets Will Destroy You
(Drag City / Domino Records) //
Bonnie Prince Billy : I See a Darkness – Christophe SCHENK
(Densité)
Au début des années 1990, des musiciens (surtout américains) revenus du post-rock et du hardcore inoculent au folk devenu vieillot une âpreté nouvelle, privilégiant un look décharné, des harmonies minimales, des arrangements à vif et des voix à la limite de la fatigue et du chuchotement. Cette alternative en marge à toutes les musiques bruyantes de l’époque sera étiquetée malgré les résistances des auteurs soit lo-fi ou slowcore (SLINT, CODEINE ou LOW), elle sera toujours confinée à l’underground, peu encline aux compromis et peu ou pas récupérée par les labels mainstream de l’époque. En effet, seul le tout petit label Drag City, basé à Chicago et créé au début des années 1990, sera réceptif et construira patiemment son catalogue avec SMOG, PALACE BROTHERS, David PAJO, STEREOLAB et d’autres groupes de la mouvance post-folk des années 1990.
Les deux principaux parrains de ce courant (Bonnie Prince BILLY et Bill CALLAHAN) seront suivis par une ribambelle de formations (RED HOUSE PAINTERS, MOUNTAIN GOATS, SILVER JEWS – toutes américaines), comme s’il fallait que se fasse un croisement entre les musiques appalachiennes et les romans de Cormac Mc CARTHY, poète des ténèbres récemment disparu.
Dès 1993 avec l’album des PALACE BROTHERS : There is No-one what will Take Care of You et les suivants : You will Miss Me when I Burn avec en ouverture : « When You have No One, No One Can Hurt You », PALACE/Will OLDHAM, faisant partie de la scène de Louisville, à la frontière du Kentucky et de l’Indiana, sur les bords de l’Ohio, connue pour être la ville où sont nés Tod BROWNING, Hunter S. THOMPSON et Gus VAN SANT, s’impose dans la radicalité (une guitare et une voix plus ou moins lointaine, comme si l’enregistrement n’avait pas eu les moyens d’acheter de bons micros, quelques instruments épars et peu d’infos sur les albums). On a l’impression que cette urgence délivrée par le chanteur un peu seul et un brin taciturne absorbe tout ce qu’il a autour de lui, comme pour mieux envelopper ou piéger l’auditeur, l’emmener ou l’abandonner lorsque sa détresse, son désespoir envahit tout.
Nous qui, pour la plupart, sommes porteurs d’une passion/amour pour tout ce qui tourne autour de la galaxie SOFT MACHINE, VAN DER GRAAF GENERATOR, KING CRIMSON, VELVET UNDERGROUND, folk anglais, dark folk et tous les dissidents allumés des années 1970, comment sommes-nous venus à ce folk de l’Amérique profonde, originaire du Kentucky, mélangeant du country mais sans vraiment y toucher, du slowcore à la SMOG et LOW, de la poésie au couteau et des hallucinations post rock, post new wave ou néo-gothic noires ?
La réponse est peut-être due au hasard ou à la lecture assidue des courants musicaux en marge des musiques mainstream de toutes ces décennies, car c’est à partir de la fin des années 1980 que se sont développées – surtout aux États-Unis – toute une vague appelée communément « américana » autour de musiciens décidant de jouer au ralenti, de se perdre dans l’introspection et de subvertir le néo folk ou le folk rock dessiné par des bandits magnifiques tels Tim BUCKLEY, John CALE, Nick DRAKE, John MARTYN, Shawn PHILLIPS, et d’autres inconnus et parfois inconnues (Linda PERHACS, Sybille BAIER) gardés bien au secret (pour vivre heureux, vivons cachés), auteurs de disques rares et souvent introuvables, destinés à devenir cultes après leur mort, et dont le devenir a été de leur vivant généralement un suicide musical ou bien réel.
Il y a eu également des découvreurs, musiciens et parfois critiques avisés (genre peu peuplé), clamant haut et fort que si ces illuminés n’avaient laissé que peu de traces, ils s’en étaient imprégnés et enveloppés pour la vie, des connaisseurs qui ne s’y sont pas trompé et qui ont fait office d’archéologues de la marge en fouillant sans cesse dans la myriade des petits labels, des boutiques de disques aux trésors à pas cher et de l’internet qui permet de recenser tout ce qui existe (et même le reste qui existe parfois uniquement dans la tête de ces rêveurs obstinés).
Et puis, il faut souligner que contrairement à certains musiciens plus fugaces, notre homme aux nombreux avatars a duré (30 ans depuis 1993) et qu’il est là en tant que Bonnie Prince BILLY depuis 1999 et s’est retrouvé dans de multiples projets dans lesquels il a très souvent tiré son épingle d’un jeu plus ou moins honnête de vraies/fausses bonnes actions (Médecins sans frontières, Immortal Coil, pour les moins mauvaises, etc).
Il a également convoqué de nombreuses collaborations et a été chercher des complices dans des domaines éloignés de ses préoccupations (David TIBET de CURRENT 93, PJ HARVEY, TORTOISE, Matt SWEENEY), le bon goût étant toujours la clé de ses écarts (allez y voir sur son site « Royal Stable », tout y est recensé, rien n’est oublié).
Pourtant, il faut bien avouer que notre Will OLDHAM a parfois lassé son auditoire par ses fantaisies country (on ne vient pas de Louisville pour rien) et ses accointances biscornues avec des supposées racines texanes nous l’ont fait perdre au long de quelques albums dispensables et vite oubliés, d’autant que Bonnie Prince BILLY n’a jamais laissé longtemps de côté ses chroniques intimes d’homme blessé et empli de dépit (amoureux) au bord des larmes
Cet obsédé de la plaie ouverte et du tas de cendres au fond de la gorge, les yeux noyés dans ses rêves tristes, ce guitariste aux plaintes chantées avec un mélange de simplicité (pourtant très élaborée si on s’y penche un peu), de timidité vaincue, de sécheresse tremblante, de maladresse feinte et de voix au bord du précipice, souvent en déséquilibre et en panique, nous a donné plusieurs albums qui touchent au sublime, à commencer par son premier effort, I See a Darkness, en 1998 et suivis tous les 3 ou 4 ans par d’autres albums « à l’os » : Ease down the Road (en 2001 : écoutez Sheep et faites comme si vous étiez parmi les chœurs derrière le chanteur et sans pleurer), The Letting Go (2006), son mini album sans titre de 2013, et surtout par Master and Everyone (2003), chef-d’œuvre absolu que ce petit dernier de 2023 (soit 20 ans plus tard) pourrait égaler ou même détrôner, car l’attente a parfois été décevante (le dernier album de 2019, I Made a Place, à oublier, merci).
Cet album de 2023, qui marque le retour de Bonnie Prince BILLY après sa collaboration avec Bill CALLAHAN sur l’album de reprises Blind Date Party en 2022, est empreint d’une simplicité trompeuse tout comme ses grands albums cités plus haut. Ici, douze morceaux à la guitare agrémentés d’un peu de mandoline, de banjo, de violon, de viola et d’un filet de saxophone, sans oublier la voix de Dane WATERS, jamais en avant mais toujours posée là où il faut en appui au chanteur dont on perçoit l’intensité au bord des lèvres et du cœur.
Ça commence par quelques confidences sur l’état du monde et des vérités existentielles murmurées par notre chanteur : « Change is a Constant and so I am Constantly Changing » ou bien « Everyone Dies in the End, so There’s Nothing to Hide ». S’enchaînent ensuite et s’épanouissent des ballades à la fois majestueuses et décharnées, des élégies fragiles comme embrumées et des pastorales folk, imprégnées d’amour, de sensibilité à fleur de peau et d’humour un peu noir parfois qui, loin d’être morbides, développent des méditations sur la grâce, le rôle des arbres (Willow, Pine and Oak) dans la métaphore sur les rapports humains (vous regarderez les chênes d’un autre œil désormais).
Écoutez également Trees of Hell et le bel aveu de Bonnie Prince BILLY qui nous avoue : « Satan did a dance with me and I danced right along, maybe somewhat purged I’ll be, by making up this song », avouant par là que ses secrets à lui valent mieux être divulgués que d’en être détruits en les gardant cachés.
Les musiciens convoqués pour Keeping Secrets Will Destroy You (tous de Louisville) ont, paraît-il, enregistré une première session avec basse et batterie, mais cette prise a vite été abandonnée au profit d’un album fluide qui passe d’une déclaration d’amour ravissante (Bananas : How Warm Your Kisses are !) à des valses lentes abordant des thèmes plus graves comme la destruction écologique, la vengeance de la nature et la culpabilité collective.
Un petit mot clin d’œil sur le verso de la pochette de l’album : notre homme s’allume une cigarette, affublé d’une couronne faite de cornes posées sur la tête (comme s’il voulait nous montrer ses trophées de chasse ou qu’il revenait encore abasourdi d’un séjour de chez Belzébuth). Le mélange de calme et d’exubérance, la majesté de ces compositions emplies d’émotions diverses font de cet album un équinoxe ou un solstice face à la simplicité grandiose des secrets qui valent la peine d’être entendus.
Début septembre est sorti aux éditions Densité/Discogonie, éditeur rouennais pointu, consacrant chacune de ses parutions à un album essentiel de la musique de quelques-uns des auteurs que nous aimons (Robert WYATT, Nick CAVE, NICO, P.J. HARVEY, Alain BASHUNG, Nick DRAKE), un ouvrage de 128 pages de Christophe SCHENK analysant en profondeur I See a Darkness, premier album de Bonnie Prince BILLY sous ce nom. Cette collection aux études toujours très fouillées scrute en long et en large et morceau par morceau cet album « à la fois ténébreux et lumineux » ainsi qu’une discographie commentée (établie avant la sortie de Keeping Secrets…) et un arrêt sur la pochette et le livret de l’album (une spécialité fort détaillée et toujours passionnante de la collection).
L’auteur, remontant aux débuts des années 1990, nous explique pourquoi le nom de Bonnie Prince BILLY a été choisi par Will OLDHAM au sortir de ses années qualifiées d’apprentissage (tout comme Léonard COHEN, qui lui n’a pas changé de nom mais a accumulé plusieurs facettes à son art). Suivent les années Palace pendant lesquelles Will OLDHAM, lassé de jouer les passagers clandestins de la scène underground de Louisville, se dirige un peu vers le cinéma, revient à la musique et enregistre six albums de référence entre 1993 et 1999.
C’est donc avec I see a Darkness que notre chanteur décide de revenir pour de bon aux chansons plus traditionnelles et le livre raconte en détail et avec beaucoup d’à-propos, cette deuxième naissance du poète à l’écriture intransigeante, aux préoccupations arides et au lyrisme exigeant, loin du folk un peu miséreux de ses contemporains et toujours porté par une voix qualifiée à l’époque « d’au bord de l’épuisement ! » (30 ans qu’elle est au bord de l’épuisement tout de même…).
Xavier Béal
Page : https://bonnieprincebilly.bandcamp.com/album/keeping-secrets-will-destroy-you
Label : https://www.dominomusic.com/releases/bonnie-prince-billy/keeping-secrets-will-destroy-you/