DAL:UM – Coexistence
(tak:til / Modulor Records)
Au cas où vous ne le sauriez pas encore, la scène musicale contemporaine du pays du matin clair (oui, on parle de la Corée, de préférence du Sud) ne se limite pas à la K-Pop. D’autres voies créatives sont explorées par des artistes soucieux de ne pas diluer les spécificités culturelles coréennes dans un son global normalisant et de concilier au contraire contemporanéité et tradition. C’est le cas de DAL:UM, qui pourrait passer à première vue pour un duo de musique traditionnelle, compte tenu de son instrumentation à base d’instruments acoustiques millénaires qui répondent aux doux noms de « geomungo » et de « gayageum », le premier remontant au IVe siècle et le second au VIe siècle. Sauf que l’association de ces deux instruments à cordes en soie n’est pas aussi traditionnelle qu’elle en a l’air, et que DAL:UM ne se contente pas de faire des reprises de thèmes traditionnels mais invente plutôt son propre répertoire, lequel enjambe poliment les codes stylistiques traditionnels. Cette démarche expérimentale est du reste sous-entendue dans le choix du nom DAL:UM, qui signifie quelque chose comme « continuer à poursuivre quelque chose » mais dont la prononciation veut aussi dire « différent ».
Créé en 2018, DAL:UM est constitué de deux jeunes musiciennes coréennes, Suyean HA et Hyeyoung HWANG, membres du Seoul Metropolitan Youth Traditional Music Ensemble (l’Ensemble de musique traditionnelle de la jeunesse métropolitaine de Séoul) et qui ont été abreuvées de « gugak », la musique traditionnelle coréenne, depuis leur enfance. Leur rencontre les a néanmoins poussées à créer et à jouer une musique qui puisse exprimer leurs émotions propres, quitte à repousser les lignes de démarcation de la tradition classique.
De fait, la combinaison exclusive du geomungo, joué par Hyeyoung HWANG, et du gayageum, joué par Suyean HA, relève plutôt d’un concept esthétique contemporain que d’une réelle pratique ancestrale, chacun des deux instruments étant traditionnellement associé à une forme musicale soliste (le « sanjo », brillamment illustré par des maîtres comme Byungki HWANG pour le gayageum et LEE Jae-Hwa pour le geomungo) avec des répertoires associés, même s’il existe aussi des ensembles de musique coréenne qui associent divers instruments traditionnels vernaculaires (notamment THE SINAWI).
Le gayageum et le geomungo ont en commun d’être des cithares en bois à cordes de soie de formes assez proches, équipées de chevalets mobiles, et dont on joue assis en tailleur, leur partie droite posée sur les cuisses et l’autre sur le sol. Mais leurs similitudes s’arrêtent là. Le gayageum mesure 160 cm de long et comprend douze cordes ; le second en a six, trois d’entre elles ayant seize frettes. On compte pas moins de douze techniques de jeu avec la main droite et dix-huit de la main gauche pour le gayageum, avec effets de staccato, glissando, vibrato… Ses sonorités rappellent celles du guzheng chinois. Le geomungo se joue avec un bâtonnet en bambou dont la frappe sur les cordes peut créer des effets assez percutants, et ses deux cordes mélodiques peuvent créer des sons violents ou délicats. L’une comme l’autre de ces cithares ont donc une grande richesse de sonorités pouvant évoquer un ample éventail d’émotions.
Paru en 2021, le premier album de DAL:UM s’était chargé de mettre en évidence les similitudes et les différences (Similar & Different) entre les deux instruments. Le second atteste pour sa part de leur capacité à coexister et à développer des dialogues plein de rebondissements et de faire montre d’une connexion assez admirable. Cette Coexistence se déploie dans six pièces entièrement composées par Suyean HA et Hyeyoung HWANG. Cette notion de coexistence ne concerne pas seulement les deux musiciennes, elle rend compte aussi de leur réflexion commune sur la capacité des êtres vivants à coexister en harmonie et en interdépendance avec le monde environnant.
Le panel de sonorités et de techniques d’attaque déployé par les geomungo et le gayageum traduisent cette convergence des extrêmes et des opposés. Le mélodique et le percussif, le doux et le rugueux, l’aigu et le grave, le brutal et le soyeux, le frotté et le pincé, le granuleux et le glissant, le bruit et le silence frayent ensemble dans une connivence contrastée de chaque instant.
D’entrée de jeu, Dot, en référence au motif du « point », illustre un mélange de solennité et de ressort rythmique, entre continuité et croissance. Cracking est encore plus incisif et contrasté, jouant du plein et du vide, de l’épaisseur et de la fragilité, son final assenant des riffs quasiment rock.
Virage à 180° avec Dodry, une pièce inspirée d’une composition de cour royale remontant à la dynastie Joseon (1392 à 1910) qui installe un somptueux moment de quiétude dont les racines ancestrales trouvent leur écho en une expression contemporaine épurée et minimaliste.
La pièce suivante, toute en tension et relâchement, remet le thème de la différence antagoniste sur le tapis, jusque dans son titre : Poison and Antidote, qui renvoie à l’œuvre de l’artiste britannique Cornelia PARKER, qui aime justement jouer sur les oppositions. Alive fait dans la dentelle émotionnelle, les sonorités aiguës du gayageum contrastant avec les notes plaintives du geomungo, cette fois joué avec un archet, avant que les deux instruments ne frayent dans la dernière minute avec le silence et ses à-côtés.
Enfin, avec In the Deep, on perd pied et pour cause puisque la composition explore la relation d’un être humain avec la faune des fonds marins, avec ses ondulations mélodiques et ses notes chavirées, faisant de la suspension la condition sine qua non du dialogue, avec néanmoins quelques passages subitement plus nerveux et troublés, exprimant ainsi la coexistence de la beauté et du danger.
En à peine 38 minutes, le tandem féminin de DAL:UM explore un univers intimiste transdimensionnel, et dont le minimalisme de façade cache une profusion de trouvailles, d’idées, de sons et d’émotions dont plusieurs écoutes peineront à faire le tour, tant les possibilités expressives du gayageum et du geomungo sont étendues au-delà de leur point d’ancrage vernaculaire et investissent des terrains plus avant-gardistes sans jamais perdre leur esprit extrême-oriental. À l’instar de groupes comme BLACK STRING ou JAMBINAI et de personnalités telles que Park JIHA, Hyeyoung HWANG et Suyean HA redéfinissent avec DAL:UM les contours de l’expression de l’âme coréenne, distillant à travers leur Coexistence une nouvelle source créatrice qui devrait trouver quelques résonances dans les oreilles occidentales avides de forces vitales.
Stéphane Fougère
Site : https://dalummusic.com/
Page : https://dalum.bandcamp.com/album/coexistence
Label : https://modulor-records.com