DELTA SAXOPHONE QUARTET with Gwilym SIMCOCK – Crimson !
(Basho Records)
Certains cherchent la note bleue, d’autres sont plus portés sur la note rouge. Avec cet album, le DELTA SAXOPHONE QUARTET n’a pas voulu choisir et a préféré frictionner les deux pour aboutir à une note… cramoisie, soit en anglais… Crimson ! Mais le titre se veut bien évidemment une référence au groupe anglais dirigé depuis plus de 40 ans par le guitariste Robert FRIPP, à savoir KING CRIMSON, dont ce disque reprend une partie du répertoire. Avec Crimson !, le DELTA SAXOPHONE QUARTET poursuit donc son excursion des grands ténors du rock progressif anglais des années 1970, précédemment entamée avec son disque dédié à la musique de SOFT MACHINE, Dedicated to You (2007). Saluons au passage la détermination de ce quartette, à l’origine plutôt nourri de musique classique contemporaine et de jazz et qui, depuis sa création en 1984, s’est notamment rendu célèbre par ses adaptations de pièces de compositeurs issus du courant minimaliste, comme Steve REICH, Gavin BRYARS, Terry RILEY, Philip GLASS et Michael NYMAN (cf. albums Minimal Tendancies, Formosa).
Ce nouveau projet consacré à la musique de KING CRIMSON émane toutefois d’une commande faite par le quartette pour fêter ses 30 ans d’existence au pianiste anglais Gwilym SIMCOCK, lui aussi peu respectueux des frontières entre jazz et classique. Le choix de SIMCOCK n’est pas anodin quand on sait que ce dernier a, entre autres faits d’armes, joué au sein du groupe EARTHWORKS du célèbre batteur Bill BRUFORD, qui fut comme on sait un membre récurrent de plusieurs incarnations de KING CRIMSON… Mais SIMCOCK ne s’est vraiment immergé dans la musique de KING CRIMSON qu’en travaillant sur ce projet avec le quartette, dont il a signé les arrangements.
Si Dedicated to You brassait la quasi-intégralité de la discographie (pourtant versatile et sinueuse) de SOFT MACHINE, Crimson ! affiche une sélection plus restreinte, bien que piochant dans trois périodes distinctes de la discographie crimsonienne. Ainsi, seuls les albums Starless & Bible Black (1974), Beat (1982) et THRAK (1995) sont représentés, au détriment d’autres plus légendaires et révolutionnaires en leur temps. La set-list de Crimson ! ne ressemble donc pas nécessairement à celle d’un best-of de KING CRIMSON. On n’y trouvera pas de morceaux-fétiches comme 21st Century Schizoid Man, Fracture, Starless, Indiscipline ou Level 5. Le choix de SIMCOCK a été tout bonnement déterminé par le souci de garder les morceaux qui fonctionneraient le mieux pour une configuration cuivres + piano. Et contre toute attente, aucun morceau de l’époque où KING CRIMSON comptait le saxophoniste Mel COLLINS ou les musiciens de jazz du Keith TIPPETT GROUP dans ses rangs n’a été retenu !
Peut-être pour donner le change, Gwilym SIMCOCK a saisi l’opportunité de caser dans Crimson ! une composition de son cru qui ouvre effrontément l’album et dont le titre, A Kind of Red, fait figure de double référence à une composition majeure de Miles DAVIS et à une composition tout aussi marquante de Robert FRIPP. Qu’on ne cherche toutefois aucune citation ni emprunt, le morceau s’évertue plutôt à évoluer en utilisant des structures proches, mettant en lumière les formidables vertus rythmiques du jeu de SIMCOCK et la puissante assise harmonique et rythmique des « Deltas », et le caractère profondément organique et dynamique de leur combinaison. Aussi déroutante que peut paraître cette entrée en matière, elle n’en affiche pas moins avec aplomb la nature oblique de « l’hommage » qui va être rendu. Il s’agit moins de rejouer CRIMSON que de s’en servir comme tremplin.
On imagine le challenge que peut représenter la transcription de pièces jouées à l’origine par une formation électrique (guitares-basse-batterie) aux riffs parfois très radicaux et aux structures volontiers alambiquées pour quatre saxophones et un « pianoforte » résolument acoustiques, mais rompus aux constructions complexes et aux mélodies ciselées. Les « Deltas » et Gwilym SIMCOCK ont eu l’intelligence de ne pas chercher à copier le langage de CRIMSON et ont plutôt opté pour une démarche d’ouverture, scrutant ce qui, dans les compositions crimsoniennes, pouvait faire l’objet d’extensions ou de développements plus proche de leur sensibilité jazz-contemporaine, quand bien même les pièces choisies ne semblaient guère s’y prêter au départ.
Faisant fi des préjugés, les quatre saxophonistes et le pianiste se sont ainsi emparés du métallique VROOOM, substituant le ronflement vibrant d’un sax baryton (Chris CALDWELL) aux grinçantes lignes de guitare et de basse, magnifiant les séquences plus lyriques du morceau, et remplaçant les rythmes plombés et les brinquebalements du Coda : Marine 475 par une nouvelle approche rythmique des saxophones et un solo de piano exalté. C’est cependant la seule pièce instrumentale de KING CRIMSON à avoir été retenue. Les autres sont chantées soit par John WETTON, soit par Adrian BELEW, l’occasion pour les Deltas + 1 de montrer qu’ils peuvent s’emparer des lignes de chant comme autant de promesses mélodiques dont ils creusent les reliefs et les détours.
Ainsi la sublime et ondulante mélodie de The Night Watch se voit-elle redécorée par le sax soprano de Graeme BLEVINS et les motifs contrapuntiques de SIMCOCK, après que les quatre saxophones aient pris le temps de revisiter la splendide introduction en apesanteur, s’esbaudissant d’abord en toute in dépendance pour peu à peu se rejoindre dans un unisson émouvant. À l’autre bout, The Great Deceiver offre l’occasion aux saxophones de s’approprier le riff et le chant d’origine en une masse sonore enflammée et ponctuée par un piano grondant. Ou comment transformer un déstabilisant morceau d’ouverture en une pièce de clôture endiablée…
Auparavant, on aura eu droit à une pause toute en tendresse et délicatesse avec cette lénifiante revisite « jazzifiée » de Two Hands, morceau il est vrai plus « »belewesque » que crimsonien, sur lequel les saxophones déploient des effets subtilement percussifs.
Mais sans doute est-ce la version de Dinosaur qui s’avère plus étalée et déviante, se transformant en une suite de séquences atteignant les onze minutes (avec notamment une partie centrale entièrement repensée – celle originairement occupée par un solo plaintif de pseudo-violoncelle – et un coda dédoublé), dans laquelle Gwilym SIMCOCK opte pour un jeu assez bluesy et le sax alto de Peter WHYMAN monte au créneau. C’est le noyau dur de l’album, et ce n’est pas par hasard.
Au total, ce ne sont que cinq pièces de KING CRIMSON qui ont été retravaillées, sans doute trop peu pour prétendre faire de Crimson ! un hommage exhaustif, à la différence de Dedicated to You, qui avait de plus bénéficié du concours d’un ex- « Softs », le regretté Hugh HOPPER. Pas d’invité crimsonien sur Crimson !, pas de medleys ni de montages de pièces non plus, mais des morceaux amplement élargis et réinterprétés avec un sens affiné de l’interaction entre saxophones et piano, et un dynamisme et une cohésion infaillibles. Crimson ! donne en tout cas une image pertinente de ce à quoi ressemble une réinterprétation « défrippée » de l’œuvre crimsonienne, tout en restituant l’essentiel des options qui ont fait sa marque de fabrique et en préservant, sous une autre forme, sa force viscérale.
Stéphane Fougère
Site : www.deltasax.com
Label : www.bashorecords.com