Ensemble BADILA
Un rêve orientaliste
Faire se croiser au sein d’une même formation deux grandes traditions musicales orientales, en l’occurrence indienne et arabo-persane, quand on est soi-même un Occidental, voilà qui pourrait sembler une gageure. C’est pourtant ce qu’a fait le percussionniste et ethnomusicologue Bastien LAGATTA, pilier de l’Ensemble BADILA. Avec le concours de musiciens issus de traditions différentes, ainsi que d’une danseuse, il a créé un monde sonore qui fait fi des frontières géoculturelles, réinvente les cultures musicales et dépeint un imaginaire orientaliste dans lequel les influences de l’Islam soufi, de l’hindouisme et de diverses traditions savantes et populaires invitent à vivre la musique comme un véhicule d’appréhension cognitive et de communion spirituelle. Pluridisciplinaire, BADILA poursuit une quête sonore et émotionnelle à travers une riche palette de timbres, de rythmes et de couleurs, auxquels s’ajoutent sur scène les performances transversales et visuellement éblouissantes de la danseuse Ava FARHANG.
Bastien LAGATTA nous raconte les tenants et les aboutissants de cette singulière aventure qui a mis plusieurs années à se concrétiser et qui se matérialise aujourd’hui avec un premier CD paru chez Arion, Qalandar Express, ainsi qu’avec un spectacle qui a déjà tourné au Yémen et au Pakistan, avant d’atterrir à Marseille puis à Paris, en avril 2006.
Entretien avec Bastien LAGATTA, de l’Ensemble BADILA
Avant de former l’Ensemble BADILA, vous avez apparemment beaucoup voyagé. Quels sont les pays que vous avez le plus visités ? Est-ce à travers vos voyages que vous vous êtes intéressé à ces musiques ?
Bastien LAGATTA : Effectivement, depuis 1998, j’ai principalement voyagé dans une zone allant de la corne de l’Afrique à l’Inde, en faisant quelques détours par les pays du Sahara africain. Il y a eu plusieurs « périodes », chacune d’elles motivée par des musiques que j’avais envie de découvrir ou d’approfondir, des lectures, des rencontres de fortune, ou bien juste par curiosité pour un peuple, un pays… En général, je rends visite à des gens dont je connais un minimum la culture et les pratiques musicales, soit parce que j’en ai au moins entendu parler, soit parce que je suis moi-même déjà investi dans ces musiques. Ces voyages se sont étalés sur plusieurs années, souvent seul et sur plusieurs mois chacun.
L’idée de former un ensemble comme BADILA est venu conjointement aux aventures vécues sur le terrain. À l’origine du projet, cela me permettait de rester en contact étroit avec certaines des cultures qui m’avaient le plus marqué.
Ces pérégrinations m’ont donc d’abord conduit en Afrique saharienne (entre autres, Mauritanie, Libye, Sud Algérie, Égypte…), à la rencontre des cultures et peuples du désert, puis en Inde, au Rajasthan et à Bénarès, où je me suis formé aux tablas. Après avoir laissé tomber mes études en ethnomusicologie et percussions contemporaines, je suis parti travailler chez les tribus agro-pastorales de la Vallée de l’Omo, en Ethiopie, sur un projet de conservation du patrimoine immatériel mis en place par une équipe de recherche du CNRS et de l’UNESCO. De là, je me suis rendu à Djibouti, puis au Yémen, en boutre (ou « sambuk », les embarcations traditionnelles que l’on trouve en Mer Rouge et dans l’Océan Indien).
Là-bas, j’ai eu l’opportunité de m’intégrer à une tournée en tant que batteur, avec des musiciens de jazz européens et des chanteurs yéménites. Nous étions en 2003. À cette époque, le Centre culturel français de Sana’a (capitale du Yémen) était à la recherche d’artistes pour la programmation du gros événement de l’année suivante : « Sana’a 2004, capitale culturelle du monde arabe ». Je leur ai proposé BADILA, dont j’avais déjà ébauché une première version à Paris. Pour cette occasion particulière, j’imaginais une formation plus aboutie de ce concept, avec notamment Mame KHAN comme chanteur et l’ajout d’une danseuse soufie.
Et ainsi, quelques mois plus tard, en mars 2004, le nouvel ensemble BADILA se réunissait pour la première fois au Yémen. Dans la foulée, j’enchaînais avec la seconde tournée de jazz (« Musical Gazz », suite de la précédente, avec des pointures du jazz européen, la première tournée d’envergure internationale organisée dans ce pays !), puis avec une autre tournée de BADILA en Erythrée, le dernier-né des pays africains, au nord de l’Éthiopie, de l’autre côté de la mer rouge.
Les mois suivants, je bourlinguais entre l’Iran, le Pakistan, puis à nouveau l’Inde. En Iran, par le biais de Jean DURING (LE spécialiste des musiques du monde persan et d’Asie Centrale), je fis la rencontre du musicien qui allait par la suite enregistrer le disque Qalandar Express. Au Pakistan, j’ai sillonné le pays à la rencontre des musiques soufies, faisant le tour des sanctuaires et des villages, allant de pèlerinages en pèlerinages… J’ai également passé du temps au Punjab, à Lahore, continuant mon apprentissage des tablas auprès d’un « Ustad », un maître. Dans le Sindh, je suis resté auprès d’un maître de flûte double alghoza, réalisant ainsi un rêve que j’avais depuis longtemps en tête! En Inde, après un séjour à Srinagar, dans le Cachemire, véritable point de rencontre des cultures perse, indienne et d’Asie centrale, je suis retourné chez Mame et sa famille au Rajasthan. Ce grand voyage s’est soldé par une magnifique tournée de BADILA au Pakistan, où tout l’ensemble s’est retrouvé, venant d’Iran, de France et d’Inde.
Brouilleurs de pistes
BADILA est pour ainsi dire né de votre rencontre avec Mame KHAN MANGHANYAR, dont l’art vocal et instrumental puise dans les traditions hindoues et arabo-persanes. À la base, cela veut-il dire que l’intention première de BADILA était d’interpréter un répertoire constitué de bhajans et de qawwâlis ?
BL : Je ne pense pas. À la base, et sans trop savoir ce qui m’attendait au bout du chemin, mon souhait était surtout de côtoyer d’un peu plus près les traditions musicales du désert du Thar, assouvissant par là une part du rêve orientaliste qui me poursuivait !
Mon premier voyage au Rajasthan, en 2000, s’est fait grâce à une « Bourse de l’Aventure » de la mairie de Paris, dont j’avais été lauréat pour aller réaliser un reportage sur les traditions musicales de la communauté Manghaniyar de Jaisalmer.
Lors de ma rencontre avec Mame, celui-ci était alors percussionniste, joueur de dholak et de castagnettes karthals. Étant percussionniste, j’étais alors particulièrement fasciné par les rythmiques, le groove et l énergie du dholak (on ne joue pas de tabla dans les musiques folk du Rajasthan, mais du dholak, un tambour plus rustique, à deux faces, aux techniques et sonorités proches du tabla, et très répandu dans toute l’Inde du Nord). Nous avons donc travaillé ensemble sur ces rythmes populaires, qui sont les mêmes que ceux rencontrés dans le style de tabla du qawwâli.
À ce moment-là, Mame décida d’abandonner la percussion pour se consacrer au chant. Venant d’une grande famille de chanteurs, il se sentait investi d’une lourde responsabilité par rapport à sa tradition familiale et se devait de l’honorer en la perpétuant. Cette tradition comporte à la fois des chants profanes et sacrés, et ceux-ci ont la particularité incroyable d’être liés en même temps aux rites musulmans et hindous. Ces deux cultures se rejoignent et se retrouvent à part égale dans le répertoire syncrétique des Manghaniyars, qui passent indifféremment de l’une à l’autre, priant Allah tout en rendant hommage aux dieux du panthéon hindou ! « No problem, God is God ! »
Dans le contexte de BADILA, le propos était surtout de créer un univers neuf, organisé autour d’une rencontre de différents artistes, sans se limiter à une aire géo-culturelle donnée. L’idée était un peu de « brouiller les pistes » entre tradition et création. Certes, on se sert de la tradition, mais pour l’amener vers des espaces plus imaginaires, plus novateurs. Aussi, il importait peu que l’on joue plus dans une tradition que dans l’autre.
Cela n’a d’ailleurs pas toujours été facilement accepté par certains musiciens du groupe (aujourd’hui, « ex-musiciens du groupe » !), qui avaient du mal à appréhender cette démarche globalisante… C’est néanmoins mon parti pris de défendre le métissage comme une réalité concrète, naturelle, qui fait partie de notre vie à tous, ici comme là-bas (tous les « là-bas »). Je voulais donc créer un espace sonore et visuel où l’Universel serait fêté, entraînant dans son sillon des valeurs et des engagements humanistes, et aussi une part de rêve, d’utopie.
Mais pour revenir à la question, à titre d’exemple, le disque comporte effectivement un bhajan, hommage de la poétesse médiévale Mira BAI à Krishna, et un qawwâli, en l’occurrence Dama Dam Mast Qalandar, LE tube soufi international, fédérateur, dont nous devions à notre tour rendre hommage dans une version personnelle.
Comment a évolué BADILA par la suite ? A-t-il été facile de trouver des musiciens prêts à partager votre volonté d’explorer différentes musiques mystiques orientales ? Comment cela a-t-il été perçu ?
BL : L’Ensemble BADILA, de par son ambition, sa transversalité, sa trans-culturalité, sa pluridisciplinarité, etc., n’est évidemment pas un projet facile à mener.
La configuration a changé maintes et maintes fois avant de se stabiliser sous la forme actuelle. Il est rare et compliqué de trouver des musiciens jouant parfaitement une tradition, mais en plus suffisamment flexibles, malléables, ouverts et entreprenants pour accepter d’aller vers d’autres horizons, de prendre des chemins inattendus ! Le poids de la tradition est énorme, comme l’est également celui de la non-tradition : il n’est donc jamais aisé de comprendre et d’accepter le monde de l’autre.
Artistiquement, le répertoire doit rester ouvert à toutes formes d’expressions, sans en privilégier une en particulier, à partir du moment où l’énergie développée est tout à la fois vivante, spirituelle et exaltant la joie d’être. Les musiciens de cet ensemble ont tous de toute façon quelque chose à dire, chacun à sa façon, et ce quelque chose se situe dans la même palette de couleurs et d’émotions. C’est le point commun qui existe entre les six artistes de l’ensemble. « Mystique » doit être ici appréhendé dans un sens d’ouverture à l’autre, de quête de soi à travers l’autre. On essaye de creuser, de voyager dans une voie ou le maître mot serait « liberté ». En fait, on cherche un son, une émotion qui participerait d’un voyage vers la connaissance de soi. C’est en ce sens qu’il faut entendre ce mot, « mystique ». C’est une expérience qui peut être très violente, bouleversante.
Intuitions et systèmes
Votre répertoire puise dans des patrimoines très anciens de chants et poèmes mystiques, mais aussi de pièces instrumentales. Celles-ci sont-elles traditionnelles ou s’agit-il de compositions ?
BL : On trouve dans le spectacle autant de pièces tirées des matériaux traditionnels que de compositions. Étant dans une démarche de rencontre et de synthèse, il faut pouvoir gérer les éléments issus de toutes les cultures abordées, et faire ainsi en sorte que chacun des musiciens puisse être satisfait du résultat final, comme intégrer de nouveaux paramètres musicaux, stylistiques, timbriques, sans avoir l’impression de « dénaturer » l’aspect traditionnel pour autant.
Au niveau de la composition du spectacle, nous avons énormément de matière à disposition. J’essaye de satisfaire tout le monde, d’avoir à part égale du chant, de la mélodie, du rythme, de la danse, des moments où une tradition identifiée est mise en avant, et d’autres ou tout s’entremêle ! Mais c’est avant tout une histoire d’intuition, de feeling, il n’y a pas de recettes toutes faites !
Chacune de vos pièces est basée sur un système musical bien précis (raga, maqâm). Quelles en sont les affinités ? Les différences ? Comment s’est effectué le choix des chants, des poèmes ?
BL : Sans rentrer dans des considérations techniques et ethnomusicologiques, on peut dire que les systèmes musicaux qui sous-tendent le répertoire de BADILA (en priorité le raga pour l’Inde et le maqâm pour le monde arabo-persan) ont un certain nombre de points en commun, du fait de leurs origines, histoires, contextes, instrumentarium, énergies, etc. Pour faire rapide, ce sont d’une part des musiques se situant à mi-chemin des répertoires classiques et populaires, des musiques dites modales, dont l’exposition des échelles de notes se fait selon un plan défini, souvent lors d’introductions non mesurées et où l’aspect rythmique se développe ensuite progressivement.
Une des principales différenciations à mon avis est que l’on trouve des quarts de tons dans les musiques iraniennes, que l’on ne trouve pas ou plus chez les Manghaniyars (ou accidentellement), cela en partie due à l’utilisation massive de l’harmonium au détriment des instruments typiquement traditionnels comme les vièles sarangi ou kamayacha. Les techniques et ornements vocaux sont également très différents. On a donc des modes d’expressions quand même assez différents, et cela crée certains problèmes, par exemple pour l’accord des instruments. De même, les structures rythmiques sont en général plus développées et plus strictes dans la musique hindoustanie que dans la musique classique perse.
Mais tout ça reste théorique, on fonctionne plus à l’expérience et à l’intuition ! Surtout qu’en plus de ces paramètres « traditionnels », on n’hésite pas en pratique à improviser et à tenter toutes sortes de trucs, des mariages instrumentaux, formels, jusqu’à trouver quelque chose qui ressemble un peu à chacun de nous et dans lequel on se sente tous bien.
Pour les chants et les poèmes, on part souvent d’un texte que l’on a envie d’habiller : ça peut être un poème issu d’un corpus commun entre l’Inde et la Perse, dans ce cas on crée des passerelles linguistiques autour de ce poème (comme la légende de Leyla et Majnoun dans le disque), ou bien quelqu’un apporte quelque chose de personnel, plus lié à un répertoire populaire local… c’est différent à chaque fois.
La danse était-elle présente dès les débuts du groupe ? Comment Ava FARHANG, dont la danse semble inspirée par plusieurs traditions (soufie, indienne…) a-t-elle « greffé » ses interventions par rapport au répertoire ?
BL : L’idée de mélanger sur scène musiciens et danseuse est présente depuis l’origine du projet. Comme une évidence. Ça n’est plus courant de voir aujourd’hui sur scène une rencontre de traditions pluri-disciplinaire, où danse et musique se rejoignent et participent de la même énergie. Ce sont pourtant des arts qui étaient dans le passé intimement liés et présentés conjointement, dans des contextes profanes et sacrés. Danse et musique, c’est la même respiration, le même élan vital.
Ava est, par son père, issue d’une famille de soufis de Kermanshâh, dans le Kurdistan iranien. Ayant grandi en France, elle a très tôt ressenti le besoin de retourner à ses racines, par le biais de la danse, tout en intégrant d’autres influences. Sa démarche est transversale et créatrice : elle réinvente ses propres traditions, avec beaucoup d’imagination et une pêche d’enfer ! Du coup, on ne peut pas dire qu’elle interprète telle ou telle danse en particulier : on ne la verra pas danser « indien » sur Mame et « iranien » sur Sardar (le joueur de cordes iranien). Comme nous pour la musique, elle « brouille » sans cesse les pistes ! Là encore, c’est une question de ressenti, de résonance et d’interactions avec les musiciens. Une relation de confiance absolue, une relation d’amour. L’énergie développée dans son jeu ne sera d’ailleurs pas la même avec Mame qu’avec Javid (le chanteur et joueur de nay iranien), qui a un chant beaucoup plus intérieur, grave et mélancolique.
Sur scène, seule présence féminine, elle joue un rôle prépondérant de lien, comme un écho visuel des sons, captant et faisant jaillir l’énergie de la musique. Cette impulsion prend tour à tour la forme de danses très travaillées, avec une mise en scène précise, où au contraire de choses totalement improvisées.
Investir l’aventure
La formation de l’Ensemble BADILA est-elle fixe et invariable, ou bien les musiciens peuvent-ils varier selon les disponibilités ? Cela a-t-il alors une incidence sur la musique, le choix des thèmes ?
BL : La formation, comme je l’ai déjà dit précédemment, n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui. Depuis ses débuts en 2002, elle a beaucoup évolué. Il a donc fallu à chaque fois redéfinir les objectifs et l’orientation du projet, au besoin en changeant de musiciens, en en trouvant prêts à s’investir dans cette grosse aventure. C’est quand même avant tout un groupe d’amis, que je connais de longue date, que j’ai réunis et qui se rencontrent pour partager ensemble. C’est ce qui fait notre force.
Lorsqu’un musicien nouveau arrive dans le groupe, il amène une certaine fraîcheur, de nouveaux instruments, répertoires, de nouvelles façons de concevoir la tradition, la création… Ça fait du bien, ça fait avancer ! Toute personne ayant une démarche, un profil artistique, compatible avec le nôtre est la bienvenue dans ce groupe.
Par contre, pour des raisons pratiques et financières, comme l’obtention des visas, des permis de travail, le prix des billets d’avion, etc., il était préférable désormais de s’entourer de musiciens vivant en France. C’est le cas aujourd’hui ; sauf pour Mame, qui vit en Inde. Réunir et faire tourner des musiciens étrangers est devenu compliqué aujourd’hui, tant le barrage des formalités administratives est difficile à franchir. Aussi, je pense que la version actuelle de l’ensemble est la définitive.
Votre formation instrumentale est exclusivement acoustique. Envisagez-vous d’inclure des instruments exogènes aux traditions auxquelles vous vous référez ?
BL : À l’origine, je voulais quelque chose d’assez rock’n’roll dans l’esprit. Mon instrument de départ est la batterie, que j’ai pratiquée dans toutes sortes de contextes. À l’époque de ma rencontre avec Mame, j’étais d’ailleurs surtout investi dans le jazz et les musiques contemporaines. Au départ, j’avais imaginé une rencontre des musiques de culture occidentale (avec les instruments du rock et du jazz) et orientale. Plus la danse. Ça ne s’est pas fait comme ça pour l’instant, mais j’y réfléchis, ça pourrait sonner !
Pour le premier disque, j’ai pris l’option du tout traditionnel et acoustique, mais avec un traitement du son très proche des musiques actuelles : il fallait qu’à la fois le « vrai » public de ces musiques ne s’y perde pas, et que nous puissions aussi sensibiliser et toucher des gens qui ne connaissaient pas à priori ces cultures. Je pense qu’à ce niveau-là, on a réussi le pari. Il faut dire que j’étais bien entouré : Théo JOSSO, l’ingé son qui nous a enregistrés au Yémen n’a pas compté ses heures, ni à l’enregistrement ni au mixage, et Philippe TESSIER DU CROS a masterisé le tout avec grand art !
Pourquoi avoir attendu plusieurs années avant d’enregistrer votre premier disque ? Comment s’est faite la rencontre avec le label Arion ?
BL : Premièrement parce qu’il fallait prendre son temps, laisser mûrir cette idée et lui trouver une place qui ait du sens dans nos vies à tous. Et pour moi également me former et progresser sur les instruments que je pratique (tabla, tombak, derbouka). Faire un disque, d’accord, mais pour faire quoi ? Pour qui ? Avec quoi ? Pour moi, il était impératif, au préalable de tout projet sérieux et ambitieux, d’acquérir une expérience pratique des cultures que j’avais envie d’aborder. Il a fallu donc voyager dans l’ensemble de ces pays, que je soupçonnais de beaucoup d’intérêts, afin d’y rencontrer quantité de gens, musiciens, professeurs, institutions, familles, etc. capables d’éclairer ma lanterne et de me guider dans mes choix.
Ensuite, en France, il n’a pas été facile de trouver une maison de disques prête à se risquer à produire ce genre de projet. J’ai essayé d’ailleurs en vain d’en convaincre plusieurs avant de tomber sur Arion. Les maisons de disques reçoivent beaucoup de demandes et, dans le contexte économique actuel du disque, peu ont les moyens de répondre à cette demande. Mon atout majeur pour défendre ce disque, outre la partie purement artistique, était la perspective d’un enregistrement au Yémen, avec le soutien financier de l’AFAA (Génération Musiques) et d’autres partenaires institutionnels. L’enjeu n’était donc pas dénué d’intérêts et Arion a fini par succomber aux charmes du projet.
De fait, en arrivant à Sana’a, nous avons dû construire le studio, et sommes ainsi devenus le premier groupe étranger à enregistrer un disque au Yémen ! Suivi de près par le groupe français DuOud, qui enregistra également dans les mêmes conditions son dernier album.
Vous avez déjà tourné au Yémen et au Pakistan. Comment ces différents publics ont-ils réagi à votre démarche ?
BL : Le public oriental est un public très vivant, très « participatif ». Quand le spectacle plaît, les gens n’hésitent pas à être très enthousiastes et à le faire savoir, en tapant dans leurs mains, et en criant de sonores « Allah » (Mon Dieu), « Masha’allah » ou encore « «Na’am » (Oui, c’est bon !) !
Le public est très curieux des choses qu’il ne connaît pas et réceptif aux démarches qu’il ressent comme authentiques ! Les Yéménites sont tous poètes dans l’âme et reconnaissent les bonnes choses !
Bien qu’« oriental » dans les sonorités, les matériaux thématiques et l’énergie, l’ensemble BADILA propose quelque chose de néanmoins très nouveau pour les yeux et les oreilles du public de ces pays, peu habitués aux rencontres : par exemple, nous avons joué au Théâtre national de Sana’a, au Yémen, devant 800 personnes ébahies, qui n’avaient jamais eu l’occasion d’assister à un spectacle de ce genre : entendre et voir des musiciens indiens, iraniens et français… qui plus est jouer ensemble et accompagnés par une sensuelle danseuse persane ! Il n’en fallait pas plus pour provoquer de l’intérêt ! La foule, très agitée, en grande partie composée d’hommes, et quelques femmes intégralement voilées debout au fond de la salle, était encadrée par des militaires armés de kalachnikovs, un tous les deux rangs !
Les surprises sont venues de la danse. C’était la première fois qu’une danseuse se produisait sur scène, en public. En général, hormis chez certaines confréries spirituelles, la danse a perdu son caractère sacré et est désormais tolérée soit dans les fêtes villageoises et les mariages, mais uniquement dans un cadre privé et non mixte (les hommes dans une pièce, les femmes dans une autre), soit est considéré comme une activité de débauche et est en ce cas confinée dans les endroits de luxure comme les cabarets et les bordels.
Aden, ancien comptoir colonial britannique, situé sur l’Océan Indien, dans le sud du Yémen, est le seul endroit du pays où l’on trouve ce genre de lieux, rempli de trafiquants déguisés et de marins du monde entier. Là-bas, où les mœurs sont un tout petit peu plus « modernes » qu’à Sana’a, dans les montagnes du nord, les femmes venaient voir Ava à la fin du spectacle pour la remercier, la féliciter de sa démarche, et lui dire qu’elle incarnait l’idéal d’une femme libre et moderne. Là, on est en plein dans la raison même d’exister de ce projet : l’espoir, l’espérance, le partage, donner à rêver à des gens qui subissent leur vie plutôt qu’ils ne la vivent, ouvrir des portes sur des mondes, réels ou rêvés, qu’ils ne soupçonnent même pas pour la grande majorité d’entre eux…
La reconnaissance de ces gens-là est immense pour moi, car c’est de leur univers que j’ai nourri mon imaginaire. Aussi, ce spectacle, humblement mais avec une puissance symbolique certaine, est un moyen de leur renvoyer la balle, de leur apporter ce quelque chose après qu’ils m’ont tant donné…
Le même phénomène s’est produit au Pakistan avec les musiciens soufis. Nous avons eu le privilège de nous produire lors du festival annuel des musiques soufies, à Lahore. Les soufis de tout le pays étaient présents, du Baloutchistan, du Sindh, du Punjab, de Peshawar…
Tous ont été très touchés et respectueux de notre démarche, qu’ils ressentaient également comme authentique et originale. Ils nous ont accueilli très chaleureusement. Très impressionnés par les danses d’Ava, et aussi par le fait qu’elle soit Iranienne et si libre (la culture perse fascine les peuples pakistanais pour tout ce qu’elle a apporté dans ce pays, notamment le soufisme), les frères GONGA et Mithu SAIN, joueurs de dhols et MC des séances de dhammâl l’ont immédiatement intégré à leur rituel. Le mystique chanteur Sain ZAHOOR voulut qu’elle l’accompagne pendant tout son concert ! Pour nous comme pour les 4 500 personnes présentes ce soir-là, ce furent des moments forts chargés en émotions… et plus particulièrement pour moi qui avais déjà passé beaucoup de temps avec ces musiciens, chez eux !
Pourquoi avoir enregistré votre disque au Yémen ?
BL : Comme je l’ai déjà évoqué, le Yémen est un peu la terre de naissance de cet ensemble. La principale des raisons est qu’à l’issue de notre première tournée dans ce pays, en 2004, le directeur du Centre culturel français de Sana’a, Alain JOLY, conquis par l’intérêt et le potentiel du projet, me proposa de revenir l’année suivante pour y enregistrer un disque.
Sana’a était aussi un lieu neutre : en même temps ni chez nous, les Français du groupe, ni chez les non-Français, c’est-à-dire qu’aucun de nous n’avait ses repères culturels. Dans ce pays, nous étions tous des étrangers. Mais entre nous, nous étions une seule et même famille, la « BADILA Family ». Dans cette cité millénaire tout droit sortie d’un conte des Mille et une nuits, à la beauté époustouflante, où la poésie est partout présente autour de soi, dans les regards, la lumière, l’architecture, les couleurs, les odeurs, etc. ; nous vivions donc une situation très propice à l’imaginaire, à la création d’un univers poétique très personnel, à la mise en commun du grand bric-à-brac qui nous constitue.
Un souffle, un geste
Vous avez fait récemment une résidence au Chantier à Correns afin de préparer votre spectacle. Comment cela s’est-il passé ?
BL : Nous avons eu trois semaines de préparation pour monter ce spectacle, dans un cadre propice à l’isolement créateur. Correns est un tout petit village situé en Provence verte, dans le Var. La résidence de création était entrecoupée d’ateliers pédagogiques et de stages de découvertes à la Cité de la Musique de Marseille et dans les écoles de musique et danse locales. C’était la première fois que l’on prenait le temps de se poser et de mettre à plat ce qui était potentiellement intéressant à développer. Depuis sa création, il a été difficile de trouver les acteurs définitifs de ce projet, hormis Ava, Mame, Robin et moi. Sans aucun doute, ces trois semaines ont été très bénéfiques et ont consolidé cette aventure, que l’on envisage comme véritablement humaine, artistique et spirituelle. Cela dit, ça n’était pas facile tous les jours. Les jours nous éprouvaient, nous épluchaient comme des oignons ! C’est dur d’être ensemble 24 heures sur 24, lorsque les différences culturelles et les personnalités individuelles deviennent trop présentes, envahissantes, et entravent la bonne marche du quotidien… mais cela fait partie de toute aventure un peu forte, et d’ailleurs, on commence déjà à rire des tensions et malentendus qu’il a pu y avoir entre nous !
Comment votre spectacle Qalandar Express a-t-il été accueilli en France ? A-t-il des chances d’être programmé lors de prochains festivals ?
BL : Je vais commencer par le dernier concert, celui du Théâtre de l’Européen à Paris, le 26 avril dernier. C’est sûr que c’est impressionnant de jouer en tête d’affiche dans une belle salle parisienne, ça peut être très « casse gueule » ! Il y a présent tout un tas de « pros » du métier, des officiels et des critiques… c’est un peu l’« examen de fin d’année » : on l’a ou on ne l’a pas ! A vrai dire, on était tous un peu fatigués du mois passé dans le sud de la France, plus des problèmes techniques à gérer au dernier moment, etc. ; on était donc un peu débordés et à demi conscients de ce qui se passait ce soir-là ! Tant mieux peut-être ! En tout cas, la presse et les médias ont accueilli le projet avec des articles très élogieux, ce qui ne déplaît pas, loin de là, car pour l’instant, nous n’avons jamais eu de retour direct de ce que nous faisons. Le public, aussi bien à Paris qu’à Marseille, a été très enthousiaste, à sa façon d’ici, sans « Allah » ni « Temam », c’est sûr, mais néanmoins très chaleureux. Ça a été très positif, on a pu dire « ouf » !
Le concert à la Cité de la Musique de Marseille fut pour nous le premier concert européen, français. C’était évidemment émouvant de se retrouver en concert « chez nous », après toutes les aventures vécues ensemble dans ces « ailleurs », souvent dans des lieux bien improbables ! Pour Mame et moi, cet intense moment venait confirmer une intuition que l’on a eu ensemble en 2000, à Jaisalmer, au Rajasthan, chez lui, un pari que l’on s’était lancés, disons juste par goût de l’aventure, juste pour vivre quelque chose d’unique et d’intense, juste pour découvrir un peu plus le monde de l’autre… Ce « juste pour… » nous mena jusqu’à aujourd’hui, après maints détours, voyages et péripéties, et fait désormais partie de notre prière musicale, de notre quête quotidienne.
Tous ensemble, on a lancé au monde un souffle, un geste. Pour la fête, pour la joie, pour l’Amour.
Pour le reste, le futur, les festivals et tout ça… on verra bien où le vent nous mènera, on a confiance en notre bonne étoile… insha’allah !
Entretien réalisé par Sylvie Hamon & Stéphane Fougère
Photos : Sylvie Hamon
DISCOGRAPHIE ENSEMBLE BADILA
* Qalandar Express (Arion, 2006)
(Lire notre chronique : https://rythmes-croises.org/ensemble-badila-qalandar-express/)
* Music for Princes and Princesses (Buda Musique, 2012)
(Article original publié dans
ETHNOTEMPOS n°22 – mai 2006
– discographie mise à jour en 2023)