EYELESS IN GAZA – Skeletal Framework, The Cherry Red Recordings 1981-1986 (coffret 5CDs)
(Cherry Red)
Voici un splendide coffret, rassemblant 102 titres, soit la totalité de la production d’EYELESS IN GAZA (duo composé dès 1980 de Martyn BATES aux chant /guitare et Pete BECKER aux basse/claviers) pour Cherry Red, à savoir six albums et de nombreux singles. C’est en effet cette maison de disques qui accueille le groupe dès 1981 et accompagne de façon avisée la carrière du groupe jusqu’à leur première séparation. C’est chez Cherry Red également que Martyn BATES fera ses débuts en solo avec deux albums (Letters Written en 1982 et The Return of the Quiet en 1987) non présents ici mais qu’il faut absolument se procurer tant ils complètent l’histoire du groupe.
Des compilations avaient déjà été faites pour cette période incandescente du groupe de Nuneaton, ville minière au cœur des Midlands, notamment les 4 premiers albums (1981-1982) dans un joli coffret paru en 2014 y rajoutant des singles des EPs et des raretés ainsi que l’album Pale Hands I Loved so Well, l’album qui était paru à l’origine sur le label norvégien Uniton en 1982.
Le groupe a poursuivi sa démarche musicale chez Cherry Red après 1982 en prenant un tournant plus pop et plus enjoué avec Red Rust September en 1983 et Back from the Rain en 1986 tout en offrant toutefois quelques titres : Home Produce/Country Bizarre en 1982 à l’ingénieux découvreur scribe Pascal BUSSY pour sa collection de cassettes chez Tago Mago en faux duo avec Lol COXHILL. Malheureusement, EYELESS IN GAZA, ne rencontrant toujours pas la moindre miette de succès attendu, à part celui d’estime de quelques vrais amoureux de cette musique peut-être trop sophistiquée et en dehors des rails des tristes années 1980, décide en 1987 de prendre une longue pause, permettant à la carrière solo de Martyn BATES (toujours avec l’aide de son complice Pete BECKER) de se déployer entièrement.
Ici, dans le coffret Skeletal Framework, on peut parler de compilation (tout y est) mais, et c’est rare, beaucoup plus intéressant et intelligemment pensé, d’assemblage « curated » par Martyn BATES lui-même, qui a regroupé selon cinq thèmes ces titres glanés dans les différents albums en analysant chacun des morceaux selon les critères et les directions simultanées que prenait le duo au cours de cette période. Martyn BATES dit d’ailleurs que ce coffret s’intitule Skeletal Framework parce que : « Lorsque nous avons débuté, c’était à peu de choses près la façon dont nous percevions et faisions les choses, nous étions ce cadre, les os, le cœur, l’âme de cette musique que nous avions décidé de jouer à deux et pour le plaisir. »
Le premier CD et le premier thème : Rock and Rythmic sous-titré Looking Daggers (22 morceaux) fait la part-belle au premier album d’EYELESS IN GAZA, Photographs as Memories, paru début 1981 (époque heureuse de l’extinction quasi définitive du punk et du début des groupes néo-new wave, industriels, dark folk, etc.). L’album n’est pas encore celui de la maturité du duo, mais une splendide ébauche, cassée, déconstruite et reconstruite de toutes les directions à venir, avec ses titres abrupts, la voix brisée du chanteur, pas toujours maîtrisée, quelquefois à bout de souffle, toujours dans la souffrance avec derrière des guitares et des claviers en fil de fer barbelé, assortis d’accords inquiétants.
Les mots selon Martyn BATES devaient être sortis/expulsés de sa bouche coûte que coûte, même s’il fallait pour cela les expurger de son corps ou de son âme, les éructer, les bégayer, ou les vomir parfois. Ce rock ici cherche à créer un sentiment de terreur existentielle, proche de la folie et de la démesure, comme si cet album risquait d’être unique et sans suite, avec ces vocaux hachés, malmenés, triturés, étouffés comme si Martyn BATES chantait le deuil absolu, le chagrin ultime, la détresse désespérée et la perte irrémédiable comme unique horizon terriblement encombré de ce chanteur paraissant pourtant extrêmement fluet et fragile.
Le deuxième CD, Pop Tunes etc. (25 morceaux), enchaîne des titres pas forcément plus apaisés, datant presque tous d’après 1982 (les morceaux lents des deuxième et troisième albums ainsi que les ballades des faces B des singles), avec beaucoup plus d’orgue, de voix claires, peut-être plus romantiques, assaisonnés d’une pincée (ou d’un pincement) de mélancolie et davantage en harmonie avec le fonds musical, des paroles toujours ciselées (on passe du barbelé à la bande de tissu doux façon lin ou cachemire) avec des mots, des poèmes plus accessibles, moins ésotériques et plus directs et parfois languides et un grand travail d’assemblage de studio (lisez les commentaires de True Colour et l’hommage permanent de Martyn BATES à Pete BECKER, orfèvre des arrangements), moins d’expérimentations, des morceaux comme Invisibility avec ce synthétiseur Wasp analogique, son clavier monophonique à deux octaves, noir et jaune (couleur guêpe) et un peu jouet, davantage de musique atmosphérique, de voix fantomatiques, peut-être une période allant au-delà de la maturité de Drumming the Beating Heart, splendeur inégalée mais difficile à porter tant l’émotion est à cru.
Le troisième CD, intitulé Your Rich Sky « Ballades approximatives et autres » (21 titres), offre en ouverture des morceaux a-cappella (Drumming the Beating Heart) de ce groupe devenu cristallin et du troubadour exalté, épaulé par son acolyte à tous les instruments (beaucoup de synthés et de basse omni présente). Ce CD présente un grand nombre de singles parus sur des compilations et regroupés dans un album de 2002 chez Cherry Red. Le côté pop songs qui n’a pas permis au groupe de recevoir les fruits de sa mue de 1984 est désormais mis de côté, avec un retour vers les deux tout premiers titres du groupe (avant Cherry Red) et des morceaux à (re)découvrir des deux ultimes albums du groupe avant leur premier split, New Risen, Far Lands Blue, Stealing Autumn, No Noise…
Le quatrième CD, Still Air « Chansons atmos(phériques) » (18 titres), dont la plupart des morceaux accompagnés à l’orgue viennent de la période post 1982, comme Sixth Sense, le morceau d’ouverture de Caught in Flux et plusieurs titres de The Eyes of Beautiful Losers (hommage à Léonard COHEN probablement) Still Air qui, d’après Martyn BATES, va servir de pivot pour toutes les directions que prendra EYELESS IN GAZA, alors que le morceau, ajoute-t-il, avait été écarté du premier album. Beaucoup de titres de Drumming the Beating Heart, de Pale Hands I Loved so Well et l’orgue, l’autoharpe et autres instruments sont de toutes les psalmodies, façon atmosphère d’église, pour créer des prières athées venues des profondeurs d’une âme peu religieuse et propices à des rituels abrasifs favorisant la contemplation. Martyn BATES et Pete BECKER deviennent des capitaines melvilliens à la gouverne d’un esquif secoué, balloté, emporté dans des grondements tempêtueux, lesté de lingots brûlants et de perles précieuses, perdu dans les brumes et les éléments déchaînés et semblant destiné à couler et à disparaitre par le fonds des mers (le succès ne viendra jamais lors de cette période de ténèbres). Cette course solitaire (à deux) distille mélancolie, regret, dépression, voix incantatoires, comme celles de thrènes japonais, chants exténués et suppliques désespérées : écoutez Through Eastfields, Scent of Evening Air et laissez-vous emporter, au risque de verser des larmes de bonheur.
Le cinquième CD, Dreaming at Rain « Expérimentations et improvisations » (16 titres), fait la part belle aux instrumentaux : (6 titres de Pale Hands I Loved so Well) avec de très beaux morceaux « aériens » comme Sheer Cliffs à l’orgue, s’y rajoutent du xylophone et du sax sur Three Kittens et Falling Leaf, Fading Flower et ses sirènes de brume et voix lointaines, on peut ici parler d’arabesques, les trois morceaux tirés de la compilation Sub Rosa, To Steven, Sun like Gold et To Elisabeth S, retrouvent leur place au beau milieu de ces « musiques de films sans film » comme aime à le préciser Martyn BATES. Le CD et le coffret se clôturent avec You Frighten (un morceau paru uniquement sur une compilation Cherry Red bien nommée Perspectives and Distorsion) à deux voix et à l’orgue (trans)figurant une sorte de prière païenne véhémente, exacerbée définitive, une façon de dire un adieu sans retour du duo, une volonté de marcher droit devant sans plus se retourner, de brûler tout derrière soi à cette période des années 1980, peut-être maléfique pour un groupe si novateur et si peu reconnu.
EYELESS IN GAZA, après cette séparation de près de cinq ans, s’est reformé et s’est à nouveau dirigé vers l’expérimentation et vers un dark folk assumé en enregistrant près de quinze albums sur le label du groupe Ambivalent-Scale, qui a réalisé une autre somme en forme de collection des raretés du groupe, Mythic Language, (3 CDs) en 2015 ; de son côté, Martyn BATES a poursuivi (avec 12 albums solo lui avec des labels belges, allemands, italiens, suisses, français, polonais) ses collaborations (TROUM, Anne CLARK), ses mises en musiques d’auteurs/poètes anglosaxons et irlandais (YEATS, JOYCE) allemand (RILKE) ainsi que trois albums des Murder Ballads en 1994 (avant Nick CAVE) avec M.J HARRIS, ainsi qu’une carrière solo ahurissante de beauté et de guitares sèches et de banjos (avec Pete BECKER en invité quasi permanent), son avatar solo KODAX STROPHES (2 albums récents), trois ouvrages de ses « lyrics » et depuis l’an 2000 un autre duo avec Alan TRENCH (ORCHIS), pour le groupe TWELVE THOUSAND DAYS (6 albums), revisitant le folklore anglais à sa manière et qui donne de ses nouvelles régulièrement (un album à paraître prochainement).
Ce coffret nous vient donc quelques quarante ans après le passage d’EYELESS IN GAZA au travers de nos âmes, cadeau magnifique de ces deux musiciens troubadours, habitants retirés d’une petite ville du Warwickshire à la frontière des usines et des landes désertes de la campagne silencieuse mais habitée de l’Angleterre et de ses fantômes. C’est une opportunité miraculeuse pour revisiter cette musique trop vite qualifiée de sombre ou triste, une façon de (re)découvrir pas à pas ce groupe qui a consacré toute sa vie à chanter et à nous (en)chanter du plus profond de leur magnificence.
D’ailleurs, le nom du groupe, tiré (un peu par les cheveux) d’un roman d’Aldous HUXLEY paru en 1936, dont le titre est lui-même tiré d’un poème de John MILTON (Samson Agoniste), a été traduit en version française par « La Paix des profondeurs ». Le traducteur, sans le savoir, ne pouvait pas faire plus bel hommage à ces deux baladins secrets cherchant à nous faire partager leurs émotions, leurs joyaux émerveillés et la beauté intense de leurs mondes intérieurs.
Xavier Béal
Site : www.eyelessingaza.com