François ROBIN & Mathias DELPLANQUE – L’Ombre de la bête
(À La Zim ! / Parenthèses Records / Coop Breizh)
En 1981, les éditions Balland avaient publié un ouvrage de l’écrivain français Patrick GRAINVILLE intitulé L’Ombre de la bête, un récit résolument tourné vers le genre fantastique. En 2022, c’est la structure À La Zim ! qui publie un CD portant strictement le même titre, mais réalisé par François ROBIN et Mathias DELPLANQUE. Le rapport entre le récit et l’œuvre musicale ? Une certaine passion avouée pour l’animalité. Si l’œuvre de GRAINVILLE traque celle qui se cache en chaque être humain, celle de ROBIN concerne celle qui est inhérente à son instrument fétiche, la cornemuse du pays nantais que l’on appelle veuze. « Mon instrument est animal. Tout en lui évoque l’animalité : sa forme, son organologie, ses sonorités, l’imaginaire iconographique abondant qu’il a suscité. La veuze, un instrument au caractère zoomorphe, qui respire, souffle, crie, gémit. Disséquant ma cornemuse sur scène, je souhaite faire entendre et voir l’ombre de cette bête. »
Cette traque de la bête « veuzienne », François ROBIN la mène depuis quelque deux décennies. Tous ses projets sont portés par cette exploration constante, obsessionnelle, de cet instrument en apparence rustique, braillard, et aux capacités sonores limitées par rapport aux autres cornemuses, puisque n’ayant qu’une seule octave. Mais la veuze est chez François ROBIN une histoire de famille et d’identité régionale, lui qui vient de la tradition orale du marais breton-vendéen.
C’est ainsi qu’il n’a eu de cesse d’en élargir les possibilités sonores et les modes de jeu, d’en faire un instrument à usages multiples et pouvant donc s’introduire dans des créations contemporaines. Son premier enregistrement discographique, Trafic sonore (2009), avec Youenn KAMM et Laurent ROUSSEAU, est à cet égard pleinement révélateur du « vocabulaire étendu » qu’il a assigné à la veuze. Il en a par la suite exploré les déclinaisons avec Ronan LE GOURIEREC dans LES ALLUMÉS DU CHALUMEAU, avec Erwan MATINERIE dans Comment souffler dans un violoncelle, ou bien dans La Circulaire, avec Erwan HAMON et Sylvain GIRO. Il se commet aussi actuellement dans le groupe polyphonique de ce dernier, LE CHANT DE LA GRIFFE, mais également dans le groupe de musique à danser LE GRAND BAROUF, et a rejoint l’ensemble de vingt sonneurs qu’Erwan KERAVEC a réunis pour interpréter une nouvelle version d’In C, l’œuvre phare de Terry RILEY, excusez du peu.
Mais comme il n’y a pas que la veuze dans la vie, François ROBIN s’est aussi pris de passion pour le doudouk arménien, le violon et le mizmar (ou zurna, en Turquie), un instrument à vent à anche double de la grande famille des hautbois.
Pour L’Ombre de la bête, François ROBIN s’est adjoint le concours de son compatriote nantais Mathias DELPLANQUE, compositeur et « performeur » très impliqué dans le champ des musiques électroniques, électroacoustiques et concrètes, et dont le travail, nourri de son parcours de plasticien, privilégie la notion d’espace. Porteur de nombreuses casquettes (il est aussi producteur, improvisateur, critique musical, concepteur d’installations sonores…), Mathias DELPLANQUE, après avoir privilégié la création musicale en studio, a déplacé son intérêt vers les musiques électroniques live et développé sa propre approche de l’improvisation électro à travers un dispositif lui permettant de réagir spontanément aux « appels » de ses comparses de scène au lieu de se contenter de « balancer » des programmations.
C’est cette façon qu’a Mathias DELPLANQUE de donner vie aux machines qui a poussé François ROBIN à lui soumettre des thèmes sujets à variations sur lesquels il a procédé à des arrangements, ajouté des rythmiques et des échantillons… Détail pittoresque, François ROBIN a à l’origine puisé ses thèmes dans la « bande son » d’un vieux jeu vidéo Amiga (The Shadow of the Beast), qu’il a ensuite fait évoluer.
L’Ombre de la bête a été mis en chantier en 2019 et a évolué au gré des performances scéniques du duo, qui ont toujours pris l’allure d’expériences immersives déployées avec un système de mise en espace sonore en multi-diffusion. Pour réaliser leur disque, ROBIN et DELPLANQUE ont tenu à préserver la spontanéité d’une de leurs performances scéniques tout en lui ajoutant les possibilités permises par le studio, comme l’adjonction de lignes mélodiques, de timbres, de séquences rythmiques, et en déployant plus avant les panoramas sonores.
Nos deux trafiquants sonores ont ainsi transmuté la matière musicale en une exploration pluridimensionnelle à travers le temps et les cultures. Ils y peignent aussi bien un paysage aux relents médiévaux grinçants qu’une fresque sonique futuriste, une orgie gnawa ou une farandole extra-terrestre, nous plongeant dans un rêve orientaliste autant que dans une vision science-fictionesque, cultivant les résonances avec la « kosmische muzik » issue des expérimentations du krautrock, l’imaginaire pictural non moins psychédélique de Jérôme BOSCH, les hypnoses répétitives d’un RILEY ou d’un LAMONTE YOUNG, les musiques à bourdon, traditionnelles ou ambient, les déboîtements du réel à l’œuvre dans le cinéma de David LYNCH, etc.
C’est avec des borborygmes plaintifs de veuze, bientôt submergés de nappes synthétiques, que nous accueille l’Ombre de la bête, nous invitant à scruter ce qui palpite Sous le cuir. Le terrain est rugueux, mais s’aplanit en fin de piste au son du mizmar. Une mélodie orientaliste jouée sur des cordes s’immisce au sein d’une trame aux résonances industrielles, puis percussions et veuze viennent secouer le cadre, invitant l’auditeur à un lâcher-prise grisant. Vous pensiez contrôler vos sens ? Perdu.
Dans l’ombre s’agitent des sortes de percussions de bouche que viennent rattraper des pulsations synthétiques couplées à des échos de veuze, avant que celle-ci n’entame un hallali roboratif, dans une ambiance « techno-bio » propre à faire remuer les corps façon derviches tourneurs, avec accélération paroxystique.
On procède alors à la descente dans Le Puits, sous les bons auspices d’un doudouk solitaire qu’enveloppe subrepticement une nappe synthétique brumeuse, sur laquelle s’agrègent de discrètes émanations stellaires.
L’homme à la tête de cheval est structuré sur un crescendo climatique et rythmique apte à émoustiller les antennes mentales comme les extrémités corporelles, comme un boléro ensauvagé par les contorsions mélodiques de la veuze.
Le bien nommé Fin de règne, placé logiquement en clôture d’album, cultive un paysage sonore aux relents médiévaux, les grincements violoneux et cornemuseux s’esbaudissant sur un canevas percussif claudicant mais inaltérable. La transe générée par cette danse aux échos orientaux rappelle, par ses couleurs et sa constance rythmique, les simili-« ragas » alchimico-psychédéliques du THIRD EAR BAND.
Créature aussi organique que cybernétique, la Bête générée par François ROBIN et DELPLANQUE sait se faire aussi revêche qu’aguicheuse. L’exploration de sa part d’ombre révèle aussi des pans de lumière. Le souffle singulier qu’elle exhale n’est pas de ceux qui tournent court ; il se répand au contraire en de vibrantes fresques à l’onirisme viscéral.
Stéphane Fougère
Page : https://lombredelabete.bandcamp.com/album/lombre-de-la-b-te