HUUN-HUUR-TU
L’Appel des steppes de Touva
Quiconque a assisté à une performance de HUUN-HUUR-TU en ressort généralement transformé, apaisé, transcendé, voire exorcisé. Les pouvoirs du « khöömei », ce chant de gorge aux déclinaisons diverses, sont impénétrables, comme l’est la griserie d’un galop de cheval, d’un gazouillis d’oiseau, d’un clapotis, d’un hululement, ou d’un hurlement canin… Certes, n’importe quel faiseur de musique new age possède ces bruitages dans sa collection de samples, mais le propos ici est différent.
Les « imitations » naturalistes auxquelles se prêtent les quatre garçons endimanchés de HUUN-HUUR-TU ont plus à voir avec la magie et l’animisme qu’avec la relaxation. Car la culture de la République de Touva est liée à une certaine forme ancestrale de communion avec la nature, la faune et les esprits et avec le chamanisme. Et ce ne sont pas les entreprises de sapage socio-culturel ourdies par l’URSS il n’y a pas encore si longtemps qui ont réussi à éradiquer cette culture.
Faisant appel à des vibrations et à des mouvements précis de la cavité buccale, des lèvres, de la langue, du palais, du larynx et de la glotte, doublé d’un travail de maîtrise du souffle, le khöömei est un peu la force inaltérable des Touvas, la persistance d’une culture spirituelle à travers les âges, une forteresse inexpugnable, pour ne pas dire un acte de résistance. HUUN-HUUR-TU l’a bien compris en l’affichant comme l’une de ses attractions majeures. Et l’on parle d’attraction magnétique plus que touristique ! HUUN-HUUR-TU excelle dans cet art ancestral qu’il développe avec une incroyable maîtrise, doublée d’une attention toute particulière en ce qui concerne le style et l’accompagnement musical : l' »igil » à deux cordes, dont le manche se termine en tête de cheval (et non en queue de poisson !), la guimbarde « chomuz », le banjo « toschpulur », le violon à quatre cordes « bysaanchy », le cor de chasse « amyrga », le tambour chamanique « tungur »… Ne manque que la flûte « limbi » !
Dans la langue du peuple de Touva, l’expression « huun huur tu » se réfère aux rayons du soleil éclairant la prairie au crépuscule (traduction littérale : « le prisme vertical de la lumière »). Les quatre membres de cet ensemble ont choisi ce patronyme pour mettre en évidence leur attachement profond aux traditions pastorales et au mode de vie nomade propres aux grandes plaines de la toundra dont ils sont originaires. À ses débuts, en 1992, le groupe, alors formé de Kaigal-Ool KHOVALYG, Albert KUVEZIN et des frères Alexander-Sasha et Sayan BAPA, se faisait appeler KOONGOORTOOG, du nom d’un village qui se situe dans une partie « mixte » de Touva où l’on parle touvain et mongol.
Mais du fait de la consonance plus mongole que touvaine de ce nom, les musiciens ont opté pour « HUUN-HUUR-TU », qui est un nom définitivement touvain ! Depuis, Albert KUVEZIN, échaudé par l’image « folklorisante » bien assise que prenait le groupe, a quitté celui-ci après le premier album, 60 Horses in my Herd, et a formé un groupe plus expérimental, YAT-KHA. Il a depuis été remplacé par Anatoli KUULAR.
Après l’enregistrement du deuxième album, Orphan’s Lament, Alexander BAPA a de même préféré quitter le groupe pour se consacrer au management d’une autre formation, CHIRGILCHIN. C’est le percussionniste Alexei SARYGLAR qui a pris sa place. Ces quelques changements n’ont en rien affecté la démarche de HUUN-HUUR-TU, resté fidèle au répertoire et aux instruments traditionnels, ne s’accordant que de légers écarts, comme l’utilisation de la guitare acoustique espagnole.
Mais il convient de ne pas oublier que, en dépit du travers folklorisant auquel il n’échappe pas (ce serait même plutôt le contraire), le groupe appréhende cette tradition sous un angle revivaliste et évolutif. Ainsi participera-t-il au projet monté par Misha ALPERIN avec les voix bulgares ANGELITE et conviera-t-il en retour le chanteur russe Sergei STAROSTIN sur l’album If I’d Been Born an Eagle, tandis que le disque suivant, Where Young Grass Grows, sera enregistré avec la participation de musiciens écossais tels que Mary MacMASTER et Martyn BENNETT !
Après dix ans d’existence et quatre albums studio, il n’est guère étonnant que HUUN-HUUR-TU soit devenu l’ambassadeur de la musique traditionnelle touvaine et ait été appelé à collaborer avec des artistes du monde entier issus de domaines très différents.
Plongée en apnée dans la dimension prismatique verticale de la lumière avec Sayan BAPA, le plus anglophone des membres du groupe.
Entretien avec HUUN-HUUR-TU
Commençons par parler de ce qui caractérise votre musique en premier lieu, le chant de gorge. J’ai cru comprendre qu’il y en avait différentes sortes : le khöömei, le sygyt et le kargyraa. Quelles en sont les caractéristiques ?
Sayan BAPA : D’abord, il faut savoir que le terme khöömei désigne l’ensemble des techniques de notre chant de gorge ; c’est l’appellation générale. Nous n’appelons pas cela chant de gorge, mais khôömei.
Cela dit, khöömei désigne également l’une des techniques de chant, au même titre que le sygyt et le « borbangnadyr », qui se caractérisent par des tonalités hautes, des vibrations. Le khöömei est un style plus doux, médium. Dans les basses fréquences, il y a le « steppe-kargyraa ». Il se distingue un peu du kargyraa qui, lui, est un peu plus haut. Le style qui a les plus basses fréquences se nomme « mountain-kargyraa ». On peut de plus combiner ces styles, mélanger par exemple les tons hauts et les tons bas. L' »ezenggileer » est ainsi une sorte de sygyt avec une pulsation rythmique plus affirmée, à la manière du trot d’un cheval. Le « chylandik » est pour sa part une combinaison de sygyt et de kargyraa et évoque plutôt un chant de criquet.
Quelle est l’origine de tous ces styles ? Sont-ils liés au bouddhisme ou au chamanisme ?
SB : Je pense qu’ils ont tous leur origine dans notre pays, mais je ne saurais dire si ce sont des religieux, des chamanes, qui ont les premiers pratiqué ces chants. C’était peut-être juste des musiciens, des bergers, qui sait ? Je ne connais pas assez l’Histoire pour pouvoir dire « qui » a commencé… Mais ce qui est certain est que ça ne vient pas de Chine ni du Tibet, c’est né à Touva. Et il y a d’autres peuples qui pratiquent un chant proche de celui de Touva, tels les Bouryates, les Mongols ou le peuple de l’Altaï.
Le khöömei désignerait donc plus spécifiquement le chant de gorge pratiqué à Touva… Et qu’en est-il de ceux pratiqués en Mongolie ou au Tibet ? Sont-ils si différents ?
SB : Oui. La gorge et le corps fonctionnent différemment, ce n’est pas du tout la même approche. Les moines tibétains ont leur technique, les chanteurs mongols ont la leur, etc. Il y a des tas de techniques… J’ai écouté une fois le disque d’une chanteuse africaine dont le style de chant de gorge ressemblait étrangement au khöömei. C’était vraiment très curieux…
Il paraît que ce sont principalement les hommes qui pratiquent le khöömei à Touva. Pourquoi ?
SB : C’est vrai. En général, seuls les hommes peuvent le pratiquer. Les femmes n’en ont pas le droit, c’est un vieux tabou chez nous. Elles ne peuvent pratiquer ce genre de chant, mais elles peuvent chanter avec leur voix normale. C’est très beau, du reste, et ça relève d’une autre technique. De même, les femmes peuvent jouer n’importe quel instrument, mais il ne leur est pas conseillé de pratiquer le chant de gorge. Les hautes et les basses fréquences sont mauvaises pour elles sur le plan physique ; elles peuvent perturber la grossesse par exemple. Cela dit, certaines femmes commencent à pratiquer le chant du gorge maintenant…
Sainkho NAMTCHYLAK, par exemple ?
SB : Oui. Mais en revanche, il n’y a pas de groupes de femmes qui font du chant de gorge comme nous le faisons.
Et dans HUUN-HUUR-TU, est-ce que vous pratiquez tous les styles de khöömei ?
SB : Oh oui, on les assure à 95 % ! (rires) Non, je plaisante… Mais c’est fascinant pour un chanteur de pouvoir évoluer à travers tous les styles. On en essaye un, on le teste, on passe à un autre style, on en acquiert les bases, après on en travaille un autre… Chacun a sa propre façon d’appréhender un style, de le pratiquer. Et cela procure de bonnes vibrations, de bonnes énergies pour soi. On se sent plus fort, comme régénéré, réveillé… On a l’impression d’avoir un nouveau corps, plein d’énergies nouvelles. C’est ainsi que je le vis. On pourrait apparenter cela à une forme de yoga.
Combien de temps prend l’apprentissage des techniques de khöömei ?
SB : Toute la vie, je pense ! On cherche à s’améliorer tout le temps. La voix se travaille comme n’importe quel instrument, et on cherche à se perfectionner sur tous les points.
Je suppose que, dans ton cas, l’apprentissage a commencé dès l’enfance ?
SB : Non, même pas ! J’ai commencé sur le tard… peut-être même trop tard ! (rires) Quand j’étais jeune et qu’on m’a suggéré d’essayer le khöömei, j’ai dit non, car je ne comprenais pas, je ne savais pas comment faire. Plus tard, j’ai eu tendance à vouloir trop en faire. Je veux dire par là que j’y allais à fond, de façon trop énergique et véhémente, au point d’en abîmer ma voix. Quand on pratique le chant de gorge au début, on se sent investit d’un pouvoir nouveau, et on a envie de le développer rapidement et sans limites. Ce n’est pas bon pour la santé, la gorge et le corps. Avec l’âge, on apprend à se contrôler, à y aller plus doucement, de manière à mieux produire les sons, à les parfaire.
HUUN-HUUR-TU utilise également une bonne palette d’instruments. Sont-ils tous traditionnels ?
SB : Pour la plupart, oui, ce sont de très vieux instruments traditionnels. Il y a juste certaines percussions qui n’ont pas d’origine typiquement touvaine, pas plus que la guitare dont je joue sur certains morceaux.
Vous utilisez une sorte de violon à deux cordes nommé « igil » dont le manche se termine en tête de cheval. Quel rapport y a-t-il entre cet instrument et le cheval ?
SB : Cela se rapporte à une vieille légende qui explique en quoi la construction de cet instrument est liée à un cheval. En fait, je connais même deux légendes, et elles sont toutes deux différentes. Mais ce serait trop long à raconter…
Qu’est-ce qui explique la place particulièrement importante que prend le cheval dans bon nombre de chansons touvaines ?
SB : Là aussi, il y a des tas d’histoires qui concernent le cheval… Mais ce n’est pas spécifique à Touva, je pense. Il y a d’autres cultures pour lesquelles le cheval tient une place très importante dans les légendes. Quiconque connaît un tant soi peu le cheval est familier des rythmes que crée son galop et comprend ainsi mieux les bases rythmiques de nos chansons.
Dans la culture touvaine, le cheval est considéré comme un ami. C’est l’ami à qui on se confie de préférence. Bon nombre d’histoires relatent ce fait : on ne se confie pas à un homme ou à une femme, car les humains ne comprennent pas. On se confie à un cheval car, lui, il nous écoute ! Quand on parle à un cheval, on se sent compris !
Mais maintenant, la plupart des gens vivent en ville ; il n’y a que les nomades qui ont encore un cheval…
Votre répertoire n’est pas exclusivement constitué de morceaux traditionnels ?
SB : Non en effet. Notre chanteur principal, Kaygal-Ool, compose aussi de temps en temps. Mais en général les compositions sont écrites dans un esprit assez proche du modèle traditionnel. En fait, nous tenons à nous inscrire dans un sillage traditionnel.
Cela ne vous a pas empêché de faire quelques innovations en termes d’arrangements…
SB : Oui, cela nous est arrivé quand nous avons invité des musiciens extérieurs. En 1999, nous avons réalisé l’album Where Young Grass Grows, qui fut enregistré en Ecosse. De fait, nous avons joué avec des musiciens écossais : un piper, une harpiste et… un joueur de tablas ! Et bien sûr, nous nous sommes également impliqués dans le projet réunissant le MOSCOW ART TRIO et les BULGARIAN VOICES « ANGELITE », avec qui nous avons enregistré deux disques.
Où en est ce projet actuellement ? Misha ALPERIN m’a dit qu’il était définitivement arrêté…
SB : Oui, c’est terminé. On a donné notre dernier concert tous ensemble en décembre 2001 au Royal Hall Festival à Londres. On a dû tourner pendant quatre ans, de manière évidemment très irrégulière. C’était juste quelques concerts de temps en temps…
Cela dit, on a passé de très bons moments. Je me souviens que les trois groupes se sont rencontrés à Sofia, en Bulgarie. On a fait plusieurs répétitions, chacun essayant de mêler ses mélodies, ses rythmes, sa démarche et sa façon de penser et de sentir avec celles des autres. Tout ce mélange de voix ! Les BULGARIAN VOICES, c’est 24 femmes qui chantent ; nous, on est 4, plus un chanteur russe, un pianiste et parfois un joueur de cor et de trompette… Que l’on ait ainsi pu réaliser quelque chose ensemble relève du fantastique !
Mais on a été contraints d’arrêter, car le projet coûtait trop cher. Notre maison de disques en Allemagne, Jaro, nous a apporté un certain soutien financier de manière à pouvoir nous produire dans des festivals, mais au bout d’un moment, ça devenait trop lourd à financer. On a quand même tourné dans plusieurs pays d’Europe, ainsi qu’aux États-Unis… Et puis, il aurait fallu qu’on puisse répéter davantage pour développer notre répertoire.
Il me semble également qu’il y a eu un projet avec les tambours japonais de KODO ?
SB : Oui. Voix et tambours : c’était presque rock n’roll ! (rires) On a joué ensemble au Royal Hall Festival et une fois au Japon. C’était un projet très intéressant, mais qui a été stoppé pour une raison qui m’échappe…
Seriez-vous tenté par un projet qui réunirait par exemple différents artistes pratiquant le chant de gorge à travers le monde ?
SB : Oui, pourquoi pas ?! A Touva, nous avons déjà participé à un festival organisé autour du chant de gorge (le festival de Chadaana), avec des artistes venus de partout : de Touva bien sûr, mais aussi du Japon, des États-Unis, de Hollande, d’Allemagne, de Suisse, de Finlande, de Russie. Tous sont venus pour apprendre et pratiquer le khöömei. On a essayé de le leur apprendre… Je dis bien « essayé » parce que ce n’est pas si facile d’enseigner !
Vous avez de plus joué avec et rencontré pas mal de musiciens occidentaux de tous horizons, tels les CHIEFTAINS, Frank ZAPPA, le KRONOS QUARTET, L.SHANKAR, Ry COODER, FUN-DA-MENTAL… L’ouverture est donc l’une de vos valeurs ?
SB : Absolument ! Je ne suis pas du genre à avoir des œillères. Pour moi, qu’un musicien soit traditionnel ou non traditionnel, ça importe peu. J’ai pour ma part joué avec des musiciens très différents dans des domaines variés. On commence par « jammer » ensemble, et puis on voit où ça va… Jouer avec des musiciens dont on ne connaît pas forcément la musique, c’est un peu comme boire un verre d’eau, ça rafraîchit. Évidemment, avoir rencontré quelqu’un comme Frank ZAPPA, c’était impressionnant ! Après tout, c’est une super-star ! Il était très intéressé par notre musique et voulait procéder à quelque mélange. Personnellement, je n’ai pas eu l’occasion de jouer avec lui, contrairement à mes collègues. On a juste discuté…
Pensez-vous que votre musique pourrait s’accommoder d’instruments électriques ou de l’électronique ?
SB : Pourquoi pas ? On a du reste un projet d’album avec un groupe russe, avec batterie, basse, guitare… Faut bien qu’on essaye ça aussi ! (rires) Je connais aussi un DJ qui s’est amusé à remixer certains de nos morceaux… Après tout, pourquoi pas ?!
Pour un groupe dont on cultive une image assez traditionaliste, vous vous permettez finalement plusieurs entorses…
SB : Qui peut dire ce qui est traditionnel ou ce qui ne l’est pas ? Je ne sais si nous le sommes… On est encore jeunes ! (rires)
De plus, il faut savoir que l’existence même d’un groupe comme le nôtre, à Touva, ne va pas forcément de soi. Notre musique traditionnelle est souvent jouée par un artiste soliste, qu’il soit chanteur ou musicien, et qui s’est spécialisé dans un style… Un homme, une voix ; ou un homme, un instrument : voilà notre tradition. Et puis, la musique traditionnelle est liée à diverses manifestations de la vie quotidienne. Nous, on cherche à donner des concerts, et cet état de choses n’est pas encore forcément très reconnu chez nous.
Article, entretien et traduction réalisés par
Stéphane Fougère
(Article original publié dans
ETHNOTEMPOS n°10 – avril 2002)