Inde du Nord : SANGEET TRIO en concert
(Ocora-Radio France)
Le label de Radio France dédié aux musiques traditionnelles, Ocora, a pris la bienheureuse initiative de remettre à disposition, cette fois sous la forme d’un CD digipack, un enregistrement qu’il avait déjà publié en 1996 (et épuisé depuis) et qui constitue en soi une rareté dans la manne discographique de la musique classique indienne, tous labels confondus.
Ce CD met effectivement en valeur non pas un musicien soliste, comme il est de coutume dans ce domaine, ni même un duo de solistes (jugalbandi), comme on a pu en avoir de célèbres et de durables (Vilayat KHAN et Bismillah KHAN, Ravi SHANKAR et Ali Akbar KHAN…), mais carrément un trio de solistes ! Non seulement pareille formation ne court pas les rues dans le monde du raga indien, mais celui-ci présente en plus la singularité (ou l’outrecuidance) d’être constitué d’instruments qui, il y a encore quelques décennies, n’étaient pas nécessairement reconnus comme des instruments aptes à jouer de la musique classique ou savante mais seulement de la musique populaire, à savoir la flûte bansuri, le santour et la guitare slide.
Qui plus est, les membres de ce trio, à l’époque de cet enregistrement qui a eu lieu en public à Paris, étaient pour ainsi dire de jeunes et parfaits inconnus en France, même s’ils avaient fait leurs classes depuis longtemps. Tous trois étaient issus de familles de haute tradition musicale, avaient déjà de belles carrières de solistes et, parce qu’un hasard n’arrive jamais seul, avaient choisi de perfectionner leur art auprès d’un même maître, à savoir rien moins que Ravi SHANKAR, qui est à l’origine de la création du SANGEET TRIO.
L’aîné du trio, Vishwa MOHAN BHATT, avait avant ce trio entamé une trajectoire individuelle des plus appréciées et prometteuses, ayant adapté aux exigences de la musique indienne une guitare qui se joue à l’aide d’un cylindre de bois ou de verre que l’on glisse sur les cordes, selon la technique du « bottle neck », et qui possède douze cordes sympathiques en plus des quatre cordes principales et de trois cordes à bourdon. Non content d’avoir révélé son jeu à l’inspiration mélodique inextinguible doublé d’ornementations fort développées, MOHAN BHATT s’est fait connaître d’un public plus large en enregistrant avec l’illustre guitariste américain Ry COODER un album qui a fait date, Meeting by the River.
Nourri à la tradition bengalie, Tarun BHATTACHARYA a choisi de s’exprimer sur un instrument qui a gagné ses lettres de noblesse grâce au travail entamé par le maître Shiv Kumar SHARMA, dont le nom est généralement associé à l’intronisation de cette cithare trapézoïdale dans le milieu traditionnel indien, au risque de faire de l’ombre à ses successeurs. Mais Tarun BHATTACHARYA a relevé le défi et a fait montre d’un sens aigu du développement des capacités mélodiques, rythmiques, harmoniques et percussives de son instrument.
Le cadet du trio, Ronu MAJUMDAR, est aussi le seul dans celui-ci à ne pas jouer d’un instrument à cordes. Son talent précoce pour la flûte bambou indienne (le bansuri), récompensé par plusieurs prix, lui permet donc jouer un rôle aussi unique que motivant dans ce trio. Sa maîtrise instrumentale sur plusieurs flûtes bansuri (une bansuri basse au début, une flûte plus aigue à la fin…) est portée par son énergie et son enthousiasme, déjà éprouvés lors des nombreux duos qu’il a effectué avec Tarun BHATTACHARYA, et qui sont consignés sur quelques disques. Le flûtiste et le « santouriste » ont donc cultivé une complicité artistique majeure avant la formation du SANGEET TRIO, de même que le santouriste et le guitariste n’en étaient pas à leur première rencontre non plus !
Bref, ce projet de trio a bénéficié d’une forte amitié musicale entre ses membres étalée sur une quinzaine d’années, en plus d’avoir été initié par le maestro dont ils ont chacun suivi l’enseignement. On comprend donc que le SANGEET TRIO n’est pas une rencontre fortuite et éphémère de talents issus d’écoles différentes qu’une lubie marketing aurait forcé à travailler ensemble. Cela n’aurait pas pu fonctionner si ça avait été le cas. Avant cet enregistrement, BHATT, BHATTACHARYA et MAJUMDAR avaient déjà eu l’opportunité de graver une trace discographique ensemble (Song of Nature, sur Magnasound) et de se faire amplement applaudir lors de précédentes tournées aux États-Unis, ce qui lui a valu d’être présenté comme le premier véritable trio de musique indienne.
Si le SANGEET TRIO a indubitablement su générer un authentique et original son de groupe, l’association guitare indienne/santour/bansuri a toutefois connu un antécédent de taille. Que l’on se souvienne en effet du disque Call of the Valley, paru chez EMI en 1967, qui mettait alors en valeur trois jeunes talents qui ont amplement fait parler d’eux par la suite : le santouriste Shiv Kumar SHARMA, le flûtiste Hariprasad CHAURASIA et le guitariste Brij Bhushan KABRA (récemment disparu). Ce disque est connu pour avoir été la plus grosse vente de musique indienne à l’international et pour avoir de ce fait ouvert moult oreilles occidentales à l’univers du raga. Il n’a pas pour autant générer de suites… jusqu’au SANGEET TRIO, près de trente ans après !
Mais là où Call of the Valley se présentait comme « l’illustration » orchestrale d’une histoire (la journée d’un berger du Cachemire, prétexte à l’exploration de plusieurs ragas dont le ton correspond à différents moments de ladite journée), cet album du SANGEET TRIO constitue la trace d’un moment scénique particulier, un récital typiquement traditionnel voué à l’exploration d’un seul et unique raga, le Raga Jog, étalé sur plus d’une heure, et qui s’écoute par conséquent d’une traite !
De plus, à la singularité instrumentale du trio s’ajoute un traitement de ce raga tout aussi unique et original. Divisé en trois pistes (enchaînées) sur le CD, ce Raga Jog démarre comme il se doit par un alap (introduction) dont le trio ne développe que la première phase, soit l’alap proprement dit, durant laquelle les musiciens exposent les contours des notes et l’atmosphère du raga choisi à travers des improvisations non mesurées et évoluant sur un rythme lent qui s’accélère progressivement dans ces deux phases suivantes, le jor et le jhala.
Or, ici, le SANGEET TRIO s’en tient à la première phase, prenant le temps d’égrener et de dévoiler les caractéristiques de Jog pendant presque vingt minutes en gardant la même vitesse (ou absence de vitesse) de bout en bout. Et déjà, on peut savourer la manière dont chaque membre du trio sculpte le paysage intérieur du raga. Le trio ne donne pas à écouter une succession de soli égoïstes, mais bien des espaces d’expression où s’amorcent des dialogues, des combinaisons qui se font sur la pointe des notes, tout en laissant le silence respirer dans les interstices.
La deuxième piste nous fait entrer sans crier gare dans la première composition (gat) du trio sur un cycle rythmique à 10 temps (Jhaptal) : les improvisations y gagnent progressivement en ampleur, et l’on y sent toute la connivence entre les artistes qui mettent toute leur créativité au service de figures rythmiques et mélodiques éblouissantes, soutenus cette fois par un quatrième membre (en plus du joueur du tampura, dont le rôle de « bourdon » l’oblige à l’effacement), le joueur de tabla Abhijit BANERJEE, dont l’habileté percussive se déploie sur un registre plein de finesse, ne cherchant jamais à s’imposer mais prodiguant les figures rythmiques adéquates pour amplifier le jeu d’un soliste ou pour relancer un dialogue.
La troisième section du raga, le drut, est l’objet d’un déploiement en trois axes, chose là encore plutôt rare, qui étire la composition sur une demi-heure, sur un rythme à 16 temps (tin-tal). Des glissandi de la guitare à la versatilité de la flûte en passant par les motifs arpégés et les pizzicati du santour et les « roulades » du tabla, cette ultime partie propulse le SANGEET TRIO et son percussionniste dans des dimensions éblouissantes d’inventivité qui culmine avec un jhala d’une force extraordinaire, le rythme s’accélérant à une vitesse faramineuse dans les dernières minutes et aboutissant à un flamboyant retour final au thème, lequel est suivi d’applaudissement nourris bien mérités.
Cette captation de concert est la seule trace qui nous reste de ce trio exceptionnel, et son acquisition est chaudement recommandée. Ce concert sera une réelle découverte pour celles et ceux qui ne le connaissaient pas ou qui l’ont manqué à l’époque. Car pour l’anecdote, le concert a eu lieu au Théâtre de la Ville de Paris en fin d’après-midi du samedi 16 décembre 1995, soit le week-end même où s’achevait une mémorable grève nationale de trois semaines qui avait dûment paralysé les transports en commun parisiens. La reprise du trafic venait tout juste d’être amorcée ce jour-là, et le SANGEET TRIO nous a heureusement rappelé avec ce concert qu’il y avait d’autres formes de transports en commun…
Stéphane Fougère
Label : https://www.radiofrance.com/les-editions/collections/ocora