Brian ENO : Music for Installations
(Opal Music)
Les inconditionnels d’ENO ne peuvent pas échapper à cet objet fabuleux, paru sous différents formats : la version box normale, l’édition super deluxe et la box vinyle. Le contenu musical étant le même, nous nous contenterons de la version simple mais aussi la moins chère : six CD plus un livret de 64 pages. Un bel objet tout de même, représentatif de cet habituel esthétisme.
Dans ce coffret intitulé Music for Installations, sur les six CD proposés, quatre sont réellement inédits. Le livret est complet avec des photos inédites, et des notes très instructives sur le travail d’ENO : nous apprenons énormément de choses sur le terme de musique générative et ces installations passées et futures, mêlant musique et art visuel (lumière, projection vidéos, sculptures, peintures…). Ces installations artistiques couvrent trois décennies (1985-2017) et au-delà (le CD 6 intitulé Music for Future Installations).
L’idée de musique générative renvoie au souhait d’ENO de pouvoir créer une musique qui ne soit pas restreinte par la durée d’enregistrement des 33 tours et des CD, généralement limitée à 30 minutes voire une heure, son rêve étant de faire une musique qui ne se répète pas et qui tourne en continu, ouverte à des changements infinis. C’est ce qu’il va faire en utilisant d’abord des lecteurs cassettes non synchronisés : chaque cassette correspondant à un niveau de la musique, un son drone, une séquence de notes de piano…
Le résultat donne ainsi une musique aux formes changeantes où les différents niveaux se combinent, s’entremêlent, offrant à chaque fois de nouvelles perspectives sonores, de nouveaux paysages, de nouveaux arrangements. Ajoutons à cela des enceintes, réparties à différents endroits de la pièce, et vous obtenez une « musique à trois dimensions ». Et l’auditeur est littéralement submergé, entouré par la musique environnementale changeante ; en se déplaçant d’un bout à l’autre de la pièce, il peut aussi entendre un mix différent de la musique.
Comme indiqué précédemment, il y a déjà des musiques qui ont fait l’objet de parutions CD sur Opal. Cela concerne les CD 3 et 4, regroupant Lightness – Music for the Marble Palace (installation réalisée pour le State Russian Museum, à Saint-Pétersbourg), paru en 1997 et I Dormienti (en collaboration avec le sculpteur Mimmo PALADINO) – Kite Stories (pour le musée d’art contemporain d’Helsinki) sortis séparément en 1999.
Si vous voulez faire une expérience, écoutez Lightness : placez vos deux éditions CD sur deux micro-chaînes (soit quatre enceintes), et faites-les démarrer à quelques secondes ou à quelques minutes d’intervalle. Vous allez obtenir quelque chose d’assez impressionnant, révélant l’ampleur que peut prendre cette musique générative. Nous la percevons d’une autre manière, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives. Nous comprenons alors ce qu’ENO recherchait à travers cette idée de musique désynchronisée et changeante. En effet, nous entendons de nouveaux détails, des sons inédits à l’intérieur de cette pièce de plus de cinquante minutes qui conserve une cohérence surprenante tout en livrant de nouvelles couleurs. C’est fabuleux, lumineux et irréel.
Cette box est la porte ouverte au monde singulier et complexe de Brian ENO. Une amie pianiste et art-thérapeute qui a découvert ENO à travers son dernier disque, Reflection, a rapproché cette « ambient music » aux sons binauraux et à toute la réflexion qui est liée à la recherche d’un bien-être et à une créativité optimale. ENO lui même dans le livret emploie le terme de « narcotic music » pour définir certaines de ces compositions.
Sa musique génère des images, des sentiments variés en fonction de la perception des individus. Elle peut plaire ou au contraire laisser de marbre. Les non habitués trouveront les musiques du CD 4 (I Dormienti et Kite Stories) totalement soporifiques et non mélodiques ! Et évidemment, ils n’auront pas vraiment tort ! À l’inverse, elle peut se révéler splendide et aérienne, comme de grands moments de poésie. ENO est un magicien du temps suspendu et de l’infini, un joaillier de notes cristallines et invisibles, un artisan d’avant et après la science.
Avec cette box, nous embarquons pour un voyage au cœur de l’ambient music, de la musique générative et d’un certain avant-gardisme. Même si, à priori, nous pouvons penser le contraire, cette musique se distingue par sa richesse et sa structure appelant à l’infini. Elle peut devenir vertigineuse. Nous imaginons l’expérience incroyable que cela doit être de pouvoir assister à ce genre d’installations artistiques visuelles et sonores, se produisant un peu partout dans le monde et trop rarement par chez nous. Il reste cet objet quasi-magique et tous ces inédits à découvrir encore et encore avec la même passion, car chaque écoute apporte son lot d’émotions, de réflexions et de rêves.
Le premier CD, Music for Installations, contient quatre pièces assez longues et inédites (entre seize et vingt minutes) issues de projets s’étant déroulés en Italie, en Chine et au Kazakhstan. La pièce la plus ancienne remonte à juin 1985 (Five Light Paintings) pour l’installation Pictures of Venice. The Ritan Bells (Ritan Park à Pékin) fut composé dans le cadre du projet Sound & the City, réalisé en Chine entre 2005 et 2006.
Les pièces Flower Bells (pour son installation Light Music au château médiéval de Bari en Italie) et Kazakhstan (dans le cadre du We are Energy, Astana Expo 2017, une collaboration mêlant son et animation avec l’architecte Asif KHAN pour le UK Pavilion et qui voulait explorer les origines de l’énergie) sont les plus récentes puisqu’elles datent respectivement du 14 mai et du 10 juin 2017. Concernant cette dernière pièce, ENO remarque que la musique est « moins linéaire et homogène que la plupart de ses précédentes compositions ». C’est une « musique générative,composée de manière plus conventionnelle, plus élaborée soniquement, notamment à cause de sa dynamique, et constituée de contrastes oscillant entre des passages denses ou plus clairsemés ».
Kazakhstan est une pièce éclatante, légèrement dramatique avec des envolées lumineuses renforcées par la présence de deux collaborateurs réguliers, Leo ABRAHAMS (guitares) et Nell CATCHPOLE (violon, viole). Quant aux trois autres titres, c’est de l’ambient pur, dans la lignée de Lux ou de Reflection, ses travaux les plus récents.
Le CD 2 est consacré à 77 Million Paintings, dont la musique fut inaugurée le 24 mars 2006 à Tokyo (La Foret Museum). Un DVD était auparavant sorti à la même époque. C’est en quelque sorte une suite à la Triennale de Milan. ENO a scanné les projections en haute résolution pour les transférer dans un programme software pour voir sur un écran télé ce qui avait été diffusé sur un mur lors de la Triennale. 77 Million Paintings est donc une œuvre spécialement conçue pour des écrans de télévision et les 77 millions se réfèrent au nombre de combinaisons possibles d’images produites par le système.
L’étape suivante a été d’installer plusieurs écrans, chaque écran jouant sa version de 77 Million Paintings. C’est le point de départ de cette pièce infinie, amenant à de multiples combinaisons. Il s’agit du projet qui a connu le plus de représentations à travers le monde (entre 50 et 80 selon les souvenirs d’ENO), notamment en Autriche en 2008 et à l’opéra de Sydney l’année suivante (et dont nous pouvons voir quelques photos dans le livret). La musique dont la durée peut effrayer (plus de quarante minutes), reste une œuvre passionnante, de grande envergure et très reposante. Notez qu’il est possible aussi d’écouter la musique et de voir les images-vidéos (de très belles peintures colorées et évanescentes) disponibles sur le net, manière d’apprécier davantage ce travail ciselé avec une minutie et une complexité des plus savantes. ENO et sa musique restent pour nous, les non-musiciens, un mystère !
Au mois de mai 2010, était vendu exclusivement au festival de Brighton consacré à ses installations, le CD Making Space. Donc, à moins d’avoir eu la chance de se le procurer de cette manière, il était impossible d’y mettre la main dessus puisqu’il n’était pas disponible dans le commerce ni sur le site Enoshop. C’est une bonne idée de l’avoir inclus dans cette box. Le CD 5 propose de découvrir ces neuf pièces compilées spécialement par ENO. C’est sans doute le plus intéressant par la qualité des compositions dont certaines ont été réalisées avec son complice Leo ABRAHAMS. Ce disque contraste énormément avec les musiques difficiles de I Dormienti et de Kite Stories. Se côtoient en effet des titres variés, résumant la palette musicale d’ENO. C’est très beau, mélodique, rythmé, atmosphérique et ambient. Needle Click, Flora and Fauna / Gleise 581 d, New Moons, World Without Wind et le déchirant Delightful Universe (Seen from Above) sont de parfaits exemples qui font transparaître l’ADN sonore d’ENO, entre Before and After Science, Music for Films, Apollo et Nerve Net.
Le dernier CD contient comme son titre l’indique, quatre pièces composées pour des installations qui n’ont pas encore eu lieu ou qui ne verront jamais le jour. ENO a cette habitude de créer des pièces pour le futur, l’amenant à réfléchir à de nouveaux concepts, mais il avoue aussi que c’est un bon moyen pour lutter contre le fameux syndrome de la page blanche. ENO est un artiste qui est toujours en mouvement comme sa musique. Le titre Sour Evening (Complex Heaven 3) remonte à vingt ans environ et fait suite à une réflexion sur les Cieux en tant que véritable complexe, « un endroit sans harpes ni anges ».
La musique de Surbahar Sleeping Music date de 2012-2013 et a été conçue pour l’aider à s’endormir. D’où l’utilisation de l’expression « narcotic music » (une idée datant des années 1980 alors qu’il dormait chez Bob et Daniel LANOIS au Canada et qu’il avait été marqué par le son intriguant et relaxant des tuyaux de la plomberie et du chauffage) et l’idée de créer une chambre pour l’installation. Ici, la musique d’environ dix-huit minutes possède un côté quasi-mystique et nous nous attendons presque à entendre un chœur de moines tibétains.
En 2009 à Sydney puis en 2010 à Brighton, ENO a voulu mettre en musique des nouvelles du neuroscientifique David EAGLEMAN (Sum : Forty Tales from the Afterlives). Sur scène, des personnes venaient lire ces histoires sur des musiques spécialement composées pour ces événements. Liquidambar est l’une de ces musiques. Chaque lecture ayant sa propre musique, les histoires se transformaient en poèmes ou en chansons. Ces expériences uniques seront les prémices d’une collaboration entre ENO et Rick HOOLAND et du disque Drums Between the Bells datant de 2011.
Pour ceux qui aiment ENO, cette box ne les décevra pas. Mais c’est aussi pour les autres un bon moyen de découvrir son travail. Il est l’un de ces compositeurs contemporains à livrer une œuvre intelligente et une musique en avance sur son temps liées à une réflexion hors du commun. Comme le montre le livret, il ne cesse de réfléchir sur un possible futur, ouvrant même de nouvelles perspectives à la fois sonores (la répétition) et sensorielles, en parlant par exemple d’une symphonie du toucher !
Le livret est passionnant et les musiques vont vous transporter. Nous constatons par ailleurs que si certaines de ces pièces étaient auparavant parues, il manque par exemple celles figurant sur les CD Music for Civic Recovery Centre « The Quiet Club » (l’installation à la galerie Hayward de Londres – mai/juin 2000) et Compact Forest Proposal – 5 Studies for « 010101 » (au Musée d’art moderne de San Francisco en 2001). Une Music for Installations Volume 2 serait peut-être envisageable dans le futur.
Cédrick Pesqué
Site : https://www.enoshop.co.uk/