Inde du Nord : Shivkumar SHARMA – Santur

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Inde du Nord : Shivkumar SHARMA – Santur
(OCORA Radio France)

Suggérer les frêles et nonchalants tournoiements du vent sur la surface d’un lac, évoquer l’écoulement de bienfaitrices précipitations sur un sol devenu trop sec, souligner la force menaçante de la grêle et le grésillement sournois des dépôts sédimentaires, dessiner les ondoiements de vagues propices au rêve… quel instrument autre que le santur peut-il exprimer le mieux les caprices de l’élément liquide et les humeurs de la brise ?

Cette cithare trapézoïdale, proche du cymbalum tzigane, du dulcimer anglophone ou encore du tympanon alpin et du psaltérion médiéval, a des origines qui se perdent dans l’obscurité du temps, mais on en trouve des traces dans les écrits sumériens et araméens ; elle est par conséquent assimilée à la région mésopotamienne et à la tradition musicale persane. Et s’il est dorénavant acquis que le santur appartient aussi à la tradition savante indienne, ce n’est pas tant à cause de l’origine vernaculaire que certains ont bien voulu lui trouver par fierté nationaliste que grâce à l’ingéniosité avec laquelle le peuple indien a su assimiler et réinventé des influences culturelles extérieures. En l’occurrence, si le santur a gagné ses lettres de noblesse dans l’art très exigeant du raga indien, Shivkumar SHARMA y est assurément pour quelque chose.

Né en 1938 à Jammu, dans l’État musulman de Jammu-Cachemire, et issu de la caste des brahmanes, Shivkumar SHARMA a dès l’âge de cinq ans été initié au chant par son père, Pandit Umadutt SHARMA, qui fut lui-même chanteur et maître de musique au service du maharadjah de Jammu, en plus d’avoir dirigé les programmes musicaux de la station All India Radio dans cette région himalayenne. Après avoir étudié les anciens « bandish » (composition de type « khyal »), Shivkumar, passionné par la science des rythmes indiens, s’est lancé dans l’étude approfondie du tabla (ce qui lui a permis d’accompagner plusieurs solistes, dont Ravi SHANKAR) avant de s’emparer à treize ans du santur, qui n’était alors qu’un instrument de percussion local joué traditionnellement pour accompagner les chants mystiques des cérémonies soufi (« sufiana kalam », équivalent du qawwali au Pendjab), mais auquel Umadutt SHARMA avait déjà apporté quelques améliorations…

Les chants soufi cachemiriens étant pourvu de préludes improvisés sans soutien rythmique, ils se révèlent assez proches de l’art du chant khyal hindoustani, partageant avec lui un répertoire tant mélodique que rythmique. La perspective de Shivkumar SHARMA était donc d’interpréter des chants khyal au santur, et ainsi de faire découvrir ce dernier aux autres États indiens, où il était magistralement inconnu (en dépit du fait que certains musicologues l’ont considéré comme un descendant d’une certaine forme de vîna).

Chemin faisant, Shivkumar SHARMA a su élever le santur au rang des instruments de musique classique indienne susceptible d’être apprécié par les mélomanes les plus instruits. C’était loin d’être gagné au départ, et ce n’est du reste pas sans une certaine appréhension que ce public a accueilli le premier récital de khyal au santur que Shivkumar SHARMA a donné à dix-sept ans à Bombay !

Il est vrai que cette caisse parallélépipédique munie d’une centaine de cordes (le mot santur, d’origine persane, signifiant précisément « cent cordes ») que l’on frappe avec deux baguettes aux embouts métalliques recourbés n’était pas de nature à pouvoir reproduire ce qui fait toute la saveur de la musique classique indienne, à savoir ses ornementations issues de la technique du chant et connues sous les noms « meend » (glissandi) et « gamak » (oscillations).

Pour ce faire, Shivkumar SHARMA a dû non seulement perfectionner sa maîtrise de l’instrument, mais aussi perfectionner l’instrument lui-même. Il en a d’abord agrandi la caisse, rendant le santur indien plus volumineux que son cousin iranien, lui a ajouté seize cordes afin de couvrir trois octaves (sachant que, sur un santur, il faut trois cordes en moyenne pour jouer une seule note), a remplacé les cordes en laiton par des cordes basses en acier et en a modifié l’accordage en mode chromatique. Et pour en jouer, Shivkumar SHARMA a placé le santur sur ses genoux, comme pour faire corps avec lui et en ressentir les vibrations.

Quant à la technique inventée par Shivkumar SHARMA pour pallier aux limites de son instrument dans le rendu des ornementations, elle consiste à effleurer les cordes du bout des baguettes avec une seule frappe de départ et à effectuer un va-et-vient continu en montant et en descendant d’une corde à l’autre avec une légère pression, donnant ainsi naissance à des sons aussi raffinés et ténus qu’intrigants, déployant une atmosphère ouatée et voluptueuse. C’est du moins ainsi qu’il procède pour exécuter les « alap », ces entrées en matière arythmiques qui définissent la nature des ragas.

Dans le disque qui nous occupe ici, Shivkumar SHARMA interprète deux ragas, le vespéral Rageshwari et le nocturne Sohini, et un thème de musique populaire, Pahadi Dhun (« mélodie de la montagne »).

Rageshwari a été segmenté sur le CD en trois plages enchaînées : les huit minutes de l’Alap permettent à l’auditeur de s’engouffrer dans un environnement sonore chatoyant où les caresses prodiguées par Shivkumar SHARMA avec son instrument font peu à peu place à des frappes plus incisives sur des notes fondamentales, puis sur des groupes de notes pour aboutir à un jeu plus exubérant et accéléré qui révèle une dextérité époustouflante.

C’est alors qu’entre en lice Kashinath MISHRA, un joueur de tabla issu de l’école de Bénarès qui accompagnait souvent Shivkumar SHARMA dans les années 1970, avant que Zakir HUSSAIN ne joue ce rôle de façon très assidue par la suite. Il offre un judicieux et élégant support rythmique au santuriste le long de deux compositions en seize temps (« tintal »), la première sur un rythme médium (« vilambit ») et la seconde sur un rythme plus rapide (« drut »).

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Le Raga Sohini est pour sa part divisé en deux pistes, l’une pour l’alap, l’autre pour le gat, joué sur un cycle rythmique en douze temps (« ektal »). Le duo y fait montre d’un dynamisme fervent et sophistiqué. D’allure plus gracile, le Pahadi Dhun qui conclut le disque est lui aussi présenté sur deux pistes de durée égale, l’alap étant suivi par un thème en huit temps (« Keharva »).

D’une durée de 43’30, ce CD pourra paraître un peu frustre au regard de la plupart de ceux publiés depuis environ une quarantaine d’années et qui, en matière de musique savante indienne, présente généralement des enregistrements de concert, avec des ragas bien plus développés que ceux présentés ici et qui peuvent ainsi remplir plus sûrement la capacité offerte par ce support. Mais il faut tenir compte du fait que nous avons affaire dans le cas présent à une réédition d’un 33 tours paru à l’origine en 1972. Or, le format du disque vinyle pouvait difficilement restituer une interprétation aussi étendue que celle dont les maîtres indiens nous régalent en concert, à moins d’étaler un raga sur deux faces de disque, voire sur deux disques. De fait, les enregistrements en studio étaient privilégiés, car ils permettaient aux artistes de condenser leur art sur une durée plus réduite correspondant à celle d’une face de 33 tours. (Quand on est un auditeur novice en la matière, c’est déjà une épreuve!)

Néanmoins, tout l’art de Shivkumar SHARMA (et de Kashinath MISHRA) est ici exposé de façon magistrale et dévoile un panel éloquent de nuances et de subtilités. À l’époque de cet enregistrement, Shivkumar SHARMA n’avait pas encore atteint la notoriété internationale qu’il a connu, ni sa chevelure bouclée argentée qui ajoutait une plus-value à sa stature aristocratique. Le santuriste avait certes gravé quatre ans auparavant l’un des disques de musique indienne les plus vendus (le fameux Call of the Valley avec Hariprasad CHAURASIA à la flûte bansuri et Brij Bhushan KABRA à la guitare), qui l’a révélé surtout au public américain (le disque était paru sur His Master’s Voice) ; mais le public européen n’avait guère eu encore l’opportunité de découvrir sur disque le génie cachemirien du santur.

Cet enregistrement, effectué par Charles DUVELLE et publié sur le label dont il fut le premier directeur, OCORA – Radio France, a indubitablement favorisé la consécration de Shivkumar SHARMA sur le « vieux continent », notamment dans l’hexagone, ce qui lui a valu d’être invité assez régulièrement au Théâtre de la Ville de Paris dans les années 1980, et ce jusqu’en 2014.

D’autres publications discographiques en CD ont depuis suivi en Europe sur des labels allemand (Chhanda Dhara), anglais (Navras, Nimbus), suisse (Musenalp) ; mais pour l’auditoire français, ce disque sur OCORA est longtemps resté la seule référence hexagonale pour écouter sur disque le santur de Shivkumar SHARMA (une autre chez Auvidis Ethnic est venue s’ajouter en 1992). Singulièrement, elle n’avait jamais été rééditée en CD jusqu’à présent. Le « pandit » du santur nous ayant quittés en 2022 à l’age de 84 ans, cette réédition tardive a au moins le mérite de lui rendre hommage, tout en révélant une autre de ses perles discographiques qu’il aurait été dommage de sacrifier sur l’autel de la postérité.

Au regard des publications subséquentes, ce disque fait certes figure d’œuvre de jeunesse, mais il s’agit là d’une jeunesse déjà fort instruite, avertie et inspirée. À la valeur historique de cette archive s’ajoute donc une indéniable valeur artistique dont la force d’envoûtement est demeurée intacte.

Stéphane Fougère

Page label : https://www.radiofrance.com/les-editions/disque/inde-du-nord-raga-rageshvari-raga-sohini-pahadi-dhun

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