Invisible Face of the Beloved : Classical Music of the Tajiks and Uzbeks – THE ACADEMY OF MAQÂM (Music of Central Asia, vol. 2)

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Invisible Face of the Beloved : Classical Music of the Tajiks and Uzbeks – THE ACADEMY OF MAQÂM (Music of Central Asia, vol. 2)
(Aga Khan Trust for Culture / Smithsonian Folkways)

Après un premier volume dédié aux musiques nomades des montagnes kirghizes avec le groupe TENGIR-TOO, le label Smithsonian Folkways, en collaboration avec l’Aga Khan Music Initiative, nous fait découvrir un autre aspect des musiques centre-asiatiques, celles qui ont essaimé dans un contexte plus urbain et aristocratique, au sein de ces cités fastueuses d’Asie centrale que furent Boukhara, Samarcande, Khiva ou Tachkent en Ouzbékistan, et Khodjend au Tadjikistan. Dans ces véritables plaques tournantes de la pluriculturalité, les musiciens sollicités par la cour d’un émir ou d’un khân étaient – naturellement a-t-on envie de dire – bilingues et chantaient des « ghazals » (chants d’amour lyriques) en tadjike comme en ouzbèke.

La tradition de Boukhara était notamment appelée « shashmaqâm », nom persan qui signifie exactement « six maqâms », le maqâm pouvant se définir comme un système modal, un genre mélodique, ou plus encore un répertoire de pièces composées instrumentales et chantées ordonnées en suites, ou cycles, rigoureusement régies par une organisation mélodique et rythmique.

Mêlant musique vocale et instrumentale, modes mélodiques et rythmiques, littérature et concepts esthétiques influencés par la poésie soufie, le shashmaqâm comprend quelque 250 pièces réparties en 6 suites caractérisées par des poèmes raffinés au profond symbolisme, des rythmes alanguis, des notes assez longues et des modulations sophistiquées qui tendent à orienter l’auditeur vers l’élévation, la prière, mais aussi vers la danse et la réjouissance festive, en un continuum stylistique allant de la gravité à la légèreté. (Dans cette tradition de l’Asie centrale, dévotion et festivité ne sont pas radicalement séparés et sont plutôt perçues comme éléments complémentaires d’une vie équilibrée.)

Si le shashmaqâm est à l’origine un art soliste (un interprète et un instrumentiste, ou un petit ensemble d’instrumentistes), il a singulièrement évolué au point de devenir au XXe siècle, sous la pression d’une politique culturelle soviétique soucieuse de distinctions nationales (ouzbèke, tadjike,
etc.), une sorte de cantate avec chœur et orchestre, tandis que les répertoires classiques des cités de Boukhara et de Samarcande étaient divisés en deux styles : la musique classique ouzbèke et la musique classique tadjike, avec obligation de chanter uniquement et strictement dans la langue officielle de la république correspondante (fini le bilinguisme). Ces clivages politiques ont entraîné l’émigration de nombreux musiciens juifs boukhariens – qui avaient pourtant joué un rôle fondamental dans la vie culturelle de ces grandes cités centre-asiatiques depuis plusieurs siècles – vers Israël ou les États-Unis.

Aujourd’hui, alors que les républiques ouzbèke et tadjike ont acquis leur indépendance, l’heure est plutôt à la réactualisation des anciens styles du shashmaqâm, ce dont témoigne ce CD mettant en vedette « l’Académie du Maqâm », un ensemble constitué de jeunes musiciens d’une école dont le siège se situe à Douchanbé, au Tadjikistan, et qui est dirigée par Abduvali ABDURASHIDOV, avec le soutien de l’Aga Khan Music Initiative in Central Asia (AKMICA). Cette ACADEMY OF MAQÂM dispense ainsi un enseignement rigoureux et de haut niveau fondé sur un idéal islamique pour lequel la musique est inséparable de la poésie, de la métaphysique et de la science.

Avec son académie, ABDURASHIDOV a ainsi impulsé une nouvelle vitalité au shashmaqâm en en assouplissant la forme et en en réduisant le spectre instrumental. Telle qu’on peut l’entendre sur cet album, l’Académie du Maqâm est constituée de quelques voix féminines et masculines, d’un joueur de dôtar » (luth à deux cordes pourvu d’un long manche), d’un joueur de tanbur (luth à frettes et au long manche), d’un joueur de sato (c’est Abduvali ABDURASHIDOV en personne qui joue de cette variante à trois cordes du tanbur jouée au plectre ou à l’archet et devenue rare), et d’un joueur de dâyera, tambourin sur cadre circulaire.

L’ensemble interprète l’un des six maqâms, le Maqâm-I-Rast, « rast » désignant l’un de ces modes mélodiques qui forme la base de la plupart des pièces jouées ici en continu pendant 70 minutes. En fait, au fur et à mesure que cette suite évolue, un glissement s’opère d’un mode mélodique à un autre (en l’occurrence le ushshâq, puis le sabo) à travers l’inclusion, entre deux ghazals, de courtes chansons folkloriques (les taronas) faisant office de transitions mélodiques et rythmiques. Si les textes des taronas ont une origine inconnue, ceux des ghazals ont été écrits par de grands noms du soufisme.

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Au sein de ce Maqâm-I-Rast sont notamment interprétés plusieurs ghazals du célèbre poète et mystique persan du XIVe siècle, HÂFIZ, dont le style métaphorique fleuri est réputé pour la difficulté de sa traduction.

C’est donc à l’exploration d’une œuvre essentielle et remarquable de la tradition du shashmaqâm que nous invite l’Académie d’Abduvali ABDURASHIDOV et, à travers elle, à la découverte de l’une des plus précieuses traditions du monde musulman sur le continent eurasiatique.

À l’instar de son prédécesseur, ce volume de la collection Music of Central Asia comprend un DVD contenant un documentaire de premier choix permettant de mieux connaître cette musique de cour (avec bien sûr une interview du directeur de THE ACADEMY OF MAQÂM) ; ainsi qu’un glossaire des instruments et une carte de l’Asie centrale, lesquels sont également inclus dans l’épais livret qui accompagne le CD.

Stéphane Fougère

Label : www.folkways.si.edu

(Chronique originale publiée dans
ETHNOTEMPOS n°29 – hiver 2007)

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