JADE WARRIOR – Wind Borne (The Island Albums 1974-1978)
(Esoteric Recordings)
Parmi les groupes anglais des années 1970 affiliés de près ou de moins près à la mouvance progressive, peu nombreux sont ceux qui, une fois leur identité stylistique définie, se sont remis en question, ont osé bifurquer sur une autre voie et se sont offerts une nouvelle naissance artistique au cours de leur carrière. Mais certains ont tout de même tenté cette expérience de « rebirth » artistique. Généralement, ces changements de cap ont fait suite à des modifications de personnel, les nouveaux membres apportant parfois de nouvelles influences et inspirations qui ont réorienté la direction musicale du groupe. Ce fut le cas pour des formations devenues cultes, comme KING CRIMSON, qui, après son album Islands, a opté pour une musique plus acérée et autrement complexe avec Larks’ Tongues in Aspic (sans parler de son retour « discipliné » au début des années 1980 après un hiatus de six ans…), ou bien RENAISSANCE (le bien nommé !), dont la formation a été remodelée de la cave au plafond entre Illusion et Prologue, et qui a cultivé la verve symphonique élaborée et inspirée que l’on sait. Assurément moins connu, le groupe JADE WARRIOR a lui aussi bénéficié d’un nouvel élan musical à la faveur d’un changement de maison de disques et d’un dégraissage de personnel qui l’a poussé à créer une musique plus complexe et ouvragée ouvrant sur de nouveaux horizons.
À ses débuts, JADE WARRIOR a proposé une musique mêlant rock, blues, proto-prog et musiques plus « exotiques », et a évolué en marge des cases stylistiques convenues, y compris par rapport aux canons usuels du rock dit progressif. Le groupe a été formé en 1969 par deux musiciens autodidactes, Jon FIELD (percussionniste) et Tony DUHIG (guitariste), qui avaient auparavant traîné leur guêtres dans un groupe de rythm n’ blues, SECOND THOUGHTS, mené par Patrick CAMPBELL LYONS (qui formera peu après le groupe NIRVANA – on parle de celui des années 1970…) puis dans un groupe rock fondé par Tom NEWMAN, THE TOMCATS, qui s’est assez vite transformé en JULY, auteur d’un unique album de pop-rock psychédélique.
Après la dissolution de JULY en 1968, Jon FIELD s’est mis à apprendre à jouer de la flûte et a composé pour des chorégraphies, tandis que Tony DUHIG a rejoint brièvement UNIT 4 + 2, où il a rencontré le bassiste et chanteur Glyn HAVARD. FIELD, DUHIG et HAVARD se sont trouvé suffisamment de goûts communs pour enregistrer plusieurs démos ensemble et se lancer dans l’aventure d’un groupe, qu’ils ont nommé JADE WARRIOR, en référence à ces mythiques figures aristocratiques du Japon médiéval que sont les samouraïs, connus pour leur éthique de loyauté, et pour être aussi intraitables que raffinés, des guerriers doublés de poètes. Les pochettes de disques de JADE WARRIOR reflètent du reste cet intérêt pour cette culture extrême-orientale puisque leurs illustrations sont inspirées par l’art des fameuses estampes japonaises et ont défini son identité visuelle.
Rugueuse autant que fragile et subtile fut la musique de JADE WARRIOR, dont le premier album éponyme, paru en 1971, plantait un bien étrange décor fait de saisissants contrastes entre des moments électriques, lourds et bruyants et des séquences plus acoustiques, planantes, voire abstraites, autour des guitares électrique et acoustique de Tony DUHIG, les flûtes et percussions de Jon FIELD et la basse et le chant de Glyn HAVARD, mais sans aucune batterie. Le recrutement du batteur Allan PRICE (ex-UNIT 4 + 2) a orienté le deuxième album, Released, sur un son rock prog’ plus palpable (avec quelques écarts jazz et une grosse « jam »), avant que le troisième album, Last Autumn’s Dream (1972), ne réajuste l’équilibre entre parties électriques et acoustiques, moments râpeux et instants éthérés, et l’élève à un plus haut niveau de sophistication et de maturité.
Mais en dépit d’une tournée américaine en double affiche avec Dave MASON, EARTH QUAKE, Long John BALDRY, les SPARKS et REO SPEEDWAGON, le succès commercial n’a guère été au rendez-vous, la singularité musicale du groupe ayant rendu sa catégorisation et sa promotion difficiles pour la marque Vertigo (sous-label « progressif » de Philips) qui, de toute façon, avait signé JADE WARRIOR presque contraint et forcé, son manager ayant imposé la signature en « pack » avec un autre groupe plus orienté afro-rock, ASSAGAÏ (fondé avec des membres du groupe jazz sud-africain BLUE NOTES), qui avait davantage les préférences du label et auquel ont contribué Tony DUHIG et Jon FIELD. Vertigo a ainsi cassé le contrat avec JADE WARRIOR après son troisième disque, alors même que le groupe avait déjà enregistré suffisamment de matière pour deux autres albums, Eclipse et Fifth Element, qui n’ont été exhumés qu’en 1998. (Quelques morceaux avaient cependant émergé dans la compilation Reflections parue en 1979.) Incertain de l’orientation musicale à prendre, JADE WARRIOR s’est dissous, annulant de fait une tournée prévue aux Pays-Bas.
C’est alors qu’un certain Steve WINWOOD (TRAFFIC, THE SPENCER DAVIS GROUP) entre en scène et, en grand admirateur de JADE WARRIOR, joue l’entremetteur auprès de Chris BLACKWELL, patron du label Island, et l’encourage à écouter JADE WARRIOR. Intéressé, BLACKWELL signe un contrat avec DUHIG et FIELD, mais écarte HAVARD. Il voit en JADE WARRIOR un nouveau duo dont la musique pourrait bien s’inscrire dans le sillage des Tubular Bells de Mike OLDFIELD (auquel a collaboré Jon FIELD en tant que flûtiste). Il est vrai que le très rentable succès de ce disque avait rendu les fresques de musique instrumentale plus « fréquentables » pour les labels… Le contrat concernant trois disques (puis finalement quatre), c’est un boulevard de liberté créative qui s’ouvre pour Tony DUHIG et Jon FIELD.
JADE WARRIOR entre dans une nouvelle ère : sa musique prend des dimensions qui n’étaient que latentes dans ses œuvres précédentes, ce dont témoigne le coffret anthologique Wind Borne – The Island Albums 1974 – 1978, paru chez Esoteric Recordings et qui réunit les quatre albums Floating World (1974), Waves (1975), Kites (1976) et Way of the Sun (1978).
Si l’on pouvait encore qualifier JADE WARRIOR de formation rock sur ses trois premiers disques de l’ère Vertigo, les quatre suivants réalisés pour Island révèlent une musique qui dépasse plus allègrement les contours usuels du genre et qui se déploie dans ce qui était à l’époque des territoires en friche mais qui ont depuis été dûment explorés et codifiés sous les étiquettes « contemporary instrumental », « new age », « world music »… À cet égard, JADE WARRIOR fait figure de pionnier tout en échappant aux poncifs de ces genres, compte tenu de son parcours précédent. Nous n’avons pas affaire à des « faiseurs », mais à des explorateurs en herbe. Ces albums de la période Island ne sont pas tant que cela en rupture avec ceux qui les précèdent ; ils en sont plutôt des extensions ambitieuses qui débouchent sur des espaces inédits. Du reste, l’imagerie « japonisante » des pochettes de disques a été conservée, mais avec une stylisation accentuée, réalisée par la paire de graphistes Richard ECKFORD / Tom STIMPSON.
D’emblée, ce qui caractérise ces quatre albums sont l’abandon du format chanson (du fait de l’absence de Glyn HAVARD) et donc de potentiels « singles » susceptibles de toucher un plus large public. Il est vrai que ce support avait déjà été abandonné par Vertigo à l’époque du troisième album, Last Autumn’s Dream. De même, les morceaux à base de thèmes ou de riffs « heavy–prog », s’ils n’ont pas complètement disparu, font davantage office de chapitres dans des suites de thèmes qui s’enchaînent sur toute la longueur d’une face de disque vinyle (et se poursuivent sur l’autre face). On n’écoute plus une sélection de morceaux ou de chansons posées là aléatoirement, mais un recueil de pièces pensé et ordonné comme un tout.
Ces suites alternent séquences planantes, introspectives, élans plus sanguins et soubresauts tribaux ; de délicats thèmes mélodiques peuvent soudain céder la place à des agitations chaotiques ou à des grooves organiques, et des accès de fureur s’émoussent en vapeurs diaphanes… Creusant plus profondément ses diverses sources d’inspiration musicales, JADE WARRIOR créé désormais des paysages intérieurs, impressionnistes, qui prennent la forme de tableaux sonores riches en contrastes, en textures, en couleurs, à l’instar des fresques instrumentales de Mike OLDFIELD, voire d’Anthony PHILLIPS, avec toutefois des instants plus nerveux et dissonants et d’immanquables incrustations ethniques, mais sans aucun synthétiseur ni programmations factices.
L’exploitation de l’enregistrement multipiste, déjà mis en œuvre sur les premiers disques, est ici poussée plus avant, permettant à Jon FIELD et à Tony DUHIG d’empiler les sons de flûtes et de percussions (congas, gong, talking drum…) pour l’un et les sons de guitares électriques et acoustiques pour l’autre (avec notamment un accordage spécifique en « Open C »), sans que tous deux ne s’interdisent de jouer d’autres instruments au passage ou de faire ponctuellement appel à divers musiciens invités.
Le son rock du JADE WARRIOR originel se fait donc encore entendre par endroits, mais il évolue aussi volontiers dans des formes orchestrales, panoramiques, ou sous des aspects plus dépouillés, quand il ne prend pas d’accents tribaux. Et si, comme on l’a dit, le chant n’est plus d’actualité, la voix fait encore quelques apparitions sporadiques, sous forme purement chorale ou récitative.
Quoi qu’il en soit, tous les albums de cette période Island se distinguent par leur amplitude dynamique, qui fait voyager l’auditeur des confins du silence à des sommets de vivacité sonique, le faisant passer par des moments de flottements languides, de déflagrations vacillantes, d’éclairs grandiloquents, de fureurs rythmiques roboratives, de dénuements hagards, avec un sens affûté de la nuance et du détail…
Chaque disque est de plus inspiré par un, voire deux thèmes littéraires, poétiques ou picturaux. Floating World fait ainsi directement référence à l’art pictural japonais de l’ « ukiyo-e », qui a essaimé durant l’ère Edo (1603-1868), notamment à travers les fameuses estampes gravées sur bois. Reflet d’une effervescence créative liée à une ère de prospérité économique et sociale dans l’archipel nippon, cet art a, sur le plan esthétique, mis en valeur la notion très bouddhiste d’impermanence des choses, le terme ukiyo-e désignant les « images d’un monde flottant ».
Et c’est bel et bien comme on feuillette un livre d’estampes que l’on écoute Floating World, dont les dix pièces évoquent des paysages naturels et les émotions qu’ils inspirent à toute âme contemplative (Mountain of Fruit and Flowers, Memories of a Distant Sea, Rain Flower, Clouds I & II). Chaque pièce ou presque révèle des couleurs variées du fait de la participation de plusieurs invités : Clouds I & II sont délicatement enveloppés de voix chorales féminines (l’ORPINGTON JUNIOR GIRLS CHOIR), la harpe de Skalia KANGA orne avec grâce les Memories of a Distant Sea, la voix de Martha MDENGE, du groupe ASSAGAÏ, vient réciter quelques mots sur le très ambient Quba qui clotûre le disque, tandis que les morceaux plus rock bénéficient du concours des batteurs Chris CARRON et Graham DEACON, ainsi que du guitariste David DUHIG, le frère de Tony.
D’une pièce à l’autre, les climats sont très changeants. Il n’est que d’écouter comment la quiétude du début de Waterfall est bientôt perturbée par des assauts de percussions tribales puis reprend à nouveau ses droits, avant d’être brutalement interrompue par le riff saturé qui introduit Red Lotus. Et si Easty déploie une atmosphère paisible et guillerette, c’est pour mieux dramatiser l’irruption de Monkey Chant, avec cet étrange chœur de percussions vocales (emprunté apparemment à un enregistrement de terrain de « ketchak » balinais) à travers lequel serpente venimeusement la guitare wah-wah « hendrixienne » de David DUHIG.
L’album tire sa force de ses contrastes admirablement agencés, creusant des reliefs saisissants d’un morceau à l’autre ou au sein d’un même morceau. Et n’est-ce point le Sacre du printemps qui est cité à la flûte au début de Clouds I ? C’est un clin d’œil qui en dit long… Toujours est-il que Floating World a été désigné comme un « album important » (sic) par le maître de l’ambient Brian ENO en personne ! Ça aussi, c’est un signe qui ne trompe pas.
Waves, dont l’illustration de pochette est une déclinaison de la Grande Vague de Kanagawa du célèbre peintre japonais HOKUSAI, est dédié « à la dernière baleine », suggérant de fait une préoccupation naturaliste et environnementale. Cette fois, et à la différence de son prédécesseur, l’album ne se présente pas comme une suite de pièces de courte ou de moyenne durée : un seul titre, Waves, se déploie sur les deux faces du vinyle d’origine, en Part. 1 et Part. 2. Gageons que si le support CD avait existé en 1975, Waves n’aurait été constitué que d’une seule piste, et c’est bien ainsi qu’elle doit être appréhendée.
L’auditeur doit se préparer à une immersion totale et attentionnée dans un paysage sonore onirique déployé sur 44 minutes et qui prend son temps pour apparaître : il faut quasiment attendre une demi-minute avant que l’oreille ne soit happée par un son audible, lequel prend bientôt la forme d’un grondement d’orage plutôt menaçant, comme un écho d’explosion nucléaire. Waves n’avance pas en usant de franches ruptures atmosphériques, mais plutôt par petites touches transitionnelles qui modifient subrepticement les climats. Il faut du reste noter une inclinaison plus marquée vers des ambiances jazzy qui émaillent une toile de fond pastorale et océanique d’où se dégage un sentiment de déréliction, mais pas nécessairement mélancolique.
Le long de ces « vagues » de sons, les influences ethniques sont moins marquées, ou davantage fondues, mais des bruitages font leur apparition, principalement des chants d’oiseaux exotiques au début de la Part. 2, et, à la fin de celle-ci, c’est un envoûtant chant de baleine qui se fait entendre. Certes, ce type de bruitage est devenu un cliché dans les productions new-age, mais ici, il fait sens compte tenu de la thématique.
Là où Floating World était enrichi de plusieurs participations externes, Waves concentre les talents de multi-intrumentistes de Jon FIELD et de Tony DUHIG. Cependant, ils ne se sont pas complètement repliés sur eux-mêmes et ont convié l’ami Steve WINWOOD à se fendre occasionnellement de soli au Moog et de piano, ainsi que le guitariste David DUHIG et le batteur Graham MORGAN, qui viennent eux aussi épaissir les reliefs de ce paysage maritime. De plus, l’ingénieur du son n’est autre que Tom NEWMAN, connu comme le premier producteur de Mike OLDFIELD, et ancien collègue de DUHIG et FIELD dans JULY.
Dans l’édition LP originelle, l’album comportait une pochette intérieure décryptant le processus d’enregistrement et listant des titres de sous-parties (The Whale, The Sea, Caves, Groover, Breeze…) avec mention des différentes interventions instrumentales sur chacune d’elles. (On y aperçoit les noms de Maggie THOMAS – par ailleurs ingénieure du son et graphiste pour HENRY COW et GONG – à la flûte à bec alto et de SUZI, aux voix chorales, toutes deux ayant été malencontreusement oubliées dans les crédits de la pochette.)
Alors que Waves n’était formé que d’une seule composition divisée eux deux parties, Kites renoue avec des pièces relativement courtes mais enchaînées, comme sur Floating World, à la différence près que chaque face du vinyle d’origine a un thème différent, picturale pour la première, littéraire pour la seconde. C’est une œuvre du peintre abstrait Paul KLEE qui a inspiré la première moitié de Kites, Dans le domaine de l’air, datée de 1917, à laquelle se mêlent des impressions de DUHIG et de FIELD à la vue d’un paysage de forêt à l’aube et des éléments qui s’y manifestent (on retrouve là encore une vision éco-naturaliste). La seconde moitié est inspirée par l’histoire du moine zen chinois Teh Ch’eng (aussi orthographié Decheng), dit le « moine au bateau » qui a vécu au Xe siècle, et sa rencontre avec le jeune moine Chia Shan, histoire relatée dans les notes du livret.
Il y a donc bien deux histoires distinctes, mais sur le plan strictement musical on ne s’en rend qu’à peine compte, tant Kites explore une vision musicale très affinée qui tire sa force de sa cohésion tant musicale que conceptuelle. Et comme dans Floating World, Kites voit la contribution de plusieurs musiciens invités qui, en plus des flûtes et percussions de Jon FIELD et des guitares de Tony DUHIG, agrémentent la palette de sons et d’ambiances : les cuivres de Peter GIBSON, le piano électrique de Jeff WESTLEY, les chœurs de Clodagh SIMMONS (du groupe MELLOW CANDLE), la batterie et les percussions de Graham MORGAN et de WILLIE, la basse de Colridge GOODE, et plusieurs violons qui interviennent chacun sur des pièces différentes, celui de Debbie HALL, de Joe O’DONNELL, ceux de Fred FRITH (HENRY COW), et il y a en plus un quatuor à cordes. Enfin, Tom NEWMAN est de nouveau recruté comme ingénieur du son, et c’est peu dire que son travail tient de la joaillerie.
Que ce soit dans l’une ou l’autre partie du disque, l’esprit des philosophies extrême-orientales abreuve les compositions de JADE WARRIOR, à commencer par la figure du « kite », soit du cerf-volant, qui se retrouve dans les cultures japonaise comme chinoise, étant traditionnellement utilisé lors de célébrations, de festivals, de cérémonies, notamment les sacres de temples. Le cerf-volant symbolise aussi l’esprit humain, apte à s’envoler quand il est en proie à une révélation qui peut le faire « flotter » dans un état d’éveil pouvant être perturbant si l’esprit n’est pas discipliné.
Et bien sûr, l’image du cerf-volant est lié à l’élément aérien, ce qui, dans Kites, se traduit par une musique effectivement flottante (comme on pouvait s’y attendre), délicate, languissante, mais aussi en proie aux mouvements des vents et donc occasionnellement déstabilisante. Cette dualité atmosphérique qui se trouve au fondement même de la musique de JADE WARRIOR atteint dans Kites un nouveau degré de sophistication et de complexité qui appelle une écoute encore plus exigeante, sous peine de passer à côté de son intention.
La musique n’est pas aussi relaxante qu’on pourrait le supposer ; elle recèle en fait des climats mouvants, ambigus, des notes suspendues, des textures mystérieuses, des lignes troubles, des rythmes complexes et chavirés et des sautes d’humeur climatiques. Ainsi, à plusieurs reprises dans le disque, des séquences aux ambiances rassérénantes sont ébranlées par des « crash » percussifs ou pianistiques aussi soudains que violents, la prime revenant à celui qui clôt l’album (The Last Question), de nature à vous rendre cardiaque. Et les vents qui soufflent à divers endroits du disque sont de forces variables…
Il est néanmoins symptomatique que l’on ne trouve pas dans Kites de segments à proprement parler heavy rock, ni d’instants vraiment groove, ou bien sur des tempi lents et feutrés. Mais l’album impressionne par l’énorme travail de mise en espace, voire de mise en abyme, dans ces compositions plutôt courtes mais subtilement ouvragées qui cherchent à évoquer des phénomènes impalpables (l’éveil de la nature vu comme dans un microscope dans Songs of the Forest, la quiétude d’un paysage naturel dans Quietly by the River Banks, la teneur philosophique d’une discussion dans Teh Ch’eng : « Do You Understand this ? » et Arrival of Chia Shan : Disclosure and Liberation…). La remastérisation du disque met particulièrement en valeur les extrêmes contrastes dynamiques qui caractérisent l’art de JADE WARRIOR, avec ses « piano » et ses « forte », offrant des reliefs ciselés.
Par conséquent, l’album ne peut être réduit à de la musique planante ou de relaxation et, en dépit de ses sources d’inspiration, ne verse pas non plus dans une world music asiatique. Il n’est nulle part fait utilisation d’instruments typiquement extrême-orientaux, mais certains arrangements de cordes, de vents et de percussions traduisent des ambiances et des phrasés aux accents asiatiques, comme ces sons de cornemuse et de percussions métalliques dans The Emperor Kite. Ailleurs, on pourra aussi trouver d’autres influences, notamment latines dans Wind Borne. Sinon, Kites, comme les autres albums de ce coffret, a pour vocation de stimuler l’imaginaire de l’auditeur en offrant une musique aux horizons oniriques, avec certes l’Extrême-Orient en toile de fond, mais vu au prisme d’une vision occidentale. À défaut d’être le plus accessible, Kites est indubitablement l’album le plus ambitieux et un rien ésotérique de JADE WARRIOR.
Dernier volet de cette quadrilogie des Island Albums, Way of the Sun (1978) ne surenchérit pas dans l’hermétisme de Kites et fait même volte-face, proposant une musique plus immédiatement accessible. Ce sont moins des impératifs mercantiles qui ont décidé de cet état de choses que le thème qui a inspiré l’album, lequel a pour figure centrale le Roi Soleil, Sun Ra. Mais c’est moins la civilisation égyptienne antique qui est ici célébrée que les civilisations amérindiennes d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud, avant et après l’invasion des conquistadors espagnols. Contre toute attente, JADE WARRIOR poursuit sa quête dans l’univers des Mystérieuses Cité d’Or et présente une suite de neuf compositions fortement inspirées par les musiques sud-américaines, soit aux antipodes de l’univers des trois précédents albums.
Et ce qui frappe d’emblée avec Way of the Sun, c’est précisément le caractère solaire, vigoureux, roboratif, voire dansant, qui s’y exprime et qui tranche avec les fresques éthérées de Waves et de Kites. Détail symptomatique : Way of The Sun ne démarre pas en long fondu comme ses prédécesseurs, mais par un solennel et cinglant coup de gong. Bientôt, des flûtes en fanfare (Jon FIELD) se mettent à virevolter, des frappes de tambour retentissent et une guitare électrique vrombit dangereusement. Sun Ra surgit en mode Cinémascope ! Des cuivres (dont le bugle joué par l’un des ingénieurs du son du disque, Dick CUTHELL) ponctuent une mélodie flûtée contagieuse, et c’est à une danse primesautière que nous sommes conviés, propulsée par la batterie de John DENITH.
Sun Ra n’est pas un cas isolé. Le morceau éponyme à l’album est quant à lui porté par un tapis de percussions, tissé par moins de trois musiciens (Godfrey, Kuma et Alan) et la basse de Bill SMITH. Dance of the Sun est porté par le jeu percussif du batteur Graham MORGAN (de retour) et les phrasés de guitare acérées de Tony DUHIG. Et il y a l’immanquable Carnival, à l’allure de samba électrifiée et cuivrée (Gowan TURBULL est invité au saxophone), qui semble sorti d’un disque de SANTANA, et qui aurait assurément fait un « single » efficace. Même les albums de JADE WARRIOR de l’ère Vertigo ne s’étaient pas aventurés sur ce terrain ! Tony DUHIG ne s’était pas autant démené avec sa guitare électrique depuis longtemps, projetant des échos du « Voodoo Chile », de Brian MAY, voire de Robert FRIPP.
Que les amateurs de rêves plus feutrés se rassurent, il y a aussi dans Way of the Sun des morceaux plus languides et nonchalants, où des flûtes rêveuses, de frêles percussions et une guitare acoustique langoureuse se chargent d’hydrater les esprits en peignant des impressions paysagères obsédantes et oniriques, comme Heaven Stone, Moontears, River Song ou Sun Child – pour lequel la harpiste Skalia SKANGA, qui avait déjà participé à Floating World, fait de nouveau résonner ses cordes cristallines.
L’album avait commencé en mode générique de péplum, il s’achève sur une pièce à l’aspect autrement dramatique, Death of Ra, une ode plus élégiaque que funèbre sertie de notes particulièrement émouvantes de Tony DUHIG. (L’histoire raconte que le guitariste l’a enregistrée avec les larmes aux yeux…) Le Roi est mort, mais son pouvoir subsiste et survivra aux ténèbres nocturnes. Fin du film, et fin de partie également pour JADE WARRIOR puisque, en dépit de son potentiel à toucher un plus large public, Way of the Sun s’est avéré être le chant du cygne pour JADE WARRIOR, qui arrêtait là son contrat avec Island et mettait en conséquence un terme à sa quête musicale…
Provisoirement du moins puisque le groupe a été réactivé dans les années 1980 le temps de deux albums clairement orientés new-age (Horizen en 1984 et At Peace en 1989). La disparition prématurée de Tony DUHIG en 1990, juste avant l’enregistrement d’un nouvel album, aurait pu porter un coup fatal à la réactivation de JADE WARRIOR, mais Jon FIELD a porté le projet à bout de bras en compagnie du bassiste Dave STURT (futur GONG) et du guitariste Colin HENSON, accouchant d’une fort belle poignée d’albums, Breathing the Storm (1992) puis Distant Echoes (1993) – pour lequel le saxophoniste Theo TRAVIS (lui aussi futur GONG) et le violoniste David CROSS (ex-KING CRIMSON) sont venus prêter main forte, entre autres invités. La dernière livraison discographique de JADE WARRIOR remonte à 2008, avec l’album Now, qui laissait augurer d’un renouveau (avec notamment le retour de Glyn HAVARD). Depuis, un autre disque, titré Haïku, a été annoncé, mais n’a toujours pas fait son apparition à ce jour. Croisons les doigts…
En attendant, le label Esoteric Recordings, après avoir réédité les premiers albums de JADE WARRIOR de l’époque Vertigo, a été bien inspiré de regrouper les quatre albums de l’ère Island dans un seul coffret, car ces disques relèvent d’une approche et de choix esthétiques similaires, sans pour autant se ressembler vraiment. Chacun d’eux s’avère une réelle réussite artistique, et tous témoignent d’une ambition créative défricheuse qui, aujourd’hui encore, n’a rien perdu de sa pertinence ni de sa superbe. En les réunissant dans un même coffret, Esoteric Recordings ne fait pas que satisfaire à un souci de complétude anthologique (tous les enregistrements du groupe durant son contrat avec Island), il rend compte de la cohérence artistique qui relie ces albums par-delà leurs différences thématiques.
Wind Borne – The Island Albums 1974 – 1978 contient en outre un nouvel essai de Mark POWELL et reproduit les notes de livret de chaque disque, lesquelles aurait mérité une mise en page plus travaillée, ainsi qu’une relecture plus avisée qui aurait permis d’éviter que des lignes de la conversation de Tony DUHIG et Jon FIELD avec Dick GODFREY au sujet de Way of the Sun ne disparaissent comme par enchantement…
Mis à part ces menus défauts, Wind Borne succède avantageusement à une précédente anthologie réalisée par Island en 1995, titrée Elements, qui regroupait les quatre albums sur deux CD, moyennant cependant quelques menus charcutages pour des raisons de durée du support CD. Il était temps qu’une nouvelle « intégrale » plus respectueuse de l’intégrité des œuvres, voit le jour, et Wind Borne y réussit pleinement en présentant chaque album séparément sur un CD, avec une pochette cartonnée reproduisant fidèlement les illustrations d’origine (même si on aurait préféré des éditions en « CD vinyl replica »). L’objet a donc de la classe, et ces albums de JADE WARRIOR méritaient bien des rééditions à la hauteur de leur apport et de leur valeur artistiques.
Stéphane Fougère
Site : www.jadewarrior.com/hindex.htm
Label : https://www.cherryred.co.uk/product/jade-warrior-wind-borne-the-island-albums-1974-1978-4cd-box-set/