Keith TIPPETT – Linückea
(FMR)
La discographie de Keith TIPPETT dans les années 1980 et 1990, avec notamment la série des Mujician, à ne pas confondre avec son groupe du même nom, et ses duos avec Julie TIPPETTS, Stan TRACEY, Howard RILEY, Andy SHEPPARD, Peter FAIRCLOUGH, etc., a pu donner l’impression que le pianiste s’était définitivement orienté vers une musique free. Aussi, quelle ne fut pas notre surprise de voir Keith TIPPETT revenir à la composition lors de l’édition 1997 du festival Banlieues Bleues. On avait fini par perdre l’habitude de le voir lire une partition !
Keith TIPPETT joua cette année-là une nouvelle pièce montée de près de trois quarts d’heure qui lui avait été commandée par le quatuor à cordes qui l’accompagnait, le KREUTZER STRING QUARTET. Cette pièce n’a été jouée que sur une poignée de festivals, et ce n’est que trois ans après qu’elle a pu enfin être enregistrée, avec notamment trois des quatre membres du quatuor d’origine. Et là encore, il faut bien reconnaître que les accouchements les plus difficiles sont aussi les plus beaux et les plus méritants.
Conçue pour un piano, deux violons, un alto et un violoncelle, Linückea (ou Linükea – personne ne semble s’être mis d’accord dans le livret et sur la jaquette sur la façon de l’orthographier !) se situe effectivement à la croisée du free et du classique et en impose par son souffle épique. C’est une sorte de musique de chambre buissonnière que livrent TIPPETT et le quatuor, capable de tous les débordements et osant les contrastes les plus extrêmes au sein d’une architecture ambitieuse, méticuleuse, mais dans laquelle a été aménagée une partie ouverte à la « composition spontanée », comme aime la définir Keith TIPPETT (à charge pour l’auditeur de repérer son emplacement !).
D’abord fougueuse et tempêtueuse, la pièce bascule dans des sections plus contemplatives et sans crier gare s’autorise de nouvelles poussées de fièvre. En déployant tous les effets sonores que lui permet son piano préparé, TIPPETT sculpte de somptueux climats que vient renforcer ou contre-balancer le quatuor à cordes, aussi habile dans la complainte lancinante que dans le cri saccadé ou incisif.
Linückea couvre ainsi une vaste palette de couleurs et de vibrations qui confirme la bonne santé des talents d’écriture de Keith TIPPETT. Une autre pièce plus courte, Let The Music Speak, conclut le CD sur une note plus méditative. TIPPETT y joue en solo et, en s’accompagnant de quelques cloches, tisse une toile cristalline et éthérée sur laquelle se pose candidement la diction émouvante de la très jeune narratrice Martha SHEPPARD. « I Tell The Story of Love… » Sublime suspension…
Linückea a sans conteste gagné ses galons d’œuvre majeure. Cela n’excuse pas hélas la confidentialité de sa diffusion…
Stéphane Fougère
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°11 – juin 2002)