Les Musiques du Viêtnam d’hier à aujourd’hui – Deuxième Partie : Nguyên LÊ, le Viêtnam par la guitare
Guitariste à la stature européenne dont le parcours ressemble à un voyage autour de la planète jazz et ses satellites, Nguyên LÊ nous raconte sa trajectoire musicale autour du Viêtnam.
Repères :
-Nguyên LÊ est né en 1959 à Paris.
-1983, il fonde le groupe ULTRAMARINE, qui sera avec SIXUN l’un des groupes phares du jazz métissé.
-1987, il est guitariste au sein de L’ONJ dirigé, à l’époque, par Antoine HERVÉ.
-1989, il sort son premier disque en leader, Miracles.
-1996, sortie de Tales from Viêtnam
-1999, sortie du premier disque de Huong THANH, Moon and Wind
-2001, sortie de Dragonfly
-2004, sortie de Mangustao
Entretien avec Nguyên LÊ
Depuis quand le Viêtnam fait-il partie de vos préoccupations musicales ?
Nguyên LÊ : Dès mon premier disque, je voulais travailler sur mes racines. Le CD Tales from Viêtnam a été l’élément décisif de cette évolution, mais il y a eu avant ce que j’appellerai des essais. Dans un des disques d’ULTRAMARINE (E si mala), je jouais un morceau du nom de Vent d’Automne. J’avais demandé à ma mère de déclamer le texte de cette berceuse traditionnelle et moi je jouais la mélodie à la guitare. C’était une approche assez solitaire et planante de type « new age » de la musique vietnamienne.
Vous avez baigné dans la culture vietnamienne pendant votre enfance et pourtant vous êtes surtout connu comme guitariste de jazz !
NL : Je suis arrivé assez tard vers le jazz. En classe de 6e, j’étais surtout attiré par l’énergie et l’électricité de groupes de rock comme DEEP PURPLE. Je ne m’intéressais pas du tout au Viêtnam à l’époque, je jouais de la guitare électrique, ce que mes parents n’appréciaient pas trop. Mon apprentissage musical s’est fait non seulement sans rapport avec le Viêtnam, mais à la limite contre. Une réaction typique d’adolescent !
Mon retour vers le Viêtnam a commencé à partir d’une certaine maturité musicale. J’ai attendu d’avoir acquis une certaine maîtrise du langage du jazz pour commencer à travailler sur mes racines. C’est pour ces raisons que cette période d’essai était importante.
Que vous ont apporté vos expériences avec le groupe ULTRAMARINE ou l’ONJ d’Antoine HERVÉ par rapport aux musiques vietnamiennes ?
NL : Au contraire d’autres musiques traditionnelles comme en Inde, la musique vietnamienne n’est pas très « riche » au niveau rythmique. L’ONJ mais surtout ULTRAMARINE, c’était l’école du rythme, la mise en place du tempo, toute une rigueur rythmique qui m’a permis d’essayer d’enrichir ou de relier la musique vietnamienne avec d’autres traditions musicales, en particulier africaine.
Histoires modernes d’une tradition
Qu’est-ce qui vous a décidé à « monter » le projet Tales from Viêtnam ?
NL : Cela s’est passé assez rapidement à partir du moment où j’avais l’intention de faire un travail sur la musique traditionnelle du Viêtnam. L’opportunité s’est créée quand André FRANCIS m’a proposé de monter un projet complètement nouveau avec l’idée qui me plaisait pour le festival Présence 95.
Mon idée de départ était d’avoir un orchestre et de trouver un équilibre entre la tradition et la modernité, sur les recherches que j’allais faire sur mes propres racines et le jazz qui m’avait fait devenir celui que j’étais.
Justement, que pensez-vous de toutes ces expériences musicales basées sur ce mélange tradition et modernité ?
NL : Beaucoup de ces expériences me semblent déséquilibrées. Soit la tradition est très forte et la modernité n’est là que pour donner un petit cachet, soit on a quelque chose de très moderne et la tradition est écrasée.
Mon idée était que le chant traditionnel soit vraiment mis en valeur et qu’il puisse y avoir dans la composition des moments d’improvisations aussi fortes et intenses que dans un concert de jazz. Je voulais que mon écriture, mon travail de compositeur et d’arrangeur mettent en valeur les deux parties d’une manière équilibrée et cohérente. Cela n’a pas été facile au début mais c’est devenu vite fascinant quand j’ai trouvé les musiciens et que j’ai pu voir comment chacun apprenait de l’autre.
Comment avez-vous rencontré Huong THANH ?
NL : Il me fallait absolument deux musiciens traditionnels vivant en France et avec lesquels je pouvais travailler de manière directe. Je me suis mis à chercher dans le milieu vietnamien. À une fête qui avait lieu à La Maison du Viêtnam, qui n’existe plus aujourd’hui, il y avait plusieurs artistes qui faisaient un petit tour de chant, dont Huong THANH. Je lui ai proposé de travailler avec moi et elle a accepté. Pour elle, c’était une découverte totale, car c’est une chanteuse issue de la tradition et elle ne connaissait pas le jazz.
Il n’y a pas eu de réticences de sa part ?
NL : Les réticences étaient sur l’origine des morceaux que je lui proposais. On s’aperçoit que chaque musique traditionnelle est ancrée dans la région d’où elle provient. Étant vietnamien de France, jouer un morceau du Sud, du Centre ou du Nord-Viêtnam ne me posait aucun problème. Huong THANH étant du Sud-Viêtnam et née là-bas, elle me disait que cela ne se faisait pas pour une chanteuse du Sud de chanter, par exemple, les musiques du Nord. On a cependant commencé à travailler ensemble. Elle s’est habituée à ma démarche et a fini par accepter d’apprendre à imiter l’accent et le phrasé du Centre ou du Nord. Je pense qu’elle est maintenant fière d’être une des rares chanteuses qui puisse chanter les trois traditions.
Justement, dans vos disques avec Huong THANH, il y a beaucoup de styles de musiques vietnamiennes différentes…
NL : Pour moi, l’idée était de donner une vue la plus large possible de la musique vietnamienne, qui est musicalement riche, de toutes ses régions, de son histoire, et mettre aussi un peu l’accent sur les musiques des différentes minorités. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est la beauté de la musique et ce que je peux faire avec ces traditions.
Concilier les cultures
Y a-t-il des musiques vietnamiennes traditionnelles qui ne peuvent pas se concilier avec le jazz ?
NL : Il y a une musique traditionnelle que j’aime beaucoup et qui est le style préféré de Huong THANH, c’est le « Théâtre rénové » (« Cai Luong »). Dans cette musique, il y a énormément d’improvisation dans le chant et de virtuosité dans l’accompagnement musical. Paradoxalement, je n’ai pas encore réussi à trouver le bon mariage entre le jazz et cette forme musicale, mais j’ y travaille.
Est-ce que vous vous interdisez certaines choses, musicalement parlant, avec les musiques traditionnelles du Viêtnam ?
NL : Je ne m’interdis rien tant que je sens que cela a un sens musical. Il faut qu’il y ait de l’honnêteté et de la sincérité.
Tales from Viêtnam est un disque qui dégage une sorte d’énergie assez brute ?
NL : Ce disque est déterminant pour moi. Il y a un avant et un après. C’était une manière d’exprimer à mes ancêtres ma vision de leur culture et la façon dont je me la rendais mienne. Mais on ne savait pas encore forcément dans quelle direction nous allions. Au départ, je suis guitariste de rock et on retrouve sans doute dans ce disque l’énergie inhérente à ce style de musique. Certains morceaux, comme La Chanson du cheval noir, représentent assez bien cette ambivalence entre la tradition et une modernité assez brute.
Peut-on dire que les deux disques avec Huong THANH sont la suite de Tales from Viêtnam ?
NL : C’est la suite et, en même temps, ce n’est pas tout à fait la même chose. En ce qui concerne les disques avec Huong THANH, j’écris et arrange la musique avec la volonté que ce soit « plus facile » à écouter pour le public occidental. Le jazz est une musique de recherche. Ces disques s’adressent sans doute à un plus large public. Le concept de base est, encore une fois, de faire découvrir avec sincérité et honnêteté la musique vietnamienne à un public qui ne la connaît pas forcément.
Les deux disques de Huong THANH sont plus « zen » que Tales from Viêtnam !
NL : C’est plus « zen » parce que c’est une musique qui la représente plus, qui est plus proche de la musique traditionnelle vietnamienne. Sur ces disques je mets volontairement de côté mon énergie rock pour l’exploiter, par ailleurs, plus à fond sur d’autres projets. J’essaye, de plus en plus, d’avoir un projet différent par « fantasme musical ».
Sur scène, c’est peut-être encore autre chose et quand on joue La Chanson du cheval noir, par exemple, nous retrouvons cette énergie.
Il y a aussi le CD Maghreb and Friends où chante Huong THANH ?
NL : L’idée d’inviter Huong THANH sur ce disque n’est pas de moi mais de Karim ZIAD, batteur de Cheb MAMI et un des membres de L’ORCHESTRE NATIONAL DE BARBÈS. Elle chante sur un morceau qui s’appelle Louanges et sa voix apporte quelque chose de plus à cette composition.
À l’époque, il y avait pour moi certaines limites dans les rencontres entre traditions musicales. Inviter Huong THANH dans un projet concernant le monde de la musique d’Afrique du nord ne me semblait pas une bonne idée. J’avais peur que cela fasse un mélange sans goût et sans finesse comme on en entend souvent dans ce genre d’expériences. Le fait que ce soit Karim ZIAD l’Algérien qui lance cette invitation a tout changé et je suis finalement très heureux du résultat.
Au moment de la sortie de ce disque, on a fait un concert au New Morning. Il y avait beaucoup de Maghrébins dans la salle, c’était très joyeux. Quand Huong THANH est apparue avec son habit traditionnel, il y a eu une espèce de remous dans la salle et des applaudissements avant même qu’elle chante. C’était merveilleux et rien que pour cette émotion…
Trân Quang HAI me disait récemment qu’au Viêtnam beaucoup de jeunes musiciens confondent virtuosité et émotion. Pour vous qui êtes avant tout un musicien de jazz, comment peut-on arriver à concilier une certaine forme de virtuosité avec une sentimentalité propre à la musique traditionnelle vietnamienne ?
NL : La dualité virtuosité/expression est un problème général à toutes les musiques. Je ne me pose pas la question par rapport à mon travail avec Huong THANH qui est une musique basée, avant tout, sur l’émotion. Ce n’est pas une musique de virtuoses sauf peut-être dans quelques morceaux.
J’ai la chance d’avoir pu rapidement dépasser ce problème de virtuosité, et si je fais de la musique c’est pour l’expression et l’émotion que cela apporte.
Réception de la modernité
Votre Viêtnam, c’est celui d’une rencontre et non celui d’une tradition ?
NL : Il y a un constat de base, c’est le fait que je sois né à Paris. Cela conditionne tout le reste de ma trajectoire d’individu et d’artiste. J’ai forcément un distance par rapport à mes racines qui ne sont déjà plus uniquement vietnamiennes. Quelqu’un comme moi doit travailler sur les cultures de son pays d’accueil et sur la culture du pays de ses parents. C’est un travail de recherche et d’étude qui conditionne ma vision artistique du Viêtnam.
Comment les Vietnamiens immigrés (Viêt kieu) reçoivent-ils votre musique ?
NL : Globalement, ils la reçoivent plutôt bien et j’en suis très heureux, même si certains trouvaient cette musique un peu « bizarre » au départ.
Le grand musicologue Trân Van KHÊ a t-il entendu votre musique ?
NL : C’est un grand maître et il se trouve que je le connais depuis longtemps, car c’est un ami de mes parents. J’ai une anecdote le concernant. J’étais persuadé que le disque Tales from Viêtnam n’allait pas lui plaire. En fait, il l’a aimé et en a parlé à mes parents. Ceux-ci, comme tout bons parents vietnamiens, ont organisé une rencontre entre nous. On a écouté le disque ensemble et il m’a fait des critiques ethnomusicologiques extrêmement constructives. Par exemple, sur un morceau plutôt serein que j’avais arrangé de façon assez triste, il m’a expliqué que j’avais fait une note qui n’était pas une note du mode dans lequel se joue habituellement le morceau.
Après cette rencontre, il est venu chez moi et on s’est mis à improviser, lui en chantant d’une manière un peu jazz autour d’un poème, moi à la guitare électrique. Un de ses amis, qui était avec nous, a filmé cette improvisation. Le professeur a montré notre rencontre musicale à un autre grand maître musicien vietnamien, âgé de 75 ans, qui vit à Saïgon. Celui-ci a dit : « C’est super le jazz, je vais faire comme toi ! » et ils se sont mis à improviser tous les deux, comme des enfants !
C’est une histoire magnifique. Sa réaction, plutôt positive, vous a donc surpris ?
NL : Son avis m’était important. Je pensais qu’il allait détester cela. J’ai été agréablement surpris… Pour être libre et sincère dans son expression, il faut oublier le jugement des aïeux et leur dire, ce que je fais maintenant, c’est mon Viêtnam à moi et ce ne sera pas le vôtre.
Réinventer…
Sur une méthode vidéo de guitare, je vous ai vu imiter le son du monocorde sur une guitare électrique. Pensez-vous faire ce genre de choses sur un prochain disque ?
NL : Sur les disques de Huong THANH, il y a déjà Hao NHIÊN qui joue les instruments traditionnels comme la cithare 16 cordes (dàn tranh), le monocorde (dàn bau), le luth, les flûtes en bambou ou les cliquettes à sapèques. Mes apparitions instrumentales sont donc orientées vers le jazz.
J’essaye maintenant de réinventer certaines formes de traditions musicales, du Viêtnam ou d’autres pays, en composant des mélodies proches de ces cultures et en les arrangeant ensuite dans une forme jazz comme dans Tales from Viêtnam ou Maghreb and Friends.
Aimeriez-vous mettre en musique des auteurs vietnamiens plus contemporains ?
NL : Si j’ai la liberté de la composition musicale, pourquoi pas ! Mais en tant que musicien de jazz, je ne suis pas très intéressé par ce que l’on appelle « la variété ». Au Viêtnam, c’est souvent l’unique manière de mélanger la tradition et la modernité. Cependant, au contact de musiciens venus de là-bas comme Huong THANH ou Hao NHIÊN, j’ai compris que cela faisait partie de l’âme du pays et que c’était quelque chose de sincère et de respectable.
Propos recueillis en 2003 et photo 1 par : Frantz-Minh Raimbourg,
avec la participation amicale de : Marion Lemonnier
(Article original publié dans
ETHNOTEMPOS n°15 – septembre 2004)
Site : www.nguyen-le.com