MASSACRE – Killing Time

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MASSACRE – Killing Time
(Fred Records/ReR Megacorp/Orkhêstra)

À la fin des années 1970, il est de bon ton en Angleterre de cracher sur tout ce qui s’est fait d’exigeant et d’expérimental en matière de rock. Le « non-futurisme » règne en despote joyeusement suicidaire. Pour un musicien britannique qui a œuvré dans l’avant-gardisme progressif dans la première moitié des 70’s, l’environnement n’offre guère de possibilités de rebondir. En revanche, New York City est « LE » lieu où se cuisinent les nouvelles expérimentations du rock. C’est l’époque où des genres aussi différents que le punk, le jazz, la new wave, l’improvisation, le dub, le prog, l’électronique et le blues entrent en fructueuses collisions pour générer un nouveau rock underground et avant-gardiste qui fera école. C’est le temps de la « No Wave », de la « Downtown Scene ».

Plusieurs musiciens du continent européen s’y refont une santé artistique en rompant avec tous leurs travaux antérieurs, comme Robert FRIPP, qui enregistre son premier album solo, Exposure, et monte sa LEAGUE OF CRAFTY GUITARISTS ; ou même Daevid ALLEN, qui crée l’avatar gonguesque NEW YORK GONG avec des musiciens du groupe MATERIAL.

C’est du reste deux d’entre eux que découvre Fred FRITH, alors en rupture récente de HENRY COW, lors de sa première venue dans la Grosse Pomme en 1978, à l’invitation de Giorgio GOMELSKY. Ce dernier y organise le « ZU Manifestival », et Fred FRITH y entend un groupe, le ZU BAND, interpréter une version quasi « dance » d’un morceau qu’il avait écrit pour HENRY COW, Moeris Dancing, et qui a atterri sur le premier LP d’ART BEARS. Plus tard, le ZU BAND deviendra le légendaire MATERIAL, l’entité multi-directionnelle du bassiste Bill LASWELL. C’est à lui, ainsi qu’au tout jeune batteur Fred MAHER (il n’a que seize ans), que Fred FRITH – qui s’est entre temps définitivement installé à New York – propose de former un trio, pour répondre à une demande de Peter BLEGVAD (ex-SLAPP HAPPY), qui cherchait un groupe pour assurer la première partie du sien. MASSACRE est né.

Power trio par excellence, MASSACRE combine l’approche expérimentale « in opposition » de FRITH avec les appétences dub et funk de BILL LASWELL et le beat sec et précis de Fred MAHER. De prime abord impensable, l’alchimie a lieu et se fait aussi foudroyante que la carrière du groupe. En dix-huit mois d’existence (février 1980 – juin 1981) et guère plus de concerts (la majorité en Amérique, mais aussi deux (!) dans notre hexagone), MASSACRE a redéfini les perspectives du rock avant-gardiste.

Un unique album, Killing Time, a préservé pour la postérité les flèches abrasives du trio. Enregistré en partie dans un studio de Brooklyn et en partie lors d’un concert à Paris, ce disque contient de nombreuses pièces aussi saillantes que concises. La plupart sont écrites, quelques-unes sont improvisées et nombre d’entre elles sont pliées en deux minutes et des brouettes. D’autres s’étendent au gré du fiel ambiant… Dissonances, tensions et tortuosités se bousculent avec une grande dextérité, les trouvailles sonores fusent, les cassures défilent, les rythmiques jubilent et parfois même des mélodies pointent leur nez.

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Loin de s’égarer dans des jams sans but, les trois « massacreurs » rabibochent atonalité et musicalité avec beaucoup d’inspiration. La guitare de FRITH se découvre un nouveau terrain de jeu qu’elle défriche sans vergogne à la truelle, tandis que la basse de LASWELL cultive en boucles des ronflements et des borborygmes ahurissants.

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Enchaînant atonalités épileptiques (Legs, réminiscent de la LEAGUE OF GENTLEMEN frippienne, Bones), alacrités hypnotiques (Subway Heart, Killing Time, After), angularités labyrinthiques (Aging with Dignity, Surfing), improvisations incendiaires (As Is, la trilogie Corridor/Lost Causes/Not the Person we Knew) et déviances exotiques (Tourism, Gate), Killing Time dévoile un imposant catalogue d’apocalypses grinçantes. La collision entre la complexité du R.I.O., le groove funk et l’alacrité du post-punk bruitiste qui s’y déploie a fait date autant qu’école ; demandez donc aux RUINS, BOREDOMS et autres NAKED CITY ce qu’ils auraient fait sans Killing Time…

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Pendant longtemps, cet album de MASSACRE est resté un « one-shot ». Mais en 1998, FRITH et LASWELL ont remis le couvert, accompagnés cette fois à la batterie par Charles HAYWARD (ex-THIS HEAT) pour de nouvelles explorations sonores moins aigres et urgentes qu’à la première époque, mais manifestement plus durables puisque trois disques ont depuis vu le jour. Mais il s’agit là d’une autre histoire…

Killing Time est ressorti pour la première fois en CD en 1993 chez RecRec, avec l’adjonction de cinq pièces supplémentaires qui mettaient en évidence une approche plus bruitiste, indus et ambient de la musique du trio (You Said, Know, Carrying, Bait, 3 O’Clock, 21st June, Go Down There and Do it). Cette nouvelle réédition Fred Records reprend la pochette de l’édition CD précédente (mais pas celle du LP d’origine, dommage), en a conservé tous les bonus et en ajoute deux autres : l’imprévisible et décapant Third Street, ainsi qu’une reprise poivrée d’un morceau des SHADOWS, F.B.I.

De plus, si vous constatez que les morceaux sont plus longs sur cette édition que sur l’ancienne, ce n’est pas parce que les morceaux ont été rallongés, mais tout simplement parce qu’ils ont été remis à leurs vitesses et hauteurs initialement prévues. Ils ont de même été débarrassés de tout effet de réverbération. Mais qu’on se rassure, cette restauration n’a aucunement altéré les traits incisifs de ce MASSACRE premier jet.

Stéphane Fougère

(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°23 – mars 2008)

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