POIL UEDA – Yoshitsune
(Dur et Doux)
POIL UEDA, Acte II : c’est reparti mon Kiki ! Mesdames messieurs, veuillez regagner vos places, et plus vite que ça ! On espère que vous avez bien profité de cet entracte de quelques mois seulement entre la sortie du premier acte et celle du second et que vous avez mis ce laps de temps à contribution pour panser les plaies de vos neurones, vraisemblablement mis à mal après cette déflagration sonique que fut l’évocation, par POIL UEDA sur son premier album éponyme, de la bataille de Dan-No-Ura, ce chapitre épique du grand classique de la littérature japonaise qu’est le Heike-Monogatari (L’Épopée des Heike).
Comment ça vous ne vous souvenez plus ? Vos neurones ont donc été si endommagés que ça ? Ah ? vous avez raté la première partie et venez tout juste d’arriver ? Ouais, à d’autres ! Dites plutôt que vous avez fait exprès d’arriver en retard afin de vous épargner le drame neuronal que vous aviez senti venir, étant déjà averti des précédents méfaits du groupe POIL, ou bien ayant déjà été exposé aux raucités vocales et instrumentales de Junko UEDA ? Ben, c’est raté ! Votre forfaiture n’aura servi qu’à retarder l’échéance de vos souffrances éternelles… Car si vous vous attendiez à un second acte sur le thème « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants », vous vous êtes pincé le doigt dans les cordes de la biwa de Junko ! Son sourire pervers en coin aurait dû vous avertir…
Résumons donc la fin de l’épisode précédent : le clan des Heike s’est ramassé une sacrée rouste lors de cette bataille navale dans la baie de Dan-No-Ura, et le clan des Genji a installé son pouvoir à Kamakura, sympathique petite bourgade située au bord de l’océan Pacifique, à 50 km au sud-ouest d’Edo, connue aujourd’hui sous le nom de Tokyo. Car oui, – faut-il le rappeler ? – nous ne sommes qu’en 1192, soit au début de cette ère que les historiens ont appelé l’époque de Kamakura. La gigantesque statue de bronze de plus de treize mètres de haut représentant le grand Bouddha Amida que les touristes peuvent de nos jours contempler à Kamakura n’en était alors qu’au stade de projet. Mais je m’égare…
Ce second disque de POIL UEDA poursuit donc l’histoire là où il l’avait laissée dans son premier album. Sauf que, ici, l’action n’émane plus à proprement parler de L’Épopée des Heike. Et pour cause, puisque le personnage principal est le samouraï Yoshitsune, le grand vainqueur des Heike. C’est son destin après la bataille de Dan-No-Ura qui est racontée dans ce « volume 2 », précisément titré Yoshitsune, et on devine qu’il s’inscrit dans une perspective narrative digne d’une tragédie. Le pays est désormais régenté par les Genji, dont le général n’est autre que Yoritomo, le frère aîné de Yoshitsune, et ce dernier lui a juré allégeance. Happy End, alors ? Que nenni !
C’est compter sans les ressorts dramatiques des affaires de famille… Et en l’occurrence, Yoshitsune ne profitera pas de la retraite dorée promise aux héros de guerre. Car Yoritomo suspecte son frère cadet de briguer le pouvoir et ordonne donc de le tuer. Yoshitsune n’a pas d’autre choix que de prendre la fuite ! Nous en sommes là quand débute la première scène de Yoshitsune, Funa-Benkei, laquelle constitue logiquement la pièce d’ouverture du second album de POIL UEDA, et il s’agit d’une pièce maîtresse puisqu’elle est constituée de trois parties enchaînées (les trois premières pistes sur la version CD) pour une durée totale de treize minutes.
Et le moins que l’on puisse dire est que l’auditeur est d’entrée de jeu joliment secoué par le climat quelque peu dérangeant qui est créé par les notes gondolées du satsuma-biwa de Junko UEDA, des voix chorales troublantes, une pulsation rythmique claudicante et des notes de claviers non moins chavirantes. Les choses s’emballent progressivement, avec une guitare basse qui joue au yo-yo, une guitare piquante et la voix impériale de Junko, qui raconte la traversée de Yoshitsune et de son vassal Benkei dans la baie Daimotsu-no-Ura. Et cette traversée n’a rien d’une croisière puisqu’une tempête vient perturber le voyage.
Tout en prodiguant un rock cosmique dégingandé comme ils en ont le secret, les membres de POIL donnent de la voix (chorale) en mode spectral : ce sont les voix des fantômes du clan des Heike qui se rappellent au bon souvenir de Yoshitsune et tentent de le faire sombrer dans la mer. La musique prend une tournure dramatico-horrifique, avec une guitare électrique qui donne des coups de semonce, des claviers qui érigent un mur de sinistrose et les voix spectrales qui se font vindicatives. Celle de Junko ne se départit pas de son flegme contorsionniste en dépit des secousses provoquées par les POILus. Finalement, les prières énoncées par Benkei ont raison des fantômes, qui finissent par se calmer. La tension chute brutalement, fin de la scène.
Changement radical d’atmosphère pour la deuxième scène, Omine-san : Yoshitsune, débarqué à Yoshino (aujourd’hui la préfecture de Nara), y rencontre sa maîtresse Shizuka et lui explique que sa situation est délicate et qu’il doit de nouveau repartir. Les amants se séparent dans les larmes. Le biwa et la guitare égrènent de concert des notes sporadiques, doublées au clavier, en mode blues éploré. La batterie émet un « beat » sinueux, et la voix de Junko UEDA fait écho au déchirement des amants.
La pièce qui suit, Yoshino, évoque le poème rédigé par Shizuka, dans lequel elle épanche ses sentiments. Le biwa s’y ballade nonchalamment sur un fond de grognement synthétique inquiétant. Les voix spectrales réapparaissent, des lignes contrapuntiques, de type gamelan, sont générées par les claviers. Une pulsation rythmique éclopée s’installe. La tension retombe subitement, le biwa et la basse déambulent en apesanteur, des sons parasites viennent perturber cette courte accalmie, la basse se met à pulser, puis c’est de nouveau le calme, mais de ce calme qui prépare les tempêtes. Un groove acariâtre se lève, les POIL génèrent de savoureuses perturbations atmosphériques qui virent à l’orage. La pièce accumule ainsi les « stop-and-go », et c’est la voix et le biwa Junko qui délivrent une coda plus placide, mais non moins inquiétante.
Et effectivement, les amateurs de sons rock bien hargneux et de décibels foutraques vont devoir cuver sévèrement leur cuite avec la pièce qui suit, Ataka, puisqu’on n’y entend strictement que le chant et le satsuma-biwa de Junko UEDA. Oui, dans un disque censé faire entendre une forme de rock expérimental bien allumé et secoué, on a droit à cinq minutes de musique traditionnelle soliste japonaise sans filet ! Et on peut compter sur les sons âcres et râpeux du biwa et la voix tout en acrimonie rentrée de Dame UEDA pour faire de cet « intermède » un séance de « torture garden » inversée pour les oreilles non préparées et guère ouvertes sur les autres mondes. Mais on est aussi là pour ça, non ? (Ceux qui ont non seulement survécu mais aussi apprécié cette pièce auront le droit de se lancer un nouveau et palpitant défi en écoutant l’intégralité de la saga Yoshitsune que Junko UEDA a enregistrée dans son album Satsuma-Biwa, paru sur Ethnomad/Arion. C’est un autre tour de force pour l’artiste japonaise, surtout quand on sait que la pièce Yoshitsune – qui atteint presque la demi-heure – était à l’origine jouée par un ensemble de biwas, et que Junko UEDA l’interprète juste en solo !)
D’autant qu’il est question dans Ataka d’une scène mémorable, qui a notamment bénéficié d’un adaptation cinématographique par rien moins qu’Akira KUROSAWA avec son film Qui marche sur la queue du tigre (1945). Dans cette scène elle aussi porteuse de suspense dramatique, Yoshitsune, Benkei et leurs portefaix doivent passer le poste-frontière d’Ataka (de nos jours la préfecture d’Ishikawa) déguisés en moines pour ne pas être reconnus. Mais c’est compter sans le flair suspicieux du chef des gardes, Togashi. Pour sauver Yoshitsune, Benkei joue à fond son rôle factice de maître religieux et se met à hurler sur Yoshitsune, grimé lui en porteur, et à le frapper de rudes coups de bâton en lui reprochant de ne pas avancer assez vite, bordel de m… ! Le chef des gardes comprend la situation, mais est tellement impressionné par le dévouement que Benkei voue à Yoshitsune qu’il les laisse passer…
La scène finale, Koko, est segmentée en deux parties (les deux dernières pistes sur le CD). Yoshitsune y remercie Benkei de lui avoir sauvé la vie, et Benkei implore le pardon de son maître pour l’avoir frappé. Émotionnellement intense, ce moment est l’occasion pour POIL UEDA de réactiver son artillerie sonique en échafaudant progressivement un mouvement en forme d’ébullition lente mais implacable qui finit par exploser dans la seconde partie, plus épileptique, tout en assurant un certain sens du contrôle dans ce chaos très organisé, et la tension rageuse finit par retomber tout aussi progressivement. Yoshitsune et Benkei poursuivent leur exil à travers le Michinoku (région du Tohoku, au Nord du Japon) dans le froid et sous la pluie, avant que l’aube paraisse en ce jour de février. La pièce s’achève avec un souffle de vent épais et glacial. Les exilés ont traversé des moments difficiles, mais leur détermination reste sans faille.
C’est à peu de choses près ce que doit ressentir l’auditeur une fois parvenu à la conclusion de cet album sans doute plus complexe (juste un POIL!) que son prédécesseur. En retravaillant ce récit épique médiéval en mode rock avant-gardiste radical, POIL UEDA lui redonne une résonance toute contemporaine. Sa dimension émotionnelle et dramatique s’en trouve d’autant plus reflétée dans les aléas du monde actuel que son optique bouddhiste renvoie l’idée de l’impermanence des choses et des vies humaines. Improbable sur le papier, l’alliance entre POIL et Junko UEDA, soit entre deux mondes musicaux culturellement aux antipodes, revêt une cohérence, une pertinence et une force expressive qui promet d’ébranler les certitudes trop rigides.
Stéphane Fougère
Label : https://duretdoux.com/produit/poil-ueda-yoshitsune-2023/