PRÉSENT – This is NOT The End

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PRÉSENT – This is NOT The End
(Cuneiform Records)

Entre la fin de l’année 2023 et le premier trimestre 2024, trois vétérans du mouvement Rock In Opposition et de ce qui fut appelé jadis (à moins que ce fut naguère) les « musiques nouvelles européennes » se sont rappelé à notre bon souvenir en publiant de nouveaux disques dont les titres semblent faire montre d’un optimisme presque outrecuidant au regard de ceux des précédents albums qui les ont fait connaître et cataloguer dans les « musiques sombres, complexes et torturées ». Ainsi, UNIVERS ZÉRO nous a montrés une Lueur, et Thierry ZABOITZEFF (ex-ART ZOYD) nous a ouvert Le Passage. Bon, OK, voir une lueur dans un passage évoque une expérience pas franchement idyllique… Alors pour achever d’entretenir la confusion, le groupe PRÉSENT (qui a intégré le mouvement R.I.O. un peu après UNIVERS ZÉRO et ART ZOYD) a de nouveau répondu… « présent » avec un nouvel album qu’il a cru bon d’intituler This is NOT the End (« Ce n’est PAS la fin »). Ouf ! Voilà qui est rassurant !

Sauf que… « rassurant » n’est peut-être pas le mot qui convient pour qualifier l’univers de PRÉSENT.

Car compte tenu des événements qui ont précédé sa sortie (et à vrai dire l’ont même entravé), cet album doit être considéré comme le point final de cette « grande aventure inhumaine » (pour reprendre le titre d’un album live) que fut PRÉSENT. This is NOT The End est donc l’un de ces « sweet little lies » qui a moins à voir avec ces « fake news » virales qu’avec cet humour noir volontiers cultivé par le groupe durant toute son existence et notamment par son mentor, Roger TRIGAUX. On pourrait même voir dans ce titre un reflet ou un écho au titre du disque de GONG Rejoice ! I’m Dead !. Car de la même façon que ce dernier est paru après la disparition de Daevid ALLEN, This is NOT The End sort après la disparition (en 2021) de Roger TRIGAUX. Mais ce coup-ci, il s’agit bien d’un album posthume. Le groupe PRÉSENT n’envisage pas de continuer sans son « âme damnée ». La fin a donc déjà eu lieu, mais le groupe ne pouvait partir comme ça, sans rien dire. D’autant qu’on savait depuis quelque temps qu’un nouvel album mijotait sur le feu…

Depuis plusieurs années, l’histoire du groupe PRÉSENT a été en quelque sorte concomitante du festival Rock in Opposition de Carmaux, dont Roger TRIGAUX fut le co-organisateur avec Michel BESSET, ancien tourneur du groupe et créateur de plusieurs festivals dans le Sud-Ouest de la France. La « nouvelle génération » du festival Rock In Opposition, qui a connu douze éditions entre 2007 et 2018, a permis à PRÉSENT d’accroître son activité scénique (à une fréquence néanmoins sporadique, mais peut-être un peu moins qu’avant) avec une formation bien plus large que dans les années précédentes, et même de tenter des expériences inédites (revisiter une partie de son répertoire en mode acoustique ; créer une formation XXL avec les groupes ARANIS et UNIVERS ZÉRO) qui ont indubitablement marqué les valeureux festivaliers venus du monde entier (Comment ça, vous ne vous souvenez pas ? Dehors ! Et plus vite que ça !).

Bref, durant ces années, PRÉSENT a pu renforcer encore davantage sa présence dans le milieu plutôt fermé des musiques progressives de pointe, au carrefour du rock et de la musique contemporaine, et se hisser au rang des formations les plus recommandables du genre. Sur le plan discographique, cette période a été de même marquée par la sortie en 2009 du coffret CD+DVD (Barbaro ma non troppo), qui contenait un nouvel album et des archives vidéo. Depuis plus rien d’autre n’est paru, mais Roger TRIGAUX a continué à travailler sur une nouvelle composition qui s’annonçait dantesque.

En interne toutefois, la situation était moins reluisante. L’état de santé Roger TRIGAUX est allé à vau-l’au, et son guitariste de fils a claqué la porte du groupe. Après un passage à vide, PRÉSENT, encouragé par Michel BESSET, a repris son bâton de pèlerin artistique et, après une résidence de préparation, a joué en clôture de la dernière édition du festival Rock In Opposition (déplacé pour la circonstance de Carmaux à Bourgoin-Jallieu, soit du Tarn à l’Isère), durant laquelle il a dévoilé une partie (25 minutes quand même !) de cette fameuse nouvelle composition, alors intitulée 2018.

PRÉSENT étant déterminé à enregistrer un nouvel album, Michel BESSET a lancé fin 2019 une campagne de financement participatif pour l’aider à mener cette tâche à bien. L’année suivante, en mars, les membres du groupe se sont retrouvés en studio en Belgique pour commencer à enregistrer… quelques jours avant que le confinement généralisé ne mette en suspens toute activité artistique pour une durée indéterminée. Puis Roger TRIGAUX, rongé par la maladie, a rendu définitivement les armes en mars 2021, et son groupe est resté sur la touche.

Mais pouvait-on accepter que le destin continue de la sorte à épuiser sans vergogne les forces vives de l’Opposition ? Bien sûr que non. Impossible n’est pas PRÉSENT !

Il a fallu un certain temps pour que Pierre CHEVALIER, claviériste et « porte-parole » du groupe, et Udi KOOMRAN, l’ingénieur du son, parviennent à traiter les données, mettre de l’ordre dans tout ce qui avait été enregistré (Roger TRIGAUX n’ayant guère eu le temps de laisser des instructions…) et à finaliser le tout (mixage, mastering…) pour en faire un disque qui ne soit pas un recueil d’archives mais bien un ultime album digne de son nom. Ainsi, contre vents mauvais et marées gluantes, et autres tracasseries sympathiques ayant engendré reports en retards divers, l’album a fini par voir le jour sur Cuneiform Records, le label américain qui avait déjà publié plusieurs disques de PRÉSENT, manière de boucler la boucle. On croyait que PRÉSENT appartenait définitivement au passé ? Il est là, de retour, même virtuellement, narguant le destin dans les grandes largeurs. Alors This is NOT The End ! Parce que. Na !

Étrangement, cet album a une structure semblable à celle d’un ancien disque de PRÉSENT, C.O.D. Performance (1993). Les deux disques débutent effectivement par une pièce courte (pour du PRÉSENT s’entend, soit moins de dix minutes), suivie d’une pièce de durée moyenne (soit entre dix et quinze minutes), puis s’achèvent par une pièce approchant la demi-heure. Et dans les deux cas, les deux dernières pièces sont en fait les deux parties d’une seule et même composition (Alone dans C.O.D. Performance, et la pièce éponyme pour This is NOT the End).

La comparaison s’arrête là ; car pour le reste, les deux albums sont aux antipodes l’un de l’autre. Là où C.O.D. Performance présentait une version minimaliste du groupe, ne faisant figurer que le père et le fils TRIGAUX aux guitares, percussions et voix, This is NOT The End a été enregistré par une formation « en plan large », c’est-à-dire un septet constitué de Pierre CHEVALIER aux différents claviers (piano, synthétiseur, Mellotron, clavecin, orgue), Kurt BUDÉ (UNIVERS ZÉRO) aux vents (clarinettes, saxophone), Liesbeth LAMBRECHT (ARANIS, ISILDUR’s BANE, OLLA VOGALA…) au violon, François MIGNOT (NI, PINIOL, THE VERY BIG EXPERIMENTAL TOUBIFRI ORCHESTRA) à la guitare électrique, Keith MACKSOUD à la basse, Dave KERMAN aux percussions, et Roger TRIGAUX au clavier et à la voix, sans oublier l’excellent ingénieur du son Udi KOOMRAN, crédité comme membre à part entière, et il le mérite amplement. (Et bien entendu, dans le même ordre d’idées, il faut citer Michel BESSET, qui a pris en charge le management, et sans qui, etc., etc.)

C’est par une ancienne composition de Roger TRIGAUX que débute ce nouvel album, Contre (un titre emblématique quand on se targue de faire du Rock In Opposition). Une première version en avait été gravée sur l’album Live ! de 1995 par une formation en quartet de PRÉSENT (deux guitares, une basse et une batterie). Cette pièce a été jouée de temps à autres dans certains concerts du groupe, sa dernière interprétation ayant été justement lors du concert de la dernière édition du festival Rock in Opposition en 2018. Elle constitue une excellent mise en bouche pour cet album, d’autant que la version ici exposée, similaire à celle du concert, montre des crocs bien plus tranchants et affûtés que la version de 1995.

En fait, cette pièce a été repensée de la cave au grenier. Avec un riff récurrent et des rythmes complexes taillées au couteau d’étal par la basse et la batterie, les claviers épileptiques, le violon acéré et la guitare, aussi saignante qu’hallucinée de François MIGNOT (la dernière recrue en date) génèrent une fièvre métallique bien épaisse et suffocante tout au long des huit minutes, à peine calmée par un passage plus aéré, mais pas moins sulfureux. Roger TRIGAUX y intervient pour réciter des extraits du poème Contre de Henri MICHAUX qui sied merveilleusement à l’univers du groupe. Il faut l’entendre déclamer de sa voix, plus sépulcrale que jamais, « Glas ! Glas ! Glas sur vous tous, néant sur les vivants ! » « Je contre, je contre, je contre et te gave de chiens crevés ! », le tout garni de rires sardoniques, pour déjà sentir les poils de la conscience se mettre au garde-à-vous ! PRÉSENT ne prend pas de gants, il cogne de ses mains fortes et velues là où ça fait forcément mal aux certitudes, rappelant au passage que l’art est moins un miroir qu’un marteau.

Puis vient la fresque attendue This is NOT The End. Surprise : on n’y entre pas par la porte d’entrée habituelle, mais par la porte de derrière. Comme on l’a dit plus haut, cette composition épique à souhait est formée de deux parties ; et sur le disque, histoire de prouver que PRÉSENT se rie des convenances et de la logique la plus élémentaire, c’est la seconde partie qui est placée avant la première. Encore un effet secondaire de ce fameux « poison qui rend fou » ? Peut-être, mais ce choix répond aussi à une autre logique qui découle de la nature même de cette Part 2, laquelle crée un saisissant contraste avec ce qui a précédé.

Cette partie nous fait effectivement entendre un PRÉSENT dépecé de sa structure rythmique rock pour endosser les habits d’une formation de musique de chambre contemporaine et évolue dans une structure cyclique aux éléments répétitifs. Clarinette basse et violon baguenaudent à loisir, suivis par une guitare électrique qui serpente perversement, tandis que les claviers génèrent par intermittence une toile de fond « chorale » bien lugubre. La basse, le clavecin et les percussions poussent tout ce beau monde au cul pour une marche aux mouvements plutôt irréguliers, façon danse des spectres cadencée de surcroît par des anhélations insistantes dans les dernières minutes.

On aurait aimé vous dire que, après la déferlante Contre, les atours « chambristes » de la Part 2 de This is NOT The End apporte plus de légèreté, mais ce n’est pas vraiment le cas. Elle génère en fait d’autres formes de malaises.

Vient alors la retardataire Part 1 de This is NOT the End qui, à elle seule, dure plus longtemps (26’30) que les deux pièces précédentes. Elle-même est constituée de deux sous-parties (non découpées sur le CD, mais il y a clairement une pause, un silence aux alentours de la onzième minute). C’est la même pièce que les festivaliers du dernier Rock In Opposition France Event avaient pu écouter sur scène et qui était alors titrée 2018, mais elle apparaît ici avec des arrangements encore plus ciselés.

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Les premières minutes sont ponctuées par un leitmotiv de piano, deux notes graves répétées jusqu’à satiété qui installe une ambiance glaciale. Les autres instruments à cordes et à vent volent subrepticement autour de cette chape de plomb. Mais c’est au moment où on s’y attend le moins que cette ambiance mi-figue, mi-raisin est bousculée par des jets d’acidité électriques intermittents et des sursauts percussifs autrement crispants. La voix de Roger TRIGAUX, plus outre-tombale que jamais, se fait annoncer par un rire nerveux, et assène quelques stances macabres extraites du Cœur révélateur de cet autre bout-en-train de poète qu’était Edgar Allan POE. « J’ai entendu bien des choses de l’enfer » assure-t-il, et on veut bien le croire…

Bientôt, des ponctuations plus orchestrées criblent cette ambiance mortifère, basse, batterie, guitare et piano se réveillent dans un sursaut d’adrénaline tétanisant. Tout ce beau monde se bouscule à loisir, comme des créatures animales cherchant à faire trembler leurs cages de leurs assauts asymétriques, disharmoniques, dissonants. Puis, c’est l’arrêt sur image… de désolation, bien sûr. Les doubles notes de piano reviennent pointer leurs truffes venimeuses, la clarinette entonne une complainte, d’autres notes de piano se contorsionnent, le violon grince gentiment à l’arrière-plan, la guitare électrique frissonne… On est comme en mode aléatoire, et l’ensemble s’étire, s’étire…

Puis la basse et la batterie font entrer une pulsion rythmique plus « groovante », la guitare vagit avec plus de conviction, claviers, cordes et vents larguent leurs amarres, et le groupe au complet s’envole vers un rock de chambre contemporain gonflé aux amphétamines, charnu et labyrinthique, avec des « stop-and-go » jouissifs et des riffs jubilatoires, jetant ça et là des embryons de thèmes déjà entendus quelque part, emportant l’auditeur dans une transe chtonienne apte à dissoudre les derniers reliquats de contrôle rationnel qui pouvaient encore subsister. On entend Roger TRIGAUX ricaner nerveusement, et le tintamarre s’effiloche à son tour.

Les doubles notes graves que l’on croyait disparues persistent à faire entendre leur râle, mais se dissolvent finalement dans des échos de clarinette basse et des nappes synthétiques qui embaument âprement le paysage de leur souffle glacial.

Cette fois, c’est vraiment la fin. Et on comprend pourquoi c’est la Part 1 qui clôture l’album plutôt que la Part 2. Comment survivre après une telle débauche de sensations fortes ?

Il faudra plusieurs écoutes, même au fan le plus endurci, pour parvenir à domestiquer cette pièce montée qu’est This is NOT The End, et il n’est pas certain qu’on puisse y parvenir. Telle est de toute façon sa raison d’être. On n’en arrivera pas complètement à bout, parce que This is NOT The End ! Et on y retournera parce que la répétition y est appuyée comme jamais elle ne l’a été dans PRÉSENT. Une écoute en mode « repeat » s’impose donc, quitte à ce que ces modes répétitifs engendrent encore plus de crispations, ou de vertiges…

Signalons pour finir que la photo qui sert d’illustration de pochette à ce disque devrait être familière aux fidèles festivaliers du Rock In Opposition France Event de Carmaux qui ont naguère (à moins que ce ne soit jadis) pris le temps de visiter le site aux alentours de la Maison de la musique, qui accueillait le festival, et auront reconnu cette gigantesque roue dentée du Parc des Titans provenant des anciennes machines de l’époque minière. C’est assurément un emblème de choix pour PRÉSENT, dont la noirceur métallique de surface fait écho à la noirceur mécanique des mines de Carmaux.

Roger TRIGAUX aurait certainement été satisfait du travail accompli par son groupe sur cet album. On aimerait lui dire qu’il peut désormais dormir tranquille, mais on sait qu’il ne dormira jamais que d’un œil et que son ricanement continuera de hanter nos consciences en phase d’endormissement. This is NOT…

Stéphane Fougère

Label : www.cuneiformrecords.com

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