SENYAWA – Sujud
(Sublime Frequencies / Orkhêstra)
Réduire le monde à néant pour mieux y retourner après s’être prosterné face contre Terre et avoir proféré de sépulcrales conjurations envers les esprits du sol et louer leur existence dans l’univers, le tout en moins de quarante minutes, tel est le processus à l’œuvre dans Sujud, le nouvel album du duo indonésien SENYAWA, qui défie toute catégorisation.
N’allez pas croire à une harangue cul-bénite débitée par un quelconque fou de Dieu, il s’agit ici d’incantations exorcistes destinées à relier l’humain à sa Terre, à la nature. Loin de tout angélisme new-age, SENYAWA réveille des forces enfouies avec les moyens du bord, à savoir des vocaux extrêmes et contrastés émis par Rully SHABARA et un instrument artisanal fait en bambou et avec des outils agricoles indonésiens pour Wukir SURYADI, justement nommé le « Bambu Wukir ». SENYAWA, c’est la ruralité et le primitivisme appliqués à une démarche avant-gardiste. Le nom du groupe évoque du reste un composé chimique. Amateurs de produits manufacturés et policés, passez votre chemin.
Pour SURYADI et SHABARA, l’aventure a commencé en 2010 au Yes No Klub, à Yogyakarta, où ils se sont mis à jammer ensemble et se sont trouvés une volonté commune d’explorer plus avant leurs capacités instrumentales et vocales. Ces dernières empruntent à des éléments traditionnels mais génèrent un univers sonore versant autant dans le doom psychédélique que dans le thrash-metal-folk.
Cette voie leur a valu de croiser le fer sur diverses scènes asiatiques, australiennes et européennes avec d’autres aventuriers de l’extrême comme Keiji HAINO, Stephen O’MALLEY, Damo SUZUKI, David SHEA, Bae Il-DONG, Yoshida TATSUYA, Joel STERN etc., et d’enregistrer des albums et des EP avec Kazuhisa UCHIHASHI, Arrington De DIONYSO, Charles COHEN, VIALKA et MELT-BANANA. De plus, la caméra du réalisateur français Vincent MOON les a suivis toute une journée et filmé leurs improvisations, le tout étant consigné dans le documentaire Calling The New Gods (également le titre d’un EP paru sur le label belge Okraïna début 2018).
Le premier EP de SENYAWA s’ouvrait sur la pièce Tanah, terme provenant du bahasa (langue indonésienne officielle) et qui fait référence à la Terre, au sol, au terreau. C’est encore ce thème que l’on retrouve tout au long de Sujud, quatrième LP du groupe après Acaraki, Menjadi et Brønshøj (Puncak), et le premier pour le label Sublime Frequencies, dont la renommée internationale devrait permettre de répandre plus loin la parole du duo.
Et cette parole se consacre en priorité à l’expression du lien entre la nature et l’humanité, une dualité reflétée dans l’esthétique sonore voix et instrument à cordes explorée par Wukir SURYADI et Rully SHABARA. Il est question dans Sujud de respect et d’humilité envers les esprits de la Terre, et les pièces ont l’allure de prosternations (« sujud ») rituelles et d’odes méditatives traversées et criblées de pulsations rustiques, de vibrations souterraines, de tensions refluantes.
Sujud s’ouvre ainsi sur Tanggalkan Di Unia, où SHABARA récite un mantra avec un timbre grave façon moine tibétain, tandis que SURYADI projette des jets d’électricité brumeux et des giclées électroniques qui installent un climat rituel intrigant et subjuguant faisant quelque peu penser aux univers de RAKSHA MANCHAM et de PHURPA.
Sur le morceau éponyme qui suit, SURYADI superpose avec son seul instrument des sons de sitar, de vielle grinçante et de guitare basse tandis que la voix de SHABARA s’immisce dans les interstices, psalmodiant en bahasa, passant du souffle sourd au cri étouffé, avec des effets de spatialisation qui donnent l’impression d’errer ou de tournoyer dans d’immenses catacombes, réelles ou mentales.
À ces longues litanies chargées d’âpres vibrations se combinent des performances plus resserrées, voire atomisées en moins de deux minutes qui font résonner de sombres échos de « sépulcralité » nucléaire (Terberkatilah Tanah Ini) ou de rugosité fébrile (Kehendak). Si Penjuru Menyatu génère des émanations de psychédélisme délétère, Kebaikan Tumbuh Dari Tanah enfonce le clou d’un doom-folk caverneux et assourdissant, avant que Kembali Ke Dunia ne fasse monter la pression avec son riff abrasif et répétitif sur lequel une voix murmure, grommelle, profère des onomatopées en boucle. Cette marche soutenue prépare le terrain pour une explosion qui ne viendra pas mais elle aura eu le temps de secouer les corps et les consciences.
La musique de SENYAWA est celle d’un volcan (ce n’est pas ce qui manque en Indonésie) dont les soubresauts sont ausculptés au millimètre, on y sent quasiment la chaleur de la lave, on y entend les craquements de l’écorce terrestre, on y perçoit des reflets lumineux dont on ne sait trop s’ils viennent d’en bas ou d’en haut…
Si à première écoute on aurait tendance à y voir une « musique venant d’ailleurs », on réalise en s’y concentrant qu’elle est en fait une musique d’ici, émanant de « notre bonne vieille Terre » comme d’un fond ancestral à l’intérieur de nous, rappelant l’existence d’un couloir magnétique reliant le substrat humain aux profondeurs de son environnement. La méditation qu’elle induit ne peut qu’être dérangeante mais terriblement addictive. Si elle adopte les contours d’une cérémonie de magie noire, elle n’en profile pas moins les élans d’un exorcisme nécessaire permettant de se relier à l’universel. Une prosternation sur des charbons ardents, ça vous dit ?
Stéphane Fougère
Site : http://senyawa.tumblr.com/
Page : https://www.sublimefrequencies.com/
Label : www.sublimefrequencies.com
Distributeur : www.orkhestra.fr