SOFT MACHINE
Backwards, une rétrospective live
(3e Partie : Second Semestre 1970 –
Premier Semestre 1971)
Ce troisième volet de notre dossier tripartite consacré aux publications d’albums live de SOFT MACHINE durant les années 1969-71 est centré sur les enregistrements de concerts provenant du second semestre de l’année 1970 et du premier semestre 1971, jusqu’à la date fatidique du départ de Robert WYATT.
À la fin du deuxième volet de notre dossier, nous avions laissé SOFT MACHINE, redevenu un quartette (Mike RATLEDGE, Elton DEAN, Hugh HOPER et Robert WYATT) depuis avril 1970, au moment où sortait son double album Third, paru en juin 1970. Les cinq mois qui ont précédé cette sortie ont été dûment documentés par plusieurs disques live qui ont notamment permis d’éclairer sur la génèse et l’évolution, en « live » des quatre grandes suites musicales que contient cet album.
Pour le second semestre 1970, les archives live ne sont pas aussi fournies. Il est vrai aussi que SOFT MACHINE a donné moins de concerts et s’est concentré, dès octobre, sur l’enregistrement du successeur de Third, le bien nommé Fourth, qui sortira fin février 1971, soit huit mois seulement après son prédécesseur. Cela démontre bien le haut niveau d’inspiration et de créativité du groupe à cette époque. Comme pour celui de Third, le répertoire de Fourth a commencé à être rôdé sur scène pendant la période d’enregistrement (quatre sessions entre octobre et novembre 1970), et une bonne partie de ce répertoire a été intégré aux deux sets de musique ininterrompue dont le groupe continue à alimenter ses performances live, avec d’autres pièces qui ne seront gravées que dans l’album Fifth ou dans le premier disque du quartette d’Elton DEAN.
Comme on va le voir dans ce troisième volet de notre dossier, la période de janvier à mars 1971 est mieux documentée en archives live de haute qualité sonore puisque constitués de captations radiodiffusées (BBC, Radio Bremen). Suivant le principe déjà établi pour les deux premières parties de notre dossier, les albums live chroniqués dans cette troisième partie sont présentés non selon l’ordre chronologique de publication, mais suivant la chronologie des concerts.
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Backwards Rewind (Post-Scriptum au premier semestre 1970)
Avant de débuter notre partie proprement dite consacrée aux enregistrements live de SOFT MACHINE pour la période allant du second semestre 1970 à la fin du premier semestre 1971, il nous a semblé judicieux de revenir sur une publication récente du label américain Cuneiform Records, un coffret de trois disques (une première pour ce label) contenant les captations de deux concerts de SOFT MACHINE datés du premier trimestre 1970. Du fait de la position chronologique de ces concerts, la chronique de ce coffret aurait dû se trouver dans la deuxième partie de notre dossier, mais celle-ci a été rédigée et est parue avant la sortie de ce coffret. Compte tenu de l’intérêt que présente ce dernier, nous nous permettons d’inclure sa chronique en exergue de cette troisième partie de notre dossier, comme un tardif “détour” en arrière…
SOFT MACHINE – Facelift France & Holland
(2022, Cuneiform Records)
Depuis la sortie en 2006 du CD+DVD Grides, on croyait que le label Cuneiform Records avait fait le tour des archives de qualité disponibles concernant les “années WYATT” de SOFT MACHINE. Et voici que déboule en 2022 ce coffret en forme d’épais digipack comprenant trois disques – deux CD et un DVD – nous permettant de retrouver SOFT MACHINE durant le premier trimestre 1970, soit à l’époque où le groupe tournait en quintette. On se souvient en effet qu’à l’automne 1969 le groupe s’était métamorphosé en septette pour quelques performances live, avant de se résigner à abandonner cette formule manifestement trop coûteuse. Deux rescapés du septette sont cependant restés à bord de la Machine, le saxophoniste alto Elton DEAN et le saxophoniste soprano et ténor et flûtiste Lyn DOBSON, qui ne restera que jusqu’à la fin mars 1970.
Facelift France & Holland ajoute donc sa pierre à la mise en valeur de cette formation en quintette, jusqu’ici documentée par les CD Noisette (Cuneiform Records) et Breda Reactor (Voiceprint) et par le DVD Alive in Paris 1970 (Voiceprint), consacré au concert du 2 mars 1970 au Théâtre de la Musique (la Gaieté lyrique) de Paris, lequel avait été filmé pour l’émission Pop 2, qui l’avait diffusé en deux parties, la première retransmise le 30 avril 1970, pour la « première » de l’émission, et la seconde en juillet. (Voir à ce sujet notre chronique de ce DVD dans la deuxième partie de ce dossier.) Or, c’est précisément ce concert que l’on retrouve dans ce coffret digipack.
De prime abord, on peut se demander pourquoi Cuneiform s’est mis en tête de rééditer une archive déjà publiée par un autre label alors que, jusqu’à présent, il nous avait habitués à sortir des archives totalement inédites. Mais l’importance tant historique que musicale de ce document a poussé le valeureux label américain à en proposer une nouvelle version améliorée de manière à rendre davantage justice à ce concert anthologique.
La première émission Pop 2 comprenait deux morceaux du second set de SOFT MACHINE, alors que la seconde comprenait deux extraits du premier set, moyennant quelques charcutages et raccommodages, comme ces applaudissements du public qui arrivent comme des cheveux (et ils étaient longs à l’époque !) sur la soupe pour « écourter » et enchaîner artificiellement les morceaux. Cela dit, bien qu’ayant été le sujet de deux émissions, le concert, outre qu’il a été diffusé dans le désordre, ne l’a jamais été en intégralité, la durée du programme Pop 2 (30 minutes) ne le permettant pas. (Il aurait fallu une troisième émission !)
Steve FEIGENBAUM (Monsieur Cuneiform Records) a considéré que la captation vidéo de ce concert valait mieux et en propose donc, dans le Disc 2 du coffret Facelift France & Holland, une version restaurée avec une image légèrement améliorée, des couleurs un peu plus vives, et avec les deux sets joués par SOFT MACHINE remis correctement dans l’ordre. Il a fallu pour cela supprimer la présentation de la deuxième émission de Pop 2 par Patrice BLANC-FRANCART et relier les deux émissions par un fondu au noir (en revanche, le générique de la première émission a été préservé, puisqu’intégré aux images du concert).
L’intérêt supplémentaire du coffret Facelift France &Holland est de contenir la captation audio du concert parisien sur le Disc 1. Mais Ian BEABOUT, responsable du montage de ce CD, ne s’est pas juste contenté de « balancer » la piste audio du DVD. Il a aussi utilisé deux autres sources audio fournies par l’INA (qui stockait les archives de l’émission Pop 2) ainsi qu’un enregistrement amateur (source audience) pour gommer les transitions d’un morceau à l’autre parfois abruptes du montage TV, ainsi que ces salves d’applaudissements factices à fort volume.
En conséquence, la version audio du concert est un peu plus longue que sa version vidéo, puisqu’on y trouve les versions de Mousetrap, Noisette et Slightly all the Time absentes des diffusions TV.
Cette entreprise de sauvegarde est certes fort louable, mais il convient pour l’auditeur d’accepter d’écouter un CD dans lequel la qualité sonore est hélas sujette à des contrastes saisissants, alternant l’audio de la source vidéo, de fort bonne qualité, et des extraits d’une source audience, de qualité nettement plus moyenne, digne d’un « bootleg » !
La surprise est de taille pour les oreilles quand on passe de la piste Eamonn Andrews à celle de Mousetrap, de qualité plus… rugueuse, pour ensuite revenir à un son de console sur Backwards. Si la version d’Out-Bloody-Rageous, qui clôturait le premier set, bénéficie heureusement d’une bonne prise de son tout du long, celle de Facelift contient ici et là des « patches » provenant de la source audience qui perturbe un peu l’audition durant l’improvisation de Lyn DOBSON à l’harmonica. Et quand vient Slightly all the Time, on boit la tasse tant la qualité sonore est abyssale. (On entend même le public parler !)
Le temps de s’y faire, et l’on retrouve une meilleure qualité de son en plein milieu de l’improvisation vocale de Robert WYATT ! Celle-ci n’étant pas complète sur le DVD, on en retrouve sur ce CD la partie manquante, soit le début, précédé d’un fragment de Moon in June pour adoucir la transition, mais provenant de la source audience. Pour la dernière piste du CD, (Esther’s Nose Job / Pigling Bland), c’est heureusement de nouveau la source vidéo qui est utilisée.
Malgré ces ajouts, ce Disc 1, totalisant 71 minutes, ne contient pas plus l’intégralité du concert que le DVD du Disc 2. Il aurait fallu pour ce faire intégrer les pièces manquantes provenant de la source audience (le solo d’orgue de Moon in June, le rare 12/8 Theme et le début d’Esther’s Nose Job), ce que Cuneiform n’a pas souhaité faire (il a une réputation à tenir en matière de produits de qualité !). Cela n’a par contre pas dérangé un autre label pirate, London Calling, qui a publié l’intégralité du concert parisien à partir de cette source audience (avec soit-disant un « professional remastering » !) et l’a sorti juste avant le coffret Cuneiform dans une pathétique tentative de lui couper l’herbe sous le pied. Toutefois, les « complétistes » qui n’ont pas froid aux oreilles sont avertis que cet enregistrement audience figure en intégralité sur le Disc 2 du coffret Facelift France & Holland, donc sur le DVD, en bonus de la partie vidéo.
Sans doute conscient des limites de son entreprise, malgré tout assez honorable, de restauration de ce concert diffusé à la télévision française, Cuneiform a ajouté à ce coffret un Disc 3 – soit un second CD – sur lequel on trouve un autre concert de SOFT MACHINE, enregistré le 17 janvier 1970 au Concertgebouw d’Amsterdam, un mois et demi avant le concert de Paris. Autant le dire, cet enregistrement est une belle surprise puisqu’il provient de la console de mixage !
Ce CD débute par un solo de flûte de Lyn DOBSON, suivi d’un solo vocal et d’un solo d’harmonica, joués au beau milieu de Facelift. On devine donc que le morceau est hélas amputé de sa première moitié. Puis nous avons droit à Moon in June (le solo d’orgue), au très rare 12/8 Theme, qui a vite disparu du répertoire (une autre version figure dans le CD Noisette, qui documente le concert donné à Croydon le 4 janvier 1970), à un court solo de batterie de Robert WYATT et à Esther’s Nose Job / Pigling Bland, qui clôturait habituellement les concerts de cette période, avec un solo vocal échoplexé de Robert WYATT.
D’une durée de 44 minutes seulement, ce Disc 3 ne contient évidemment pas le concert complet (il manque le premier set, le début de Facelift et le rappel), mais ne souffre d’aucune déficience de sa qualité sonore. Compte tenu de tous les enregistrements déjà disponibles concernant cette période de SOFT MACHINE, ce Disc 3 n’a plus grand-chose d’inédit à dévoiler mais s’écoute avec plaisir ; il faut le prendre comme un disque bonus complétant le concert parisien puisque, paraît-il, abondance de biens ne nuit pas.
Fin du « détour » en arrière. Retrouvons dès maintenant SOFT MACHINE « live » à partir du second semestre 1970.
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SOFT MACHINE – Live 1970
(1998, Voiceprint)
Cette compilation live nous vient de Blueprint, sous-label de l’ex-empire Voiceprint. L’objet a donc en principe un caractère officiel même si, sous son aspect extérieur, il revêt plutôt la panoplie du parfait bootleg : les titres des morceaux, les noms des artistes et leurs instruments sont mentionnés ; cependant, aucune date et aucun lieu d’enregistrement ne sont indiqués. Les deux extraits de concerts que nous propose ce CD datent de 1970, ont été enregistrés quelque part « en Europe », et basta ! Bravo pour la précision ! La seule chose qui certifie la légalité de la chose est en fait la traditionnelle note de livret rédigée par Hugh HOPPER, mais la mémoire de celui-ci ne semble pas avoir voulu s’encombrer du calendrier.
Quelques éclaircissements s’imposent donc : ce Live 1970 contient des captations de deux concerts, l’un presque complet, et l’autre ne subsistant qu’à travers deux extraits. Le premier est de fort bonne qualité sonore, le second n’a pas la même clarté. Curieusement, c’est avec ces deux fragments de moyenne qualité que débute le CD. Comme argument anti-commercial, il n’y a pas mieux ! D’autant que le CD démarre de plein fouet au beau milieu d’une version de Facelift, ou plutôt ne présente que ses cinq dernières minutes, auxquelles s’enchaîne le fameux segment instrumental de Moon in June habituellement joué lors des concerts du premier semestre 1970, segment qui devait sûrement déboucher sur Esther’s Nose Job, sauf qu’il est coupé avant.
Il semble que ces deux extraits proviennent d’un concert de février 1970, à l’époque où SOFT MACHINE jouait en tant que quintette, mais la singularité de ce concert est qu’Elton DEAN en est exceptionnellement absent, laissant Lyn DOBSON assurer seul les parties de saxophone. C’est donc un solo de DOBSON que l’on entend sur Facelift, mais la brièveté de l’extrait et la moyenne qualité sonore empêchent de se faire une idée sur la valeur de sa performance globale. Quant à l’extrait de Moon in June, c’est surtout Mike RATLEDGE qui est mis à l’honneur en tant que soliste. Bref, ces extraits n’apportent donc pas grand-chose de plus dans la découverte de la musique live de SOFT MACHINE, et valent surtout pour l’aspect anecdotique qui les sous-tend.
Les trois morceaux suivants relèvent la barre en termes de qualité sonore, en plus de remplir plus des trois-quarts du CD. Ils proviennent du concert donné par SOFT MACHINE le 13 août 1970, soit presque trois mois après la sortie du double LP Third. Allez donc fouiller dans votre discothèque : ce concert fut déjà publié en 1988 sur Reckless Records sous le titre Live at the Proms.
C’est ce même concert qui est ici réédité, à ceci près que les trois premières minutes de Out-Bloody-Rageous ont été supprimées. La raison tient à ce que, durant l’introduction du morceau, l’orgue de Mike RATLEDGE émettait de curieux toussements non désirés, obligeant le claviériste à bousculer son instrument à coup de pied pour lui remettre les sonorités en place ! Sans doute quelqu’un, chez Voiceprint, n’a-t-il pas cru bon d’imposer cet incident technique aux oreilles des auditeurs et l’a relégué aux oubliettes pour cette réédition…
Là encore, la mise à disposition de ce concert vaut surtout pour sa valeur historique et l’anecdote qui lui est lié. Ce concert a en effet été donné au très respectable Royal Albert Hall, dans le cadre des « Henry Wood Promenade Concerts » et fut retransmis par la BBC (d’où la très bonne qualité sonore). Qu’un groupe phare du milieu « hippie underground » ait pu se faire programmer dans cet antre de la « musique sérieuse » et officielle relève déjà du surréalisme. Mais quand on sait que Robert WYATT a bien failli rester en dehors de la salle sous prétexte que son accoutrement ne collait pas avec l’étiquette culturelle du lieu (« Il n’y a que de la musique convenable ici » lui a dit le portier), on se demande si l’événement n’était pas qu’une grosse farce ! Mais à en juger par les applaudissements nourris que recueille le quartette à la fin de sa performance, il faut croire que SOFT MACHINE a été accepté dans la sphère des élites musicales !
Le concert en lui-même, en plus d’avoir été réduit à un seul set, n’est pas nécessairement le plus extraordinaire que le groupe ait pu donner, mais au moins s’écoute-t-il sans effort. Classique et prévisible, le set est donc formé d’Out-Bloody-Rageous qui, dans sa version intégrale de Live at the Proms, dure près de douze minutes, comme c’était le cas habituellement à cette période, mais se retrouve réduit sur ce Live 1970 à moins de neuf minutes. Il est suivi par Facelift, dans une version par contre nettement plus courte que celles jouées au printemps 1970, puisque réduite à onze minutes (mais cette fois sans coupure post-enregistrement). Le set s’achève par la traditionnelle pièce de résistance finale, Esther’s Nose Job, qui s’étale sur un bon quart d’heure. (Mais on a connu des versions plus longues…)
Détail singulier spécifique à cette édition : le titre Esther’s Nose Job n’est pas mentionné sur la pochette arrière du CD, ni dans le livret, mais en revanche les titres de ses sous-parties le sont (Pig, Orange Skin Food, A Door Opens and Closes, 10:30 Return to the Bedroom) ! On remarque aussi que, sur le CD, ces sous-parties font l’objet de pistes distinctes (y compris pour Pigling Bland et Cymbalism, qui ne sont pas mentionnés sur la pochette), ce qui permet de repérer les moments où elles sont censées commencer et terminer et leurs durées respectives, en lieu et place d’avoir une seule piste de quinze minutes, comme c’était le cas sur l’édition Live at the Proms.
Bref, si vous n’avez pas le CD Live at the Proms, ce Live 1970 vous permettra de compléter avantageusement votre discographie live de SOFT MACHINE . Si vous l’avez déjà, il vous appartient en votre âme et conscience de décider si les deux fragments d’un autre concert valent la peine d’investir dans cette édition. (Sachant que, depuis, le concert aux « Proms » du Royal Albert Hall a été intégré dans une réédition remastérisée en double CD de l’album Third en 2007 !)
SOFT MACHINE – Live on Henie Onstad Art Centre 1971
(2009, Reel Recordings)
Quand arrive le mois de janvier 1971, SOFT MACHINE a terminé l’enregistrement de son album Fourth depuis fin novembre, et Robert WYATT a fondé le mois suivant un groupe parallèle éphémère, SYMBIOSIS, avec Gary WINDO, Keith TIPPETT, Mongezi FEZA, Roy BABBINGTON et Steve FLORENCE. Mi-décembre, le temps d’une session BBC, SOFT MACHINE a dévoilé un peu de son nouvel album en jouant Virtually et Fletcher’s Blemish. Les concerts reprennent sporadiquement pour la Machine molle en janvier 1971 au Royaume-Uni, en France et en Belgique, présentant généralement et comme à l’accoutumée deux sets de musique ininterrompue.
Le répertoire scénique a été grandement modifié par rapport à celui de l’année précédente : on y trouve toujours les pièces maîtresses de l’album Third (Facelift, Slightly all the Time, Out-Bloody Rageous) mais dans des versions plus compactes ; les morceaux de l’album Fourth font logiquement leur apparition (Fletcher’s Blemish, Kings and Queens, Teeth, et seulement une portion de la pièce épique Virtually), de même que des pièces pour l’heure inédites sur disque, mais qui seront plus tard enregistrées en studio pour l’album Fifth (All White, Pigling Bland) ou qui atterriront sur le premier disque du quartet d’Elton DEAN, Just us (Neo-Caliban Grides). En conséquence, des morceaux plus anciens comme Esther’s Nose Job ou We Did it again ont tiré leur révérence.
L’album Fourth sort le 28 février 1971. Ce jour-là et depuis la veille, SOFT MACHINE donne deux concerts en Norvège, à Bærum, près d’Oslo, dans l’Høvikodden Arts Centre, un musée dédié aux arts contemporains. Le second concert a fait en 2009 l’objet d’un enregistrement publié – une fois n’est pas coutume – par l’éphémère label Reel Recordings, fondé par le producteur et ingénieur du son Michael KING, grand fan et ami de Robert WYATT et qui a notamment écrit sa biographie Wrongs Mouvements. On trouve dans le catalogue de ce label de notables pépites canterburyennes versant jazz, notamment des archives inédites de Kevin AYERS, Lol COXHILL, Elton DEAN, Keith TIPPETT, Ken HYDER, SOFT HEAP, etc.
Ce Live on Henie Onstad Art Centre 1971 est la seule contribution de Reel Recordings à l’exhumation d’archives live de SOFT MACHINE. S’agissant d’un double CD, le concert a été restitué en intégralité et bénéficie de plus d’une prise de son remarquable en stéréophonie ambiante, bref le must du must. Chaque instrument est clairement audible et jouit d’une définition sonore épatante, à tel point qu’on croirait que les musiciens – au demeurant en bonne forme ce soir-là – jouent juste devant nous.
Tout ce confort d’écoute, d’autres publications nous l’ont déjà offert concernant cette période de concerts du groupe (Windsong puis Hux avec BBC in Concert 1971, et Cuneiform avec Virtually). Par conséquent, ce nouveau live, à la fois en termes d’intérêt historique et de qualité sonore, ne peut que faire aussi bien que ceux-ci, mais pas mieux en dépit de tous ces atouts. Il y a peut-être un changement dans la set-list du concert qui conférerait au contenu un intérêt supplémentaire ? Point du tout, c’est la même que sur Virtually.
Du reste, ce qui pourrait faire tiquer le consommateur, c’est qu’aucune indication de set-list ne figure sur le digipack, ni sur la couverture verso, ni sur les volets intérieurs. Chaque CD présente un set continu de compositions/ improvisations, comme le groupe avait l’habitude de le faire, et le plus étonnant est qu’aucun CD n’a été indexé de manière à permettre à l’auditeur de se rendre directement à un morceau ou à un autre. Lorsqu’on insère le CD 1 dans sa platine, on en a pour 38 minutes de musique sans discontinuité, tandis que le second CD s’étale sur 55 minutes, rappel compris !
La différence de cette archive par rapport aux autres réside donc dans la présentation de l’enregistrement: faire écouter à l’auditeur deux performances musicales en flux continu dont il ne peut se détacher, et qu’il ne peut artificiellement manipuler.
C’est il est vrai dans ces conditions que le public du Henie Onstad Art Centre a découvert la musique du groupe. L’accent est ainsi mis sur la restitution de l’expérience sonore directe et non trafiquée par des coupes, des raccords ou tout autre montage, on revit vraiment ce qui a été joué sur scène ce soir-là, en « real time ». Et si la technologie du CD avait pu permettre de reproduire un concert d’une heure et quelque quarante minutes sur un seul disque plutôt que sur deux, ç’aurait été l’idéal.
L’autre particularité de cet album est de ne contenir aucun livret (sacrilège !), pour la bonne et simple raison qu’il contient à la place un CD-ROM qui en fait fonction. C’est même d’un vrai petit livre virtuel qu’il s’agit, car il contient :
– une introduction de Michael KING, le responsable du label Reel Recordings ;
– un article sur l’équipement utilisé pour l’enregistrement du concert ;
– un article sur l’avant-garde musicale de l’époque ;
– un article sur les techniques d’amplification employées dans les concerts de SOFT MACHINE ;
– un entretien avec Robert WYATT, Mike RATLEDGE, Hugh HOPPER et Elton DEAN réalisé dans le cadre de la collaboration du groupe avec le BBC Radiophonic Workshop en 1970, où il est question de leurs expérimentations avec les effets électroniques ;
– un article sur les happenings plastiques et visuels créés par Mark BOYLE et Joan HILLS pendant les performances du groupe ;
– un article sur le Henie Onstad Art Centre et son studio ;
– et un article sur les macro et micro-dynamiques dans la musique du groupe, avec analyse en détail des deux sets joués par SOFT MACHINE. C’est le seul endroit où il est fait mention des titres des morceaux interprétés au concert !
De nombreuses photos (forcément inédites) et des musiques en fond sonore de chaque page agrémentent la lecture de ce CD-ROM, bien évidemment rédigé exclusivement en anglais, et de préférence assez technique vu les sujets abordés !
Le label Reel Recordings a donc joué à fond la carte du « document d’archives » transformé en objet d’étude scientifique, faisant de ce double CD l’exemple ultime de ce qui peut être fait en la matière, et où la partie texte rivalise en qualité (et en exhaustivité) avec la partie audio. Il ne manque franchement qu’un DVD ! De fait, bien que paru après de nombreuses autres archives, cet album a tout de même de beaux et inattendus atouts dans sa manche pour attirer le chaland « soft-machinien ». Mais cette démarche éditoriale n’a depuis guère fait d’émules.
SOFT MACHINE (and Heavy Friends) – BBC Radio One Live in Concert
(2005, Hux Records)
Rares sont les enregistrements de concerts à avoir fait l’objet de plusieurs éditions discographiques. SOFT MACHINE peut s’estimer heureux d’avoir eu ce privilège, ayant été enregistré plusieurs fois par la BBC, laquelle avait pris l’habitude à l’époque, de graver des concerts sur disques vinyles afin de les envoyer pour radiodiffusion à des stations étrangères (la fameuse série des BBC Transcription Services). Ces disques à usage « interne » n’avaient pas été conçus pour être commercialisés, mais on a fini par les retrouver comme par miracle sur le marché pirate…
C’est le cas du concert présenté sur ce CD qui, à l’origine, est donc paru en vinyle en 1972 pour du « broadcast only » puis a été très officiellement commercialisé en CD par Windsong International en 1993. Il compte parmi les plus anciennes captations live radiodiffusées de SOFT MACHINE à avoir été publiées en CD, après le Live at the Proms et les Peel Sessions. En 2005, alors que le CD de Windsong est épuisé depuis quelque temps et atteint des sommes astronomiques sur le marché collector, Hux Records nous offre une réédition remastérisée et augmentée d’un morceau bonus. Si donc vous l’aviez auparavant raté, vous avez là l’ultime chance de vous le procurer « en mieux ».
Ce concert, qui a été enregistré le 11 mars 1971 au Paris Theatre de Londres et radiodiffusé dix jours plus tard, est un cas à part dans l’histoire live de SOFT MACHINE puisque, comme son nom l’indique, le quartette soft-machinien classique y est augmenté de plusieurs invités : pas moins de dix musiciens s’activent sur scène ce jour-là pour faire de ce concert un moment exceptionnel. Certes, SOFT MACHINE avait déjà eu l’opportunité de gonfler ses rangs à l’automne 1970 afin de se transformer en septette (voir la seconde partie de notre saga) pendant quelques dates, mais l’intention est ici autre, et est restée de toute façon strictement ponctuelle, un « one shot ».
Lorsque ce concert a lieu, l’album Fourth est déjà sorti depuis quelques jours. Or, pour l’enregistrement de ce disque studio, SOFT MACHINE avait déjà fait appel à quelques invités : Jimmy HASTINGS à la flûte alto et à la clarinette basse, Alan SKIDMORE au saxophone ténor, Nick EVANS au trombone, Mark CHARIG au cornet et Roy BABBINGTON à la contrebasse.
Retirez Jimmy HASTINGS, gardez Mark CHARIG et Roy BABBINGTON, remplacez Nick EVANS par Paul NIEMAN et Alan SKIDMORE par Ronnie SCOTT, ajoutez Neville WHITEHEAD à la basse et Phil HOWARD à la batterie, et vous obtenez les « Heavy Friends », comme les a présentés le célèbre DJ John PEEL en introduction de ce concert (sa présentation, absente du CD paru chez Windsong, a été ajoutée à l’édition CD publiée par Hux Records). C’est du reste avec certains de ces « heavy friends » que démarre le répertoire choisi pour ce concert. Plus exactement, ce concert, présenté comme un concert de SOFT MACHINE version « +++ », ne commence pas avec le quartette officiel.
C’est en fait le quartette d’Elton DEAN, avec Mark CHARIG, Neville WHITEHEAD et Phil HOWARD, et qui sera peu après baptisé JUST US, en écho au premier disque publié par le saxophoniste sous son nom, qui ouvre les hostilités ! Il joue une pièce qu’il enregistrera peu après pour le LP Just us, Blind Badger. Ce thème d’Elton DEAN est étonnamment structuré, mais part quand même en roue « free » à la fin. Pour l’occasion, le quartette y est augmenté par Mike RATLEDGE, qui se fend d’un solo au Pianet somme toute plutôt sobre. (Le claviériste sera de même convié à l’enregistrement live en studio de cette pièce.) Mark CHARIG y fait résonner son cornet de belle manière, et Elton DEAN y impose ses stridences contrôlées. En dépit de la présence d’Elton DEAN et de Mike RATLEDGE, on n’est pas exactement dans l’univers sonore de SOFT MACHINE, mais bien plus dans une certaine forme de jazz telle que l’affectionne le saxophoniste.
Après quelques applaudissements polis du public (qui ne trouvera pas d’autres occasions de se manifester avant la fin du concert, comme le remarque malicieusement Hugh HOPPER dans les notes du livret), le personnel change quelque peu : Mark CHARIG et Neville WHITEHEAD quittent la scène, et Hugh HOPPER et Robert WYATT y font leur entrée. Avez-vous lu entre les lignes ? Cela signifie que, sur la scène du Paris Theatre, il y a désormais deux batteurs, Phil HOWARD ET Robert WYATT ! La situation ne manque pas de cocasserie quand on sait que le premier remplacera quelques mois plus tard le second au sein de SOFT MACHINE (il joue sur la face A de Fifth), avant d’être lui-même remercié peu après !
Le nouveau quintette en place joue une pièce qui figure depuis peu au répertoire live de SOFT MACHINE, Neo-Caliban Grides, qui atterrira finalement, à l’instar de Blind Badger, sur le LP Just us d’Elton DEAN. À présent, les choses se corsent, la musique se fait plus fébrile et le son plus épais avec Mike RATLEDGE qui fait grincer son orgue et Hugh HOPPER qui montre les dents sur sa basse fuzz. Pas de doute, on a retrouvé le SOFT MACHINE qu’on connaissait ! Par contre, la présence de deux batteurs ne fait pas autant de vagues qu’on aurait pu le croire, même si les deux frappent avec générosité, car il est difficile de distinguer leurs jeux respectifs.
Neo-Caliban Grides est suivi sans temps mort par un extrait d’Out-Bloody-Rageous et, à partir de cet isntant, Phil HOWARD ayant lâché ses fûts, on se retrouve avec la formule en quartette usuel de SOFT MACHINE, qui enchaîne les pièces constitutives du second set ininterrompu qu’il a pris l’habitude de jouer à cette époque, à savoir un Eamonn Andrews désormais réduit à deux minutes (contre douze à l’automne 1970), puis All White et Kings and Queens, seule pièce du medley qui n’est pas composée par RATLEDGE, mais par HOPPER, et sur laquelle s’épanche brillamment le saxophone d’Elton DEAN. (À vrai dire, on sent depuis le début du concert qu’Elton DEAN est comme un poisson dans l’eau, au point qu’on jurerait qu’il a pris en main la destinée du groupe !)
C’est l’interprétation des trois dernières pièces du medley, qui confèrent à ce concert une saveur spéciale, SOFT MACHINE y étant appuyé par six musiciens supplémentaires. En conséquence de ce renfort, la version de Teeth jouée à ce concert n’a jamais sonné aussi proche que celle de la version studio sur Fourth, et pour cause, avec tous ces invités ! Outre le retour du cornettiste Mark CHARIG et du bassiste Neville WHITHEAD, Teeth bénéficie de l’arrivée de Roy BABBINGTON à la contrebasse, de Paul NIEMAN au trombone et, plus étonnant, de Ronnie SCOTT. Le célèbre propriétaire du club de jazz londonien sans doute le plus mondialement connu – se fend d’un plus qu’honnête solo de saxophone ténor dans ce contexte musical qui devait être un peu « extra-terrestre » pour lui…
Il n’empêche : avec quatre vents, trois basses, un orgue électrique et une batterie, cette version de Teeth balaye tout sur son passage, ce qui n’est pas rien compte tenu de ses arrangements complexes ! Sur un luxuriant terrain rythmique tapissé par les basses et la batterie, les salves d’orgue de RATLEDGE sont ponctuées par les virulentes hachures des saxophones, trombone et cornet. La même artillerie souligne avec autant d’ardeur les déambulations sinueuses du saxelllo d’Elton DEAN sur Pigling Bland, et tout ce beau monde se met en rang serré et redouble de virulence dans la courte dernière ligne droite, 10:30 Returns to the Bedroom, le final d’Esther’s Nose Job.
Comme annoncé plus haut, le CD paru chez Hux Records contient une pièce supplémentaire par rapport au CD Windsong, il s’agit du rappel « traditionnellement » joué par SOFT MACHINE à cette époque, la section de Slightly all the Time contenant Mousetrap et qui s’achève avec Noisette. La qualité sonore sur ce morceau est légèrement inférieure au reste, mais n’a rien de rédhibitoire, et c’est l’occasion de réentendre le quartette RATLEDGE/DEAN/HOPPER/WYATT au naturel, délivré de surcroît de la pression exercée par ses invités. Dommage que la piste s’arrête avant la fin du morceau…
Remercions néanmoins la BBC d’avoir permis que ce moment d’exception soit enregistré et gravé, et à ces « heavy friends » d’en avoir accru l’intérêt. Évidemment, on peut regretter que SOFT MACHINE n’ait pas saisi ce soir-là l’opportunité de la présence d’invités pour interpréter enfin, en lieu et place de son « second set » usuel, l’intégralité de la pièce Virtually, dont la version studio est elle aussi augmentée d’invités et couvre toute la face B de Fourth. Car à y bien regarder, la contribution des « heavy friends » à ce concert se limite au dernier quart d’heure du medley (avec un Teeth grandiose, cela dit). Sans doute le temps a-t-il manqué pour les répétitions. Mais on se demande encore pourquoi le début du concert a été « vampirisé » par le groupe d’Elton DEAN… Au fond, ce concert exceptionnel a donné l’opportunité au saxophoniste de permettre à son batteur Phil HOWARD de mettre un premier pied dans la « Machine ». Robert WYATT devait peut-être commencer à compter les jours…
SOFT MACHINE – Grides (CD + DVD)
(2006, Cuneiform Records)
Arrivé tardivement sur le marché par rapport aux autres archives de concerts « soft-machiniens » pour l’année 1970, Grides courait le risque de paraître euphémiquement redondant, et surtout inutile. N’en croyez rien. Il se démarque même astucieusement des précédentes publications en prenant la forme d’un album combinant les supports CD et DVD, une première dans l’histoire de la commercialisation des archives live de SOFT MACHINE, ainsi que pour le label Cuneiform Records.
Le concert présenté sur le CD date du 25 octobre 1970 (à Amsterdam). C’est à ce jour le seul concert automnal de l’année 1970 à faire l’objet d’une parution CD, et il comble à ce titre un trou dans la chronologie des concerts « softmachiniens » pour ladite année (faste, on en conviendra !). Et quand on sait qu’en cette fin d’année les performances scéniques du groupe étaient plus rares, dû en partie au fait que ce dernier était alors en train d’enregistrer l’album Fourth, on mesure l’importance de cette publication. Et bien sûr, la prise de son est excellente… une fois de plus avec Cuneiform Records !
L’auditeur a d’autant plus de chance que, des trois concerts effectués par le quartet en octobre 1970 en Hollande, celui d’Amsterdam fut – à en croire le livret – le meilleur. (On n’allait certainement pas nous dire le contraire ; c’eût été anti-promotionnel !)
Que nous apprend donc Grides ? D’abord que le répertoire du groupe a sensiblement évolué, puisque la set-liste intègre d’ores et déjà des pièces que l’on retrouvera sur Fourth, à savoir Teeth et Virtually, jouées dans des versions embryonnaires ou d’une structure différente des versions studio. Neo-Caliban Grides, une pièce très dissonante composée par Elton DEAN (qui sera enregistrée plus tard sur l’album Just Us de ce dernier) fait aussi son entrée. Eamonn Andrews, dont les versions atteignaient les douze minutes dans les concerts de début 1970, est ici réduit à une citation de 1’30, faisant office de « pont » entre deux autres compositions. Le reste fait la part belle au contenu du disque Third (Facelift, Out-Bloody-Rageous, Slightly all the Time) et à Esther’s Nose Job, dont c’est l’une des dernières interprétations.
On remarque ainsi que des pièces comme Moon in June et Hibou Anemone and Bear, jouées au printemps, ont disparu de la set-list, ce qui signifie que Robert WYATT ne chante plus du tout, dont acte ! Il n’y a pas même une seule improvisation vocale dans ce concert, dont les deux sets figurent en intégralité sur ce CD, y compris le rappel. On se retrouve donc avec un set entièrement instrumental, célébrant la tendance impro-jazz-fusion que l’album Fourth allait entériner début 1971. Avec son alto et son saxello, Elton DEAN illumine le répertoire et le tire irrémédiablement vers le free, mais Mike RATLEDGE n’est pas non plus en reste au piano électrique et à l’orgue « fuzz ». Il est par ailleurs quelquefois soutenu harmoniquement par Elton DEAN à l’autre piano électrique.
Sans voix mais toujours muni de baguettes, WYATT réinvente inlassablement son jeu de batterie, tandis que Hugh HOPPER continue d’impressionner avec ses grondements de basse et ses sorties « fuzz », même si on le remarque peut-être un peu moins, malgré quelques soli affirmés sur Virtually et sur Neo-Caliban Grides.
Bref, la Machine molle continue d’avancer dans la voie qu’elle s’est choisie depuis l’automne 1969, bénéficiant de la détermination, de l’assurance, de l’énergie et même des tensions entre les membres du quartette. Car en coulisses, bien sûr, les relations ne sont pas forcément au beau fixe, et Robert WYATT, à qui on a fait comprendre que sa voix et ses compositions chantées n’étaient plus les bienvenues dans le répertoire, commence à s’ennuyer ferme et à avoir des envies d’ailleurs ! Le dernier volet de sa contribution à SOFT MACHINE n’est plus bien loin…
Comme on l’a dit en introduction, l’album Grides ne se réduit pas à un CD. Un DVD-vidéo lui a été joint en bonus et lui confère évidemment un attrait commercial supplémentaire. Le contenu de ce DVD n’a cependant rien à voir avec le concert présenté sur le CD, puisqu’il contient vingt minutes d’un passage TV du quartet en mars 1971, soit le mois qui a suivi la réalisation du disque Fourth. Ce DVD est en fait directement lié au concert du 23 mars 1971 documenté par le CD Virtually (voir chronique ci-après), puisqu’il a été filmé au même endroit le même jour. À l’époque de la parution de Virtually (1998), la tendance n’était pas encore à publier des DVD musicaux en bonus d’un CD audio ; mais si c’était à refaire, ce DVD serait – pour des raisons au moins chronologiques – bien plus à sa place en bonus du concert de Virtually que de celui de Grides.
Le livret nous précise que la performance incluse dans ce DVD est toutefois différente de celle enregistrée pour la radio. Le set y est cependant identique à celui du second set de Virtually (du moins ses vingt premières minutes), à savoir qu’on y retrouve la fameuse suite (inamovible et récurrente à cette époque) : Neo-Caliban Grides, Out-Bloody-Rageous, Eamonn Andrews et All White (seul nouveau morceau qui sera enregistré par la suite sur le disque Fifth, soit après le départ de Robert WYATT).
S’agissant d’un set filmé pour la TV, la qualité d’image est très bonne, il suffit juste de se réhabituer visuellement à ces effets très datés qui font apparaître les musiciens en découpe sur un fond d’images vidéo psychédéliques hautement bariolées. Par moments, ce sont sur les silhouettes même des musiciens que sont superposées ces effets bariolés, tandis que dans le fond circule des gros plans sur les instruments, l’occasion d’apprécier la dextérité d’un DEAN sur son saxo ou celle de RATLEDGE sur ses piano et orgue. C’est de même un plaisir que de voir le doigté de Hugh HOPPER sur sa basse.
Et enfin, quel grand moment que de voir Robert WYATT frapper ses cymbales et toms à mains nues durant Out-Bloody-Rageous et se lancer dans une de ses pataphysiques improvisations vocales avec effets d’écho. Encore très fréquentes dans les concerts de début 1970, ses improvisations vocales avaient plutôt disparu des concerts de fin 1970 (cf. la portion audio de Grides) et encore plus des concerts de 1971. Mais la perspective d’une captation TV a manifestement et heureusement réhabilité – même si à titre purement occasionnel – cette pratique.
Vingt minutes de film sur SOFT MACHINE, c’est peu mais déjà énorme sur le plan documentaire, surtout quand on sait que ce DVD fut le premier document visuel sur le groupe à paraître officiellement dans ce format. Aymeric LEROY, l’auteur des toujours pertinentes lignes du livret de ce double album laissait entendre que d’autres documents visuels existaient et pourraient voir le jour à l’avenir. C’est effectivement ce qui s’est produit…
SOFT MACHINE – Virtually
(1998, Cuneiform Records / Orkhêstra)
Cet album fut le premier enregistrement « live broadcast » de SOFT MACHINE à paraître sur Cuneiform Records. Le patron de l’audacieux label américain, Steve FEIGENBAUM, lui avait du reste attribué la référence hautement symbolique du n° 100 de son catalogue. Deux ans plus tôt, Cuneiform Records avait publié une première archive du groupe, Spaced, qui contient des montages d’improvisations studio conçu par le groupe en 1969 pour un événement multi-média, et que nous avons déjà présenté dans la première partie de notre dossier tripartite consacré aux archives live de SOFT MACHINE.
Auparavant, les publications de captations de concert de SOFT MACHINE déjà publiées en CD provenaient des archives de la BBC et parus sur des labels affiliés (Reckless Records, Strange Fruit, Windsong…). Avec Spaced et encore plus avec Virtually, Cuneiform relevait donc le défi d’élargir la palette des archives live de SOFT MACHINE tout en livrant des enregistrements de haute qualité qui n’ont rien à envier à ceux de la BBC.
Et pour cause, Virtually contient lui aussi une captation de concert diffusée sur une radio, cette fois allemande : Radio Bremen 2. La qualité sonore y est autrement somptueuse. Ce concert a été enregistré le 23 mars 1971, quelques heures après la vidéo incluse dans le DVD de Grides, et douze jours exactement après le concert de BBC Radio One, SOFT MACHINE & Heavy Friends (voir plus haut).
Virtually donne à écouter SOFT MACHINE à nouveau dans son « quotidien » scénique : le quartet légendaire, au faîte de ses capacités, joue sans la présence de convives.
Au petit jeu de la comparaison entre le BBC Radio One in Concert et Virtually, on s’aperçoit qu’on ne peut jamais préjuger d’un concert de SOFT MACHINE, celui du lendemain pouvant s’avérer fort différent de celui de la veille, eu égard aux larges ouvertures que comprennent les compositions du groupe. Cela se vérifie avec le second set du groupe (celui-là même qui démarre avec Neo-Caliban Grides et qui s’achève avec Pigling Bland), notablement plus long sur Virtually, du fait des étirements opérés sur Neo-Caliban Grides et Out-Bloody-Rageous).
Enfin, pour le même prix, Virtually contient aussi le premier set du concert qui enchaîne Facelift (avec RATLEDGE ET DEAN tous deux aux claviers, le premier à l’orgue, le second au piano électrique), Virtually, Slightly all the Time et Fletcher’s Blemish sur plus d’une demi-heure, ce qui, à l’époque de sa parution (1998), lui conférait un attrait supplémentaire par rapport au CD BBC Radio One Live in Concert publié chez Windsong.
Les Alto sax et saxello volubiles et rayonnants d’Elton DEAN, le piano électrique téméraire et l’orgue visqueux mais mystique de Mike RATLEDGE, la basse sépulcrale et « fuzzement » venimeuse de Hugh HOPPER (qui développe un passionnant solo sur Virtually (Part. 2), la batterie papillonnante et alarmée, les onomatopées en escapade (au début de Eamonn Andrews) et les borborygmes affûtés (sur Fletcher’s Blemish) de Robert WYATT engendrent une entité vibratoire unique qu’aucun clone ne parviendra à égaler, tant sa respiration est imposante. En outre, le quartette y joue (presque) tous les fleurons des albums Third, Fourth et même Fifth, ce qui donne à Virtually un caractère anthologique.
Depuis 2009, Virtually s’est toutefois retrouvé concurrencé par le double CD Live at Henie Onstad Art Centre 1971, qui présente strictement le même répertoire, avec un premier set un peu plus long et la présence du morceau de rappel, Noisette.
Mais chaque fan qui se respecte est censé savoir que, sur scène, SOFT MACHINE ne jouait pas deux fois ses thèmes de la même façon. Dès lors tout enregistrement, surtout de qualité, a forcément un intérêt propre et, entre deux archives même très proches chronologiquement, l’amateur ne choisira pas et se procurera les deux, histoire de bonifier son capital bonheur !
Backwards in summary
SOFT MACHINE – BBC Radio 1967-1971
(2003, Hux Records)
Les enregistrements de la BBC sont une garantie de confort d’écoute et, s’il fallait conseiller un disque en particulier, le double CD The Peel Sessions, paru chez Strange Fruit en 1991, serait une référence idéale. Mais tout perfectionniste qui se respecte ne pourra manquer de faire remarquer les lacunes et les défauts inhérents à cette réalisation : chronologie des sessions non respectées, manque d’indication des sources, des dates, photos sans trop de rapport avec le contenu (où est Robert WYATT ?), etc. Il aura fallu patienter un peu plus d’une dizaine d’années pour qu’une réédition décente de ces enregistrements de la BBC bénéficient d’une réédition exemplaire, repensée et, ô miracle, augmentée de sessions que l’on croyait disparues à tout jamais !
Outre son superbe livret contenant le détail des sources pour chaque session (dates, noms des musiciens…), de nombreuses photos inédites et un texte relatif à l’histoire de ces enregistrements, ce double CD BBC Radio est bien plus qu’un « repackaging » des Peel Sessions de 1991 : il comprend en effet environ 40 minutes de matériel inédit et permet de retracer la tumultueuse évolution, tant historique que musicale, de la Machine molle durant ses quatre premières années, soit « les années WYATT ».
Et ce n’est que du bonheur en perspective puisque d’entrée de jeu, nous avons droit à la session enregistrée par le trio Kevin AYERS, Mike RATLEDGE et Robert WYATT en décembre 1967, soit quatre mois avant l’enregistrement de l’album Volume One. Toute la pataphysique pop fusionnelle du SOFT des débuts est là, dans ces proto-versions de A Certain Kind et Hope for Happiness, des classiques du premier album, ainsi que dans cette version de Clarence in Wonderland, que Kevin AYERS réarrangera pour son album Shooting at the Moon, et We Know What You Mean, morceau jamais enregistré sur LP, si ce n’est à l’état de démo (cf. l’album Jet Propelled Photographs). Cadeau ultime : cette version de Strangest Scene (qui réapparaîtra sur Volume One sous le titre Lullaby Letter), qui n’avait même pas été diffusée sur les ondes à l’époque !
On passe ensuite sans transition à la session de juin 1969 : AYERS a cédé la place à Hugh et Brian HOPPER, et la chanson à l’expérience des points de fusion entre le rock et le jazz, abreuvés par les apports de Karlheinz STOCKHAUSEN et Terry RILEY. C’est l’époque du mythique album Third avec deux piliers du répertoire d’antan : la suite Facelift/Mousetrap / Noisette / Backwards / Mousetrap Reprise et cette « boulversifiante » interprétation de Moon in June pour laquelle WYATT a écrit de nouvelles paroles à la gloire du lieu d’enregistrement ! Puis, c’est un autre inédit de taille qui suit : une proto-version dépouillée d’Instant Pussy (session de novembre 1969), que WYATT réadaptera avec MATCHING MOLE. Ici, il vocalise avec juste RATLEDGE pour l’accompagner. Enfin, c’est le retour à l’esthétique « thirdienne » avec le medley Slightly All the Time / Out Bloody Rageous / Eamonn Andrews, qui clôt le disque 1.
Avec le répertoire présenté dans les sessions du disque 2, SOFT MACHINE, sous la forme du quartette Elton DEAN / Hugh HOPPER / Mike RATLEDGE / Robert WYATT, touche déjà à ses propres limites. C’est l’expérience, ultime pour WYATT, de l’album Fourth, qui accueille la direction free-jazz initiée par Elton DEAN à bras ouverts (la session de décembre 1970 avec, joués pour la première fois sur scène, Fletcher’s Blemish et un extrait de la pièce montée de HOPPER, Virtually). Le batteur/chanteur s’octroie une dernière expérimentation vocale (Dedicated to You But You Weren’t Listening) qui en dit long sur ses divergences musicales, désormais irréconciliables, avec ses petits camarades. La séparation aura lieu un mois après la session de juin 1971.
Pour finir en beauté, le disque 2 nous propose un retour à la session de novembre 1969, avec ce monumental medley (enfin recousu !) Mousetrap / Noisette / Backwards / Mousetrap Reprise / Esther’s Nose Job, joué par l’éphémère mais palpitante formation en septette (avec les bois d’Elton DEAN et de Lyn DOBSON et les cuivres de Mark CHARIG et de Nick EVANS), qui n’avait jamais été documentée sur disque auparavant. Depuis la parution de ce double CD, un autre extrait de concert donné par ce septette est apparu sur un disque de Cuneiform Records, Backwards (voir la deuxième partie de notre dossier). Il n’existe à ce jour aucun enregistrement de concert complet avec cette formation « augmentée ». La session incluse dans ce disque et l’extrait paru dans Backwards sont les seuls témoignages discographiques existants de cette formation.
Quand on sait que, selon Robert WYATT, « le meilleur de SOFT MACHINE ne se trouve que très rarement sur les albums (studio) » (sic), on mesure toute la valeur et l’importance que revêt cette anthologie des sessions BBC, sorte de version live du coffret-compilation Triple Echo. (Du reste, certaines de ces sessions avaient figuré sur le coffret vinyle en question.) Notons de plus que, toujours en 2003, Hux Records a également publié un autre double CD de sessions BBC documentant les années « post-wyattiennes » de SOFT MACHINE (1971-1973), mais cela est une tout autre histoire…
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Ici s’achève notre parcours détaillé des enregistrements live consacrés aux quatre premières années de SOFT MACHINE, caractérisées par une intense activité scénique et un haut degré d’inspiration en matière de défrichage musical, avec ses concoctions et mixtures brassant pop dadaïste, rock psychédélique, jazz déluré, musique improvisée, musique contemporaine et musique répétitive. Les quatre albums studio classiques parus entre 1968 et 1971 n’ont pas tout dit de l’aventure de la Machine molle, ils ne sont que des repères dans une histoire qui s’est autant, sinon davantage, jouée sur scène. Les concerts faisaient fonction de laboratoires dans lesquels la musique s’est construite au fil du temps. Ainsi, on se rend compte, à l’écoute des albums live publiés par les labels Cuneiform Records, Hux Records, Voiceprint et Reel Recordings que nous avons dûment recensés et exhaustivement explores dans notre trilogie d’articles, combien la musique est avant tout une matière en mouvement. Outre leur valeur documentaire, ces disques sont aussi des perles précieuses dont on n’a pas fini de savourer l’éclat.
Article réalisé par Stéphane Fougère
à partir de chroniques parues dans TRAVERSES
et modifiées en 2023
+ deux nouvelles chroniques