Sous le Soleil Zeuhl exactement – AKT II : le festival
[Soleil Zeuhl est un label français créé par Alain LEBON qui, dans les années 2000-2010, a occupé une place importante dans l’univers du rock progressif en général et celui du Rock in Opposition en particulier, puisqu’il assume jusque dans son nom, le développement de la musique Zeuhl, descendance musicale directe du groupe MAGMA. À l’occasion de la tenue du second Festival Soleil Zeuhl prévu début mars 2024 à Paris, RYTHMES CROISÉS vous propose de revenir sur deux moments-clés de l’histoire de Soleil Zeuhl, à partir d’articles parus à l’origine dans la revue TRAVERSES. Dans cette seconde partie, nous revenons en détails sur le premier festival organisé par Alain LEBON et son label à Paris en septembre 2013.]
1998 – 2013 : telle pourrait être circonscrite en dates la « Phase 1 » de l’aventure du label dirigé par Alain LEBON, Soleil Zeuhl, dont la réputation n’a cessé de croître au sein du microcosme des musiques progressives avant-gardistes. 1998 est son année de création, 2013 est celle non pas de sa cessation d’activité, mais de l’organisation de son premier festival de musique « live » qui a eu lieu mercredi 19 septembre 2013 au Zèbre de Belleville, en plein Paris. Son affiche était évidemment constituée de groupes signés par le label. UNIT WAIL, SETNA, SCHERZOO et NEOM furent les heureux pionniers de cette soirée de festival. Ils ont pu ainsi se faire connaître « de visu » d’un public qui, au mieux ne les avait écoutés que sur disque, ou au pire n’avaient jamais entendu parler d’eux, puisque leurs occasions de jouer sur scène sont très, très rares.
TRAVERSES/RYTHMES CROISÉS revient sur cet événement exceptionnel, en l’éclairant d’une perspective historique sur l’évolution de cette « musique zeuhl » – révélée au début des années 1970 par un certain Christian VANDER – et en donnant la parole aux quatre groupes choisis pour inaugurer ce festival, ainsi qu’à son organisateur.
Annoncé en priorité sur le Web, sur certains sites de musiques progressives et sur les réseaux sociaux afférents, le festival Soleil Zeuhl a été honoré par un public constitué de treize nationalités différentes. Présenté sous cet angle, on pourrait parler de festival de renommée internationale. En un sens, c’est le cas. Les amateurs des musiques présentées dans le catalogue de Soleil Zeuhl vivent bien aux quatre coins du globe.
Mais quand ils se retrouvent en un même lieu pour célébrer le premier festival Soleil Zeuhl le temps d’une soirée où sont programmés quatre groupes signés par le label, ça donne… une centaine de passionnés du genre. Une centaine… Faut-il dire « Seulement ? » ou « Quand même ! » ? En tout cas, on parle bien de musique « underground » !
La tenue d’un tel festival, thématiquement très orienté, était un pari fou, une lubie insensée, un suicide financier. Mais il a eu le mérite d’offrir une vitrine de choix à un mouvement musical qui, sans cela, ne bénéficie d’aucune exposition médiatique et a fait figure d’opportunité inespérée pour les groupes qui pratiquent cette musique.
Cependant, nous ne cherchons pas à dire que le label créé par Alain LEBON est le canal exclusif par lequel cette musique assure sa pérennité. D’autres productions Zeuhl se trouvent sur d’autres labels, comme Cuneiform Records aux États-Unis, Musea en France ou Altrock en Italie. Depuis 40 ans que s’est répandue cette musique Zeuhl, les réalisations discographiques se sont faites légion. Par contre, les apparitions scéniques de leurs géniteurs ont été plus aléatoires, voire quasi inexistantes dans certains cas. Et quand on ne joue pas, qu’on ne se représente pas, on n’existe pas. Car le disque ne suffit pas à valider une existence. Il n’est qu’une trace de parcours. Encore faut-il permettre à celui-ci d’être tracé. En organisant un festival, Soleil Zeuhl est donc passé à une étape supérieure, et pas des plus faciles : montrer que ces propositions musicales sont vivantes et qu’elles se conjuguent bien au pluriel.
● Un soir dans la Zeuhl…
Ce micro-événement qu’a constitué la tenue d’un festival Soleil Zeuhl a été perçu, pour les spectateurs comme pour les musiciens, comme un grand moment à la fois musical et convivial, parce qu’il a donné une visibilité scénique à une musique de pointe qui n’en a aucune dans les médias officiels même spécialisés. Les quatre groupes programmés ce soir-là ne sont pas du genre à aligner les concerts, à vivre « sur les routes ». En fait, trois de ces quatre groupes jouaient même sur la capitale pour la première fois ! Ils sont en général très peu sollicités et ne sont même pas programmés dans des festivals dédiés à ces musiques progressives auxquelles est rattaché, par commodité ou par insondable ignorance, le genre Zeuhl.
Et l’on ne manquera pas de souligner le manque de diffusion de ces musiques et l’impossibilité de les faire connaître à « ceux du dehors », au-delà du cercle forcément restreint de « ceux qui savent ». De ce fait, les acteurs de ce micro-milieu en sont quittes pour organiser et animer eux-mêmes leurs propres rassemblements musicaux, quitte à faire passer ces derniers pour des petites « messes » à l’usage des initiés. Mais il n’était pas interdit aux néophytes de venir s’ouvrir les oreilles, de goûter le rare plaisir d’écouter ces musiques en « live », qui est aussi un bon moyen de capter leur énergie intrinsèque. (D’autant que la console son était excellemment assurée par Udi KOOMRAN, le « mastérisateur » en chef du label Soleil Zeuhl (entre autres !).
Cela dit, en ne programmant que des groupes censés appartenir à la même mouvance, le festival courait aussi le risque de gaver l’auditeur de clichés et de stéréotypes stylistiques que chaque formation pouvait ressasser. Mais une écoute plus approfondie pouvait aussi permettre de réaliser que, si ces formations ont un socle « grammatical » commun, elles ne suivent pas nécessairement ou exactement les mêmes chemins.
En fait, et paradoxalement, pour appréhender avec un minimum d’ouverture la démarche de ces groupes Zeuhl, il ne faut pas les juger à l’aune de leur source d’inspiration majeure (c’est-à-dire MAGMA), face à laquelle ils paraîtront forcément moins novateurs, mais plutôt apprécier la manière dont ils digèrent cette inspiration, la détourne pour exprimer leur propre vision. La marge de manœuvre de ces compositeurs est, somme toute, assez étroite, ballottés qu’ils sont entre l’obligation de respecter les codes signifiants qui permettront au public d’identifier cette musique comme Zeuhl et la nécessité intérieure de développer un univers qui leur soit vraiment propre, quitte à « trahir » ces codes (ou à s’émanciper d’eux, selon le point de vue).
Les quatre groupes programmés lors du premier festival Soleil Zeuhl au Zèbre de Belleville, à Paris, sont tous, à un degré ou à un autre, des « enfants de MAGMA » mais sont bien décidés à ne pas rester sous sa tutelle. Ils incarnent une nouvelle génération de musique Zeuhl en France, et proposent chacun une autre vision de cette musique. Une évocation de ces protagonistes du festival Soleil Zeuhl s’impose à présent.
○ UNIT WAIL
C’est à UNIT WAIL qu’a incombé la tâche d’ouvrir le festival. Ceux qui s’attendaient à entendre d’entrée de jeu de la Zeuhl bien classique en auront été pour leurs frais, UNIT WAIL se situant clairement un peu à part des autres formations du festival avec un ancrage plus marqué du côté des musiques nouvelles aux paysages sombres et torturés, comme on dit dans les plaquettes.
Les lecteurs scrupuleux de TRAVERSES se souviennent que nous avions déjà parlé de ce groupe à l’occasion de la sortie de son premier CD, Pangaea Proxima. Celui-ci, paru en 2012, est déjà de l’histoire ancienne puisque Soleil Mutant, sous-label de Soleil Zeuhl, a sorti le second effort d’UNIT WAIL en exclusivité pour le festival. Le set du quintette était donc aux trois quarts constitué de morceaux de cet album. Il est rare qu’un groupe de cet acabit enchaîne les albums aussi vite, c’est dire si le groupe est en pleine effervescence créative et qu’il a pu enregistrer relativement facilement. Ceux qui connaissaient Pangaea Proxima se retrouveront en terrain familier avec son successeur, dénommé Retort. Ceux qui ont raté le premier épisode pourront sans problème raccrocher les wagons avec Retort.
L’orientation musicale d’UNIT WAIL y est strictement identique, revendiquée et réaffirmée, avec un supplément de maîtrise et de maturité dans l’expression d’une certaine rage organique. Même les pochettes des deux disques partagent la même esthétique. Le groupe aurait presque pu sortir ses deux albums sur un double CD. Mais ça aurait sans doute trop rappelé le début de carrière de quelqu’un d’autre…
Le macrocosme sonore d’UNIT WAIL se compose d’une basse grassouillette et sépulcrale, d’une guitare revêche qui montre facilement les dents, d’une batterie teigneuse, de claviers aux parfums d’outre-tombe, ressuscitant des nappes de mellotron ou jetant des gimmicks sci-fi et des chœurs synthétiques genre morts-vivants se promenant au fond d’un marais (à défaut d’un canal, plus coûteux)…
En écoutant UNIT WAIL, on pense moins à MAGMA qu’à du HELDON, du KING CRIMSON, du PRÉSENT avec, fatalement, des pincées de SHUB NIGGURATH, du fait de la présence du guitariste Frank FROMY. Ramassées entre trois et six minutes, les compositions du claviériste Vincent SICOT-VANTALON – aux titres évidemment imprononçables, à moins d’être un expert en langues mortes plus ou moins réinventées – ne font pas dans l’étirement épique, mais plutôt dans le condensé turbulent et chaotique, avec souvent des conclusions laconiques et brutales qui donnent l’impression que la composition du morceau n’est pas achevée. Mais en fait, si. Les morceaux d’UNIT WAIL sont des concentrés Zeuhl-Doom qui évoqueraient des forces antagonistes se tapant sur la gueule sur un champ de bataille en proie aux perturbations cosmiques, sous le regard affamé de divinités souterraines qui comptent les points et font des paris.
Pas toujours confortablement installé sur la scène du Zèbre (les claviers étaient à même le sol, obligeant leurs manipulateurs à avoir les genoux par terre), UNIT WAIL a donc cueilli les spectateurs à froid, avec sa musique qui l’était aussi un peu, au moins parce qu’une partie de sons de claviers étaient apparemment pré-programmés. Et le fait qu’aucun musicien n’ait pris la parole durant le set n’a rien arrangé.
Bref, il fallait plonger dans la musique ou rester au bord du plongeoir. D’autant qu’UNIT WAIL n’a pas fait traîner sa performance. Le responsable du label Soleil Zeuhl, Alain LEBON, avait, dans son discours de présentation, bien spécifié que les groupes ne se produiraient chacun pas plus de 45 minutes, sans rappel possible, ce en raison des exigences d’horaire de fermeture de la salle. C’est en général le premier groupe programmé qui essuie le plus de plâtres et qui doit se sacrifier. UNIT WAIL n’a pas échappé à la règle. En 35 trop courtes minutes, l’affaire était pliée. Vous n’avez pas tout capté ? À la prochaine !
○ SETNA
Venu de Rouen, SETNA avait un avantage sur ses camarades puisqu’il est le seul à avoir déjà joué en Île-de-France. Au moins deux ou trois fois ! Autant dire suffisamment pour passer inaperçu, mais moins que les autres… Le groupe avait de plus sorti son second album quelques semaines avant le festival, et il était attendu de longue date par ceux qui avaient apprécié le premier, Cycle I, paru en 2007.
Le contraste avec UNIT WAIL fut saisissant. Aux mouvements chaotiques et aux paysages opaques de ce dernier ont répondu les horizons rassérénés (mais pas forcément contemplatifs) de la formation rouennaise, qui cultive une Zeuhl autrement plus lumineuse et bienfaitrice. Le titre de leur nouveau CD, Guérison, accrédite cette approche d’une Zeuhl aux vertus thérapeutiques. Le mandala de sable qui apparaît sur la pochette du CD en dit également long sur son approche emprunte de spiritualité.
On aura compris que, pour SETNA, la musique Zeuhl n’est pas une course aux rythmes saccadés et hystériques, ni une foire aux surenchères démonstratives. Elle se veut, au sens fort du terme, un antidote. Comme MAGMA, SETNA considère que l’humanité est la proie de forces obscurantistes qui parasitent son essor. Mais plutôt que de reprocher à l’Homme sa veulerie spirituelle et d’en appeler à la Mort de la Terre, SETNA élabore un programme curatif à caractère philanthropique. Le « Temps de la Haine » n’est plus ce qu’il était, diront les anciens soldats de la Zeuhl…
Et pourtant, SETNA utilise les mêmes armes que MAGMA : une basse saturée, des spirales chatoyantes de Fender Rhodes et une batterie déliée et diserte… diserte, mais pas tapageuse ni proéminente. (C’est ce qui fait toute la différence entre un Christian VANDER et un Nicolas CANDÉ, deux batteurs qui ont en commun d’être les compositeurs principaux de leurs groupes respectifs, décidément une tradition dans le monde de la Zeuhl.) De même, au chœurs véhéments du MAGMA de M.D.K. se substitue chez SETNA une voix unique. Elle était féminine dans Cycle I, elle est masculine dans Guérison, mais avec une forte (et appropriée) ambivalence. Et s’il y avait encore du saxophone à l’époque de Cycle I, Guérison en est exempt, préférant faire proliférer les rasades de claviers au son 70’s. Orgue, mellotron, Minimoog, rien ne manque pour inscrire le propos du groupe dans une esthétique sonore surannée mais qui se veut surtout intemporelle, à la croisée de la Zeuhl magmaïenne et d’un jazz-rock progressif soft-machinien et canterburyen.
Guérison est composé de trois suites. Il y a d’abord Cycle II, qui fait le lien avec le premier opus du groupe et en constitue une sorte de post-scriptum. Plutôt relevé, le morceau synthétise tout ce que SETNA avait précédemment mis en œuvre mais en ajoutant subrepticement de nouvelles couleurs à chaque mouvement : un chant masculin, une clarinette, un vibraphone…
Vient alors la pièce de résistance, Triptyque, qui s’étend sur presque trente minutes. Constituée bien évidemment de trois parties, découpées sur le CD en huit segments, cette composition-phare illustre le nouveau stade d’évolution auquel est parvenu SETNA dans son périple vers la lumière.
Triptyque s’égrène comme un chapelet d’illuminations introspectives tantôt sereines, tantôt agitées, faisant intervenir là aussi beaucoup de couleurs inédites (une guitare 12-cordes, une guitare électrique, une guitare lap-steel, une clarinette…) dans un festival de claviers « old school » : orgue, piano, Rhodes, et le Minimoog de Monsieur Benoît WIDEMANN, s’il vous plaît ! On ne se refuse rien, chez SETNA. Il faut aussi souligner les performances du chanteur, Yannick DUCHÊNE, dont les chants et contre-chants superposés se déploient tels des mantras à la ferveur spirituelle assumée. Quant au duo basse-batterie (Christophe BLONDEL et Nicolas CANDÉ), il ménage ses effets propulsifs avec beaucoup de tact et de finesse. Il ne lamine pas le terrain, il le consacre.
Vient alors le temps de la Guérison proprement dit, ultime suite purificatrice inondée de nappes, de motifs et de chorus de claviers aux vibrations pacificatrices. Toute aspérité sombre est définitivement gommée du paysage, reste une célébration élégiaque de la lumière… (Le disque est complété par deux « bonus tracks » qui sont des prises alternatives de segments des compositions précédentes. Malgré leur intérêt musical, elles dénaturent hélas la cohérence et l’intégrité du disque en tant qu’œuvre artistique.)
La performance scénique au festival Soleil Zeuhl de SETNA a donc consisté à interpréter l’intégrale de Guérison. Cependant, le disque ayant bénéficié de nombreuses contributions externes qu’il eut été délicat de faire venir jouer ce soir-là (la liste des « special guests » du disque dépassant celle de la formation de base et la scène du Zèbre de Belleville n’étant pas particulièrement extensible), le groupe ne pouvait évidemment reproduire son opus tel quel. De fait, les parties offertes aux invités sur le disque Guérison ont donc été amplement comblées par des soli du claviériste Benoît BUGEIA et du souffleur Guillaume LAURENT (déjà présent sur l’album Cycle I).
De plus, SETNA a quand même osé faire venir sur scène quelques invités supplémentaires. Il y eut donc un joueur de lap-steel (Tony QUEDEVILLE), puis, lors de la troisième partie de Triptyque, un second claviériste (plutôt une claviériste), et deux préposés aux percussions (auxquels se sont joints le chanteur et la clarinettiste) pour un grand moment de suspension rituelle où tintaient et résonnaient plusieurs cymbalettes, clochettes et bols tibétains, sur fond de motif de Rhodes passé en boucle.
Pour imposer pareil instant de méditation musicale, il faut vraiment que SETNA ait quelque chose en plus, une différence qui s’affiche sans fard et sans frayeur, une audace visionnaire qui fait espérer que le groupe ne s’arrêtera pas en si bon chemin.
○ SCHERZOO
Il aura fallu du temps à SCHERZOO pour enfin jouer sur la capitale. François THOLLOT est un habitué (voire un adepte) de la patience, puisqu’il lui a également fallu du temps pour constituer un groupe qui a d’abord porté le nom THOLLOPHONIE avant d’être finalement baptisé SCHERZOO, manière pour THOLLOT de ne pas se mettre en avant alors que c’est quand même lui qui compose la majorité des morceaux. SCHERZOO a ainsi permis à François THOLLOT de réenregistrer des pièces de ses premiers albums solo sous une forme plus orchestrée et arrangée, et d’en composer de nouvelles pour une formation bien définie à défaut d’être stable en termes de personnel.
Du reste, il y a encore eu du changement depuis l’enregistrement de l’album 02. Le seul musicien à se maintenir aux côtés de François THOLLOT est le claviériste Jérémy VAN QUACKEBEKE. Tous les autres ont changé, et THOLLOT lui-même a changé d’instrument : de la batterie, il est passé à la basse. Il est vrai que sa faculté « multi-instrumentiste » n’est pas un secret…
Mais globalement la panoplie instrumentale de SCHERZOO est restée la même : guitare, saxophone alto, claviers (synthé et Rhodes), basse et batterie. Rien que de très classique pour une musique qui se situe quelque part entre la Zeuhl, le rock progressif avant-gardiste et la mouvance Canterbury, avec ses motifs obsessionnels qui génèrent une tension progressive et ses changements inopinés de direction, son sens du rebondissement et du contraste qui sculpte des reliefs escarpés.
SCHERZOO est le type même de groupe dont les individualités qui le composent doivent s’effacer au profit d’une vision générale qui conférera à sa musique un profil identifiable, autrement dit une personnalité qui, toutefois, affiche ses références à sa boutonnière.
Pour le festival Soleil Zeuhl, SCHERZOO a développé un set exclusivement constitué de compositions mais que l’on retrouvera dans son troisième album, déjà enregistré. Le groupe a démarré avec des pièces souvent ramassées, de durée moyenne, avant de livrer une composition de dimension plus épique pas moins labyrinthique que les autres. Mais si les compositions étaient inédites, la musique, elle, ne l’était pas foncièrement pour celui qui a suivi SCHERZOO depuis ses débuts.
Tout ce qu’on peut dire est que son inspiration ne s’est pas tarie, ni sa force d’impact, sans perdre de vue qu’on a quand même affaire à une musique sinueuse qui ne se livre pas complètement au premier contact, et dont les contours « agressifs » sont plutôt arrondis qu’anguleux ou éruptifs. Mais à l’arrivée, il est difficile de déceler quel(s) étai(en)t le(s) moment(s) fort(s) de ce concert compte tenu de la très bonne tenue de l’interprétation et de l’homogénéité de l’écriture.
Peut-être aussi qu’une certaine fatigue – à moins que ce ne soit une accoutumance aux fortes doses de musique Zeuhl injectées ce soir-là – ait pu rendre quelque auditeur insensible aux manifestations de puissance sophistiquée que le groupe délivrait à la chaîne… On ne rentrera donc pas dans le débat-tarte à la crème qui consiste à se demander si SCHERZOO fait vraiment de la Zeuhl ou non ; SCHERZOO fait du SCHERZOO… avec des morceaux de Zeuhl dedans, mais pas seulement.
○ NEOM
Dans un festival en proie aux calamités techniques et logistiques, passer en dernier peut présenter le sérieux désavantage de s’entendre dire « vous n’avez droit qu’à un quart d’heure pour jouer ! ». Rien de cela au festival Soleil Zeuhl : le respect des temps impartis pour les performances des groupes précédents et la rapidité des changements de plateau ont permis à NEOM de jouer plus longtemps que les autres !
Singulièrement, c’est le groupe dont la palette instrumentale était la plus réduite. NEOM est en effet l’illustration la plus archétypale du kommandoh Zeuhl : piano Rhodes, basse, batterie, chant et guitare électrique. Un noyau dur, et rien d’autre. Ajoutez à cela que lorsque les membres de NEOM ont débarqué sur scène, l’auditoire du Zèbre s’est vite rendu compte qu’il les avait déjà tous croisés quelque part… Le chanteur et guitariste – et compositeur principal – n’est effectivement autre que Yannick DUCHÊNE, également chanteur de SETNA. Quant à la claviériste (Carole SAUVAGE), au bassiste (William PAWELZIK) et au batteur (Frédéric ZENAÏDI), ils faisaient partie des « special guests » de SETNA ! Comment voulez-vous après ça faire mentir l’adage qui prétend que la Zeuhl est un petit monde (ou une grande famille, ce qui revient au même) ?
Cette sensation de déjà-vu s’est fatalement doublée d’une sensation de déjà-entendu, la démarche de NEOM offrant de fatales similitudes de ton avec celle de SETNA. Les compositions de NEOM cultivent elles aussi le grand format, avec alternance de moments éruptifs et d’instants en apesanteur, et servent en bonne part de piste d’envol pour les déploiements vocaux de Yannick DUCHÊNE, appuyé par le Rhodes de Carole SAUVAGE, dont les échappées sont sporadiques. Compte tenu du minimalisme de la formation, le chanteur est donc le seul soliste.
L’auditeur est ainsi tenu de le suivre dans ses mélopées vocales qui semblent dessiner un parcours tout en spirales hautement tortueuses, traquant l’effet de transe à chaque détour, appelant l’hypnose à chaque recoin et imposant à ses camarades une mobilisation permanente pour maintenir une scansion tout en rythmes impairs et des montées en puissance disciplinées.
À jouer les funambules en pâmoison sur pareilles longueurs, le chanteur est constamment sur la corde raide. Mais quand trois groupes ont défilé avant et qu’une bien légitime fatigue a cette fois dangereusement contaminé la disponibilité de l’auditeur, il est de prime abord difficile pour ce dernier de mobiliser son attention sur une formule musicale qui peut lui paraître un peu trop lâche ou épurée pour faire jaillir le « cri » qui aura raison de sa torpeur. De ce fait, il devient délicat, à ce stade de la soirée, de juger de la performance du chanteur soliste. A-t-on affaire à une oraison méditative ou à un palabre poussif ? Est-on happé par des mantras extatiques ou englouti dans des répétitions creuses ? L’envol est-il laborieux, velléitaire, la tension trop lâche, les contrastes trop flous, l’appel trop filandreux ?
Mais sans doute cette sensation est-elle un passage obligé, car NEOM cherche de toute évidence à définir un champ atmosphérique comme on allume un feu de camp : les flammèches d’abord, l’embrasement ensuite. C’est quand le chant et le clavier s’autorisent une échappée en duo qu’un climat subtil s’installe vraiment en profondeur. Dans la seconde composition épique, le quartette se lâche avec plus d’aplomb. On a même droit à une séquence instrumentale très intense durant laquelle Yannick DUCHÊNE fait rugir sa guitare avec fougue tandis que les autres subjuguent en état d’ébullition. Le groupe a pris ses marques, tracé sa route, parachevé son osmose. On ne le lâche plus et on goûte les points culminants de son incandescente ascension.
NEOM a rempli son contrat de provocateur de transe zeuhlienne dans la plus pure tradition. Vivas, bravos, applaudissements conclusifs et on peut rentrer se pieuter avec un sourire aux lèvres.
● Entretien avec les groupes
Pouvez-vous évoquer les conditions sous lesquelles s’est formé votre groupe et quelle en est la ligne directrice ?
* UNIT WAIL : C’est lorsque Introduction de SHUB-NIGGURATH est sortie chez Soleil Zeuhl que Franck (W. FROMY) et moi avons eu l’idée d’un nouvel album studio. Nous venions de terminer, avec Manu, un projet qui ne pouvait voir le jour, un film amateur noir et blanc de 56 minutes avec un scénario délirant (L’Ombre du réel)… Je leur ai proposé quelques morceaux : Magnetostriction, Ombos, Subdeath, et le projet était lancé. Il ne nous restait plus qu’à trouver une bonne basse et une bonne batterie ; après quelques aléas, Adrian (LUNA) et Philippe (HAXAIRE) sont arrivés et les morceaux se sont enchaînés.
Quand Pangaea Proxima est sorti, nous avons toute suite eu l’envie de faire un deuxième album. Ce Retort nous a permis d’explorer les zones les plus sombres de notre musique. Nous nous dirigeons en ce moment vers des ambiances plus aériennes, toujours très rythmées, mais une lueur inconnue se distingue à l’horizon… Quoiqu’il arrive, la ligne directrice de ce groupe a toujours été claire : faire une musique énergique ou les styles s’entrechoquent dans un certain romantisme ; en quelques mots, imaginer des histoires rocambolesques et les mettre en musique.
* SETNA : Le groupe s’est formé en 2004 (cela fera dix ans en avril prochain) après une période durant laquelle je vivais à Paris et ne me consacrais qu’à la musique de jazz. J’avais à nouveau composé de la musique à tendance « progressive » et cherchais un moyen de la développer avec une équipe motivée dans ce sens. Cela a pu se faire après avoir intégré le groupe de jazz-rock rouennais BADJADA ; cette expérience fut très positive pour renouer avec un jeu musical plus électrique. Suite à la dissolution de cette formation, le noyau dur de BADJADA continua et se transforma peu à peu en la première mouture de SETNA. La ligne directrice pourrait se résumer en ceci : rayonner son être profond et proposer une musique « utile » pour le bien-être et le questionnement positif de celui ou celle qui la reçoit.
* SCHERZOO : C’est en 2005 que j’ai commencé a réunir des musiciens pour jouer les compositions que j’avais écrites et accumulées au fil des années. Plusieurs musiciens se sont succédé, et j’ai moi-même plusieurs fois changé d’instrument, selon les besoins… Nous avons enregistré deux albums en 2011 et 2012 et un troisième est actuellement en cours de mixage.
* NEOM : C’est autour des rythmiques de ce qui allait devenir Arkana Temporis que le projet vit le jour. D’abord trio, le groupe devint en quelques mois une formation stable qui allait permettre la mise au point presque définitive de cette pièce de musique.
À l’évidence, c’était bien la première fois qu’une telle musique jaillissait sous nos doigts. Nous nous sommes naturellement mis à son service et avons enchaîné de longues et nombreuses répétitions. Vinrent les premiers concerts, qui nous éclairèrent sur l’intense partage à l’œuvre avec l’audience présente. En plus des couleurs de musique et instruments employés, certes caractéristiques de certaines influences, être vibrants en musique, authentiques, sans mise en scène particulière, et le partage que nous proposons au public présent lors des concerts, définit ce qui pourrait être qualifié de ligne directrice.
Ayant signé sur le label Soleil Zeuhl, vous êtes bon gré, mal gré, assimilé au courant dit de la musique Zeuhl. Vous reconnaissez-vous dans ce mouvement ?
* UNIT WAIL : Nous ne cherchons pas à faire de la Zeuhl, la musique de UNIT WAIL s’en approche aussi souvent qu’elle s’en éloigne ; mais c’est un honneur d’être assimilé à ce mouvement, et la Zeuhl est toujours une source d’inspiration.
* SETNA : Non. Ce terme est souvent utilisé à mauvais escient, il concerne d’après moi la musique de Christian VANDER et celle-ci uniquement. Peu de personnes connaissent précisément la signification de ce mot et l’utilisent mal. Par ailleurs, les premiers essais de SETNA via une démo qui circulait à nos débuts ont induit le public en erreur sur nos intentions. En revanche, concernant le label, je trouve très intéressant l’idée d’un « Soleil Zeuhl », père d’une lignée de musiciens dont nous faisons bien sûr partie.
* SCHERZOO : Disons que MAGMA fait partie des nombreux groupes qui m’ont influencé, mais je pense que SCHERZOO sonne clairement moins « Zeuhl » que la plupart des autres productions du label.
* NEOM : La musique Zeuhl, c’est la musique de MAGMA au départ. D’après Christian, et si les sources ne sont pas erronées, Zeuhl signifierait « l’Esprit dans la Matière ». Il s’avère que cette musique est devenue concrète par MAGMA, ce qui a ouvert la voie à bien des musiciens et groupes, et cela partout dans le monde. Les musiques de PAGA ou de WEIDORJE empruntent à MAGMA par exemple et s’articulent cependant différemment. On relève souvent dans ce « courant » deux aspects opposés et pourtant liés : l’ombre et la lumière. Parmi les enfants de la Zeuhl, certains ont fait le choix de l’ombre, d’autres la lumière, et d’autres encore explorent ces deux principes. Notre musique est directement liée à l’existence préalable de la Zeuhl, de MAGMA et d’autres, et cependant propose autre chose, où l’on ne nie pas l’ombre, car nous y allons de temps en temps, mais préférons transmettre de l’espérance dans l’aspect lumineux de cette musique. Ce qui ne signifie pas que c’est mieux, c’est juste un choix qui nous correspond en ces temps obscurs. Cela peut un jour changer…
Comment vous situez-vous par rapport à MAGMA ? Quelle a été son influence sur vous ? Y a-t-il d’autres influences qui ont été déterminantes ?
* UNIT WAIL : La basse véloce saturée et la batterie déchaînée omniprésente sont chez UNIT WAIL directement inspirées par des morceaux comme De Futura ou Zombies. MAGMA, c’est la référence pour un jeune groupe de rock prog’ français comme nous. Les influences : KING CRIMSON bien sûr, et aussi le jazz de MINGUS ou d’ELLINGTON… Mais une de nos plus folles sources d’inspiration est certainement cette littérature un peu saugrenue qu’est le réalisme fantastique, avec des auteurs comme Charles Hoy FORT, Aimé MICHEL… C’est de là que nous puisons les histoires pour nos titres.
* SETNA : C’est très complexe d’analyser tout ce qui a pu nous influencer à un moment donné en tant que musicien, j’ai coutume de dire que nous ne sommes que le maillon d’une chaîne, nous recevons d’un côté et nous restituons via notre perception des choses et notre expérience de l’autre. Pour ce qui est de MAGMA, c’est une musique qui a la particularité d’avoir motivé beaucoup de musiciens. Encore aujourd’hui lorsque j’écoute (entre autres) le Live à la taverne de l’Olympia en 1975, je suis toujours impressionné par la créativité, l’énergie déployée et l’intégrité qui s’en dégage.
* SCHERZOO : Je pense que l’influence de MAGMA dans ma musique se ressent surtout au niveau de la section rythmique piano-basse-batterie, et plus généralement au niveau du son et de l’interprétation, mais pas vraiment en matière de composition à proprement parler. Les autres influences déterminantes, oui, beaucoup d’autres : KING CRIMSON, PRÉSENT, UNIVERS ZÉRO, ART ZOYD, SOFT MACHINE, ZAPPA… le rock progressif en général et plus particulièrement les courants R.I.O., Canterbury… des compositeurs classiques : MALHER, DEBUSSY, RAVEL, STRAVINSKY, BACH, MESSIAEN, BARTOK… et aussi dans le jazz et jazz fusion : COLTRANE, MAHAVISHNU, ZORN, METHENY, WEATHER REPORT…
* NEOM : Un peu comme ses enfants, on arrive là 35 ans après… Parmi les influences de leur travail, on y trouve l’audace des arrangements transposés en version électrique. Le lyrisme du baroque, soudainement amplifié, manifeste une puissance sonore jusqu’alors inconnue. Ça ne nous quitte plus, car c’est là une musique que l’on voulait entendre depuis longtemps. Ce qui induit des formats où le temps ne se mesure plus. En pratique, la musique se termine avec la fin de l’histoire….
Toutes les influences semblent déterminantes, au sens où, ayant changé quelquefois de personnel, la musique changeait d’autant. En cela, il y aurait une part d’influences pour la composition et une part d’influences pour l’interprétation.
Comment s’effectue le processus de composition ? Tous les musiciens du groupe y contribuent-ils ? L’improvisation a-t-elle une place importante ?
* UNIT WAIL : Nous partons d’une maquette sur laquelle chaque ligne d’instrument est écrite. Le travail commence par la guitare et la basse ; nous adaptons les lignes, les riffs se précisent et les parties deviennent définitives. Sur cette nouvelle mise à plat, nous enregistrons la batterie, là aussi Philippe a beaucoup de marge pour fignoler ou pour bouleverser les batteries pré-existantes. En tout dernier vient l’habillage des synthés de Manu. Le processus est donc assez long et laisse peu de place à l’improvisation, excepté dans les parties solos de Franck, Adrian ou Philippe …
* SETNA : Jusqu’à présent, j’ai toujours apporté la matière première, les significations des morceaux et la direction artistique. Par contre, lorsqu’on choisit des musiciens, c’est bien évidemment pour leur sensibilité et leur personnalité, il est donc essentiel de laisser une part créative à chacun et se laisser surprendre aussi par leurs propositions. L’improvisation est au centre de l’élaboration des morceaux lorsque l’on commence à les travailler en répétition.
* SCHERZOO : Sauf exception, tous les morceaux sont composés par moi, mais les musiciens ont bien sûr leur mot à dire et contribuent aux arrangements. Ayant l’habitude d’écrire les morceaux de A à Z, il n’y a, mis à part les solos, quasiment pas d’improvisation dans notre musique.
* NEOM : Jusqu’à présent, Yannick (DUCHÊNE) a composé seul les musiques jouées par NEOM. Cependant, tous contribuent à des arrangements, de quelque forme que ce soit. L’improvisation peut avoir une place importante pour la réalisation de ces arrangements, ce qui fût le cas pour Arkana Temporis. Il y en eut moins pour ce qui est de Papyrus.
UNIT WAIL, à en juger par vos albums Pangea Proxima et Retort, vous avez une préférence pour les compositions denses et ramassées de durée moyenne. Seriez-vous tentés par une composition plus étalée aux allures de fresque épique, ou cela ne convient-il pas à votre univers ?
* UNIT WAIL : C’est vrai, nous faisons plus facilement des tableaux que des fresques, mais nous nous y essaierons ponctuellement… En effet nous préférons les durées moyennes, mais les morceaux sont complémentaires les uns des autres, surtout dans Retort et encore plus dans le prochain album que nous avons commencé à réaliser.
SETNA, votre vision musicale est indéniablement soutenue par une préoccupation d’ordre spirituel et thérapeutique (le titre de votre second album, Guérison, est assez explicite) qui, à priori, est éloignée de l’image « rageuse et destruktiw » à laquelle on assimile souvent la musique Zeuhl. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
• SETNA : Encore une fois, l’interprétation de la musique de Christian VANDER est au centre du débat. Il est clair que nous n’avons pas choisi la guerre comme leitmotiv pour SETNA. Par ailleurs, ce n’est pas non plus au cœur de tous les morceaux de Christian (Köhntarkhösz, Lihns & bien d’autres) ; il y a dans sa musique beaucoup d’aspects « moteurs » et thérapeutiques également. Guérison correspond assez bien à l’idée de ce dont ce monde a besoin actuellement, l’humanité fait peine à voir, comment aider nos semblables ? Via nos faibles moyens de musiciens concernés par la Vie. Alors nous proposons cette musique et ce message à qui souhaite le recevoir.
À François THOLLOT : la formation de SCHERZOO s’est encore renouvelée par rapport à celle du précédent album (changement de musiciens, voire changement d’instruments…). Considères-tu avoir trouvé la formation idéale pour jouer ta musique ou y a-t-il d’autres combinaisons instrumentales par lesquelles tu serais tenté ?
* François THOLLOT (SCHERZOO) : Il me semble que la formule sax, guitare, piano, basse, batterie est vraiment idéale pour restituer au mieux mes compositions. Mais après, d’autres formules peuvent aussi fonctionner ; c’est plus une question de rencontre en fait…
NEOM, vous œuvrez en formule plutôt réduite (quartette), mais vous vous exprimez dans des formats de composition très développés, de type fresques musicales avec leurs « actes » et leur « parties » (cf. votre album Arkana Temporis). Y a-t-il une visée conceptuelle dans ce choix de composition ou cela est-il consécutif à une recherche d’impact purement musical, une recherche de transe ?
* NEOM : Oui il y a une visée conceptuelle dans ce choix de composition. Il s’agit de respecter la musique qui naît en nous. Peu importe le nom donné au processus d’ailleurs, cette musique est « reçue » ou bien « naît » en la personne. Ce qui compte, c’est d’être le plus fidèle possible à ce qui est entendu, au message s’il y en a un. En ce sens, les règles académiques de composition servent peu souvent, car elles ont tendance à nous éloigner et faire fonctionner notre cerveau mathématique. Cependant, elles ont quand même été bien utiles en certaines circonstances. En résumé, c’est comme si, à partir d’une molécule d’ADN musical reçue, le travail consistait à reconstruire le plus justement le corps d’où elle provient. Il devient alors impossible de valider l’arrangement s’il ne correspond pas, si c’est une « greffe » mal placée…
Le festival Soleil Zeuhl vous a donné l’opportunité, plutôt rare semble-t-il, de vous produire sur scène. Que représente le contexte du concert pour vous ?
* UNIT WAIL : Comme je le disais plus haut, nous sommes encore un jeune groupe, et les occasions de nous réunir tous les cinq ensemble sont rares ; il nous faudra certainement quelques temps pour produire un set dont nous sommes fiers. Le Festival Soleil Zeuhl fut notre premier pied à l’étrier, cela nous a permis de rentrer rapidement dans le vif du sujet, et nous remercions infiniment Alain LEBON pour ça.
* SETNA : Tout d’abord une « vraie » rencontre avec le public, loin des artifices des studios où chaque note peut être sous-pesée avant d’être offerte au monde. En concert, il n’est pas question de tricher, c’est ce qui nous plaît. Nous nous livrons tels que nous sommes et donnons le meilleur dans l’instant présent.
* SCHERZOO : Pour nous et pour les autres groupes du festival, c’est un peu la seule chance qui nous est offerte de jouer devant un public un peu conséquent et vraiment intéressé par la musique qu’on propose… Car mis à part quelques autres festivals spécialisés, les occasions d’apporter cette musique sur scène sont rares (euphémisme !). Et c’est un peu un cercle vicieux, car il est du coup très difficile de « roder » un groupe en live en jouant ainsi seulement 2/3 fois par an. Le live par la force des choses ne représente donc qu’un part congrue dans l’activité de SCHERZOO, ce qui nous fait d’autant plus apprécier l’opportunité que nous a offerte Alain LEBON avec le Festival Soleil Zeuhl.
* NEOM : Oui, en effet ce fut plutôt rare ces deux dernières années… En plus de prendre un immense plaisir à la jouer live, le partage de cette musique avec le public est une nécessité pour nous. Fort heureusement, nous avons pu le faire déjà quelques dizaines de fois. Pour l’heure, comme tous, nous subissons le manque cruel de moyens, quels qu’ils soient.
Avec le recul, quelles impressions gardez-vous de votre performance au festival ?
* UNIT WAIL : L’impression d’avoir beaucoup à faire pour arriver à produire ce que nous avons en tête ; sur le plan scénique, mais aussi au niveau de la composition. Et surtout de l’envie, envie de mieux faire, et de donner plus. Nous tenons également à remercier le public vraiment chaleureux et sympathique du festival ce soir-là ; nous sommes ravis de pouvoir mettre quelques visages sur leurs têtes maintenant.
• SETNA : C’est un nouveau groupe qui a fait ses débuts en ce 18 septembre, une nouvelle incarnation de SETNA avec un nouveau répertoire. Tout le monde sait bien que les premières fois ne sont jamais satisfaisantes, mais pour cette date-là, nous avions la ferme intention de passer un bon moment en compagnie du public qui était présent, en la présence de l’instigateur du festival : Alain LEBON, en présence (tout à fait exceptionnelle) d’Udi KOOMRAN et bien entendu en compagnie des trois autres formations présentes ce soir-là, à la fin du concert, tout le monde se remerciait ! Un vrai moment de joie partagée par chacun des acteurs de la soirée (public, organisateurs & musiciens).
* SCHERZOO : Franchement… très bonne ! C’était un vrai plaisir de jouer devant un public réceptif de passionnés, les conditions techniques étaient excellentes (merci Udi KOOMRAN), et il me semble que nous avons fait une bonne prestation, visiblement appréciée. Et puis, la soirée revêtait un caractère d’autant plus spécial qu’il s’agissait du dernier concert pour une partie des membres du groupe… Autant dire que ça restera un souvenir précieux !
* NEOM : C’était un sacré concert, d’intenses moments de musique, un très intense concert de NEOM ! Malgré certaines défaillances techniques, notamment la voix de Yannick, très fatiguée au moment du concert, le Zèbre a vibré, et, empli d’un visible plaisir, le public qui était présent semble aussi en garder un excellent souvenir !
NEOM, votre « collaboration » avec SETNA était-elle purement ponctuelle ?
* NEOM : Pour ce qui est de la collaboration avec SETNA, Nicolas CANDÉ nous a fait la proposition pour ce concert, ce que nous avons accepté avec grand plaisir. Si à l’avenir on se retrouve pour un co-plateau, peut-être le referons-nous…
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Le festival Soleil Zeuhl restera donc, tant pour les spectateurs que pour les musiciens, un moment rare de musique et de convivialité, à cent lieues des grosses machines au fonctionnement déshumanisé, autrement dit un événement alternatif pour un public « progressif », soit un festival à visage humain et à l’ambiance quasi-familiale. L’organisation d’un tel projet implique, par les temps qui courent, une détermination infaillible et relève du sacerdoce. Car au bout du compte, le risque d’un investissement financier à perte est quasiment assuré. Nous avons convié Alain LEBON à nous révéler les coulisses du projet dont il a été l’instigateur et à nous faire part de son sentiment sur l’événement et ses possibles suites.
● Entretien avec Alain LEBON
D’abord, peux-tu rappeler quelle fut la motivation première qui t’a poussé à organiser ce festival ?
Alain LEBON : La motivation initiale était celle affichée : célébrer les 15 ans du label et par là-même faire un cadeau au public qui a permis cette longévité – dont je ne reviens toujours pas ! – en lui offrant une soirée exceptionnelle, avec des formations invisibles sur scène faute de possibilités. Dans la morosité actuelle, j’ai voulu un truc inattendu, voire improbable, dans l’espoir de marquer le public présent. C’est aussi pourquoi j’ai voulu que cela se passe dans un cadre agréable, une salle chaleureuse (le Zèbre, un ancien cirque/cabaret) et pas dans un endroit basique, genre tous debout pendant cinq heures dans un hall en béton qui résonne. Je pense que sous ces angles-là la soirée a été réussie, avec un public au rendez-vous et une très bonne ambiance.
L’autre motivation, toute aussi importante, était de remercier les musiciens pour leur énorme investissement dans cette musique alors qu’ils ne reçoivent pas grand-chose en retour : aucun des quatre groupes n’arrive à jouer sur scène autrement que très épisodiquement, les ventes des CD sont faibles, la couverture presse est inexistante. La soirée c’était pour eux la possibilité de se rencontrer et de jouer devant leur public, celui qui achète leurs disques.
On imagine que ce festival, non subventionné, a nécessité de gros efforts et un travail considérable d’organisation. Globalement, penses-tu être parvenu à accomplir ce que tu souhaitais ?
AL : Par rapport à l’idée de départ, la réponse est très clairement oui : la soirée a été ce que j’espérais qu’elle serait : une réussite musicale, une bonne ambiance et une salle pleine (ce qui n’était pas forcément gagné !). Par contre, l’organisation de la soirée s’étant étalée sur neuf mois (janvier-septembre), au fil du temps, se sont greffées des motivations secondaires qui n’existaient pas au départ.
La plus importante a été de tenter de profiter de l’occasion pour attirer l’attention des médias officiels sur la manifestation. J’ai passé du temps pour concevoir une présentation et l’envoyer avec des CD à Libé, Télérama, Les Inrocks et quelques autres ; et surtout à un bon nombre de programmateurs musicaux de Radio France. De ce point de vue, l’échec est sans appel : aucune présence, aucun contact et aucune mention – pas même un entrefilet en bas de page. Il est décourageant de constater que le mur des médias est infranchissable. Cet échec n’est pas une surprise, plutôt une confirmation, mais je pense qu’il fallait le faire sans quoi je serais dans le regret aujourd’hui de ne pas avoir essayé.
La médiatisation de ce festival s’est surtout développée via le Net, les réseaux sociaux et les revues spécialisées. Crois-tu qu’elle aurait pu toucher les réseaux de presse plus traditionnels et que cela aurait eu un impact plus grand sur la fréquentation ?
AL : C’est certain qu’avec une couverture médiatique un peu plus grand public, la fréquentation aurait été potentiellement supérieure. Mais je n’ai aucun regret là-dessus, car la salle ne pouvait guère contenir davantage de personnes, pas plus d’une vingtaine en sus – la capacité du Zèbre est de 160 personnes assises et il y avait une centaine d’entrées, une bonne quarantaine de musiciens-participants, d’ingénieurs du sons et d’invités. En revanche, la médiatisation aurait permis un coup de projecteur sur la musique, c’est le seul petit regret. Mais pas très important, car la motivation essentielle était ailleurs, plus immédiate et plus humaine.
Peut-on parler de succès pour ce festival et à quel niveau ?
AL : L’organisation de ce festival était comme le tout début du label : un truc improvisé, non maîtrisé (jamais je n’avais organisé un concert ni même participé de loin à quelque titre que ce soit) et sans filets. Au final, avec une soirée sans anicroches, une salle pleine, un public enthousiaste et des musiciens ravis, je pense que oui, on peut parler de succès. J’ai aussi été touché par l’attachement, oserais-je dire affectif, manifesté envers le label.
Envisages-tu de donner suite à cet événement ? As-tu déjà quelques idées, pistes, etc. ?
AL : Là, c’est compliqué. Il faut d’abord remettre le succès en perspective avec la date. C’était intentionnellement deux jours avant le festival Rock In Opposition à Carmaux, afin de capter une partie du public étranger qui fait le déplacement. À peu près la moitié de la salle était d’origine étrangère (treize nationalités dans les réservations). On voit qu’une manifestation à une autre date, basée uniquement sur le public francilien, diviserait la fréquentation par deux. Avec une salle pleine, il y a une perte financière, alors avec deux fois moins de public… ça devient impossible. Toute éventuelle suite ne pourra donc exister qu’à cette date, qui fait synergie avec le festival R.I.O.
Dans l’immédiat, une éventuelle « édition 2 » impliquerait un renouvellement significatif de l’affiche, ce qui est compliqué car le label n’a pas beaucoup de groupes en réserve (d’autant que CAILLOU jouera l’année prochaine au R.I.O.) ou alors ils sont étrangers (je pense à CORIMA et à ARCHESTRA), mais cela devient impossible pour des raisons budgétaires. Recruter en dehors du label est bien sûr possible (je pense à RHÙN, notamment), mais expliquer aux musiciens que c’est bénévole est dès lors moins évident.
J’ai bien un embryon d’idée, mais à ce stade c’est prématuré de l’exposer car, outre les aléas extérieurs, il y a aussi le fait que je sais maintenant ce qu’une telle organisation représente comme masse de travail et j’avoue hésiter. Mais la tentation est bien là…
Dossier réalisé par Stéphane Fougère
Photos : Sylvie Hamon et Stéphane Fougère
Merci à Vincent Sicot-Vantalon, Nicolas Candé, François Thollot, Clément Curaudeau, Carole Sauvage et Alain Lebon
Site du label Soleil Zeuhl : www.soleilzeuhl.com
(Article original publié dans
TRAVERSES N°34 – janvier 2014)